Familles françaises

Pendant ces mois d’été, j’ai côtoyé, fréquenté, ennuyé et apitoyé beaucoup de familles. J’en tire une conclusion inattendue.

D’abord, je note que la famille n’est pas nécessairement l’enfer. Je peux témoigner que bien des gens font mieux que supporter cette organisation cellulaire que je croyais profondément contre-nature et autoritaire. Beaucoup ont une réelle capacité à dépasser leurs frustrations, leur colère, leur ennui, pour construire un quotidien, ma foi, relativement heureux.

J’ai même observé des moments de grâce que le célibataire ne peut pas connaître. Surtout avec les enfants. Des moments de tendresse filiale, de suspension des passions humaines. La grâce, c’est le mot, car elle ne s’impose qu’à ceux qui ne la cherchent pas. Et Dieu sait que la présence d’enfants vous oblige tôt ou tard à tracer une croix sur tout projet d’atteindre à court ou moyen terme la plénitude mentale.

Oui, parce qu’il convient de rappeler que les familles sont des constructions scandaleuses, à la base, pleines de bruit et de fureur, de silences destructeurs et de non-dits accusateurs. Qui a dit que la famille était un refuge, un lieu de bonheur ?

Autrefois, les familles se distribuaient en deux catégories : celles qui pouvaient se payer des domestiques (précepteurs, gouvernantes, nourrices), et celles qui faisaient travailler les enfants. Dans les deux cas, on s’exonérait de la pénible charge de l’éducation de ces êtres magnifiques et admirables, mais bruyants, stupides, incapables de soutenir une conversation intéressante, capricieux, peureux, courant des risques aussi aberrants qu’angoissants pour les adultes, fatigants et ingrats. (Quand il voit ce que les enfants regardent à la télé, ce qu’ils écoutent comme musique, le sage précaire est contraint d’admettre qu’ils ont, en plus, des goûts de chiottes.)

Si un jour je suis père, ce que j’ai failli être plusieurs fois dans ma vie, je ne suis pas certain de posséder les ressources mentales et énergétiques pour tolérer leurs vices et leurs manières. Ce qui me fait penser que mes propres parents ont été des saints, des espèces d’êtres supérieurs, pour avoir su nous accepter mes frères, ma soeur et moi, comme nous étions. Ils étaient peut-être des sages précaires, à leur façon.

Eh bien malgré tout cela, je suis dans l’obligation d’avouer que, par moments, les familles françaises connaissent un état de félicité totale, un peu flottant, où la fatigue est communiquée et se transforme en légèreté des corps, où tout le monde fait la trêve. Comme c’est beau et émouvant, cette trêve collective. Individuellement, ils ne se rendent pas compte qu’ils vivent un tel moment. C’est vous qui, extérieur à tout cela, vous sentez de trop, et presque gêné d’assister à cette béatitude intime. Vous aimeriez vous éloigner, mais vous craignez que vos mouvements compromettent l’harmonie de l’instant. Alors vous vous faites petit et muet jusqu’aux prochains hurlements.

6 commentaires sur “Familles françaises

  1. L’autre fois, pendant un long trajet en voiture, j’écoutais à la radio, sur France Culture, un philosophe, Nicolas Grimaldi si mes souvenirs sont exacts, comparer l’humanité avec le reste des vivants, animaux et vegetaux. Cela me fit pensert à mon pré qu’il fallait que je tonde, et à l’obstination déprimante que montre la biomasse à s’accroître sans cesse. Celui qui a déja utilisé une débroussailleuse n’a pas pu ne pas remarquer la hargne avec laquelle les ronces, les orties et autres chienlit sétendent, envahissent tout espace libre de rejets, plus tu en coupes plus il en pousse, et si l’espace manque, les jeunes bouffent les vieux. La famille, c’est cette vie en collectivité du taillis dans laquelle les jeunes pousses et leurs parents s’entr’étouffent. C’est affreux mais c’est irrepressible, que veux-tu, c’est la nature.

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  2. Le jardinier, dans sa présomption, aimerait bien conserver un peu d’espace libre, choisir ce qui pousse, transformer le buisson d’ortie en massif de fleurs, ou au moins garder un pré avec de la vue. Il appelle cela « cultiver » la nature, il croit l’embellir, l’humaniser; en réalité, il éradique les mauvaises herbes, il taille, élague, bouture, torture, comme ces Chinois qui se défoulent de leur cruauté ancestrale en torturant leur bonzaï. Il aimerait se constituer un « empire » de liberté, de tranquillité, de civilisation, c’est à dire de stérilité, dans l’empire de la sauvagerie naturelle. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’après la friche, vient le taillis puis la forêt dans laquelle les arbres prennent leurs distances, se developpent chacun dans l’accomplissement de la forme qui devait être la leur, et qui reste interdite aux malheureuses productions du jardinier.

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  3. Voilà ce que je me disais dans ma bagnole en dépassant Clermont-Ferrand. Après, je suis entré dans les monts centraux d’Auvergne et mon auto-radio n’a plus capté France-Culture. J’ai du mettre de la musique pour essayer de calmer les gosses qui s’excitaient à l’arrière. Peine perdue. Je me suis arrêté au milieu de volcans et j’ai distribué des baffes.

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  4. Mon bon Ben, c’est magnifique. On dirait du Houellebecq en mieux, en bien mieux. Chez toi aussi, j’ai eu cette impression d’harmonie familiale, de trêve. Les baffes ne sont sans doute qu’un des moyens pour y atteindre de temps en temps. Sinon, tu peux toujours en jeter un ou deux dans un volcan.

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