Quelle éthique pour l’étranger ?

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Je n’ai pas évoqué les assassinats qui ont eu lieu le mois dernier à Belfast. Vous vous en souvenez peut-être, deux militaires britanniques ont été tués par le « Real IRA », une organisation dont je ne sais rien, mais dont les médias officiels disent qu’elle n’est constituée que de pauvres malfrats en mal d’aventure et sans projets, sans réelle coordination. 

Je n’en ai pas parlé car je ne voulais pas heurter des sensibilités. Quand on est étranger, on a une sorte de devoir de réserve : parler de politique locale, c’est mal vécu par certains autochtones, c’était déjà vrai en Chine, et c’est certainement vrai en France. Mais on ne peut pourtant pas se taire éternellement. On ne peut pas vivre à Belfast et ne parler que des jolies montagnes, des jolis châteaux et des jolies filles. Même un étranger qui ne s’intéresse pas à la politique sera invité à aller visiter les Murals les plus présentables. Un autre étranger qui aime flâner en ville, verra d’autres fresques murales, moins touristiques et extrêmement violentes. En arrivant ici, en août, j’avais été frappé par la violence qui s’exprimait sur les murs et dans certains éléments urbains, dans des quartiers qui pourtant semblaient paisibles. J’en avais fait un petit billet pessimiste qui n’a pas été très bien reçu, pour cette raison qu’un étranger devrait plutôt la fermer. C’est assez sain, comme réaction, je ne me plains pas. Mais un étranger a aussi ce rôle à tenir, d’être un voyageur candide, et qui voit les choses d’un oeil neuf. 

Alors de quoi faut-il parler, et comment ? Ce sont les deux questions que je me pose sans cesse. C’est un sujet qui dépasse de loin le seul cas de Belfast. Tous ceux qui vivent à l’étranger et qui éprouvent le désir légitime d’exprimer ce qu’ils ressentent sont contraints au même examen de conscience.

Mes amis chinois qui passent quelques mois en France sont dans le même cas. En règle générale, ils détestent. J’ai rencontré trois étudiantes l’autre jour lors d’un dîner à Paris, elles sont formelles sur un point : plus jamais la France, qui est idéale pour faire du tourisme, mais un enfer lorsqu’il s’agit d’y vivre. Une autre amie chinoise a créé sur Facebook un album photo sur son séjour d’un mois à Paris : dix images sinistres ; des affiches, des files d’attentes, un métro, une boutique vieillotte, des enfants derrière des grilles, etc. ; on a le sentiment d’un voyage traumatisant. Je lui demande depuis des mois d’écrire un récit de voyage, mais elle n’en a pas le temps, et peut-être pas l’envie.

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Si j’étais éditeur – mais que ne suis-je éditeur ? – je ferais une collection de petits récits de voyage écrits par des migrants, des étudiants et des chercheurs qui sont profondément déçus par la France. Pour ceux qui n’écrivent pas, j’embaucherais des gens pour leur faire raconter leurs périples et les retranscrire. Cette collection serait le première au monde et serait très utile pour les recherches sur la littérature des voyages.

C’est toute la question de l’éthique de l’étranger. Il n’est pas là pour critiquer, son récit nous ennuie s’il est essentiellement critique et négatif (sauf pour des chefs d’oeuvre comme Le poisson-scorpion de Nicolas Bouvier, qui est une magnifique descente en enfer, et qui donne de l’île de Ceylan une image tellement horrible qu’elle en devient fascinante et attirante). L’étranger n’a pas à être élogieux non plus. Alors que doit-il dire, publiquement s’entend ?

Si l’on répond à cette question par : « ne rien dire de négatif, pour ne blesser personne », alors il n’est plus question d’éthique mais de morale étroite ou de bonnes manières érigées en principe de vie. Je dis que l’étranger fait face à un problème éthique, c’est-à-dire qu’il doit éprouver la difficulté de la vie avec les autres : trouver l’équilibre entre la franchise qui permet une vraie communication avec autrui, et le savoir-vivre qui en évite les écueils. L’étranger ne veut pas blesser ses hôtes, mais il ne veut pas atrophier son regard ni sa parole. Il veut respecter se hôtes au point de leur dire la vérité de ses perceptions. Il doit d’autant moins réprimer sa parole que c’est elle qui sera le plus utile aux autochtones. Pour critiquer la France, Montesquieu n’a pas trouvé mieux que d’imaginer un Persan regarder nos moeurs avec l’oeil neuf et naïf de l’étranger. Aujourd’hui, nous devrions lire et écouter les Chinois vivant à Paris.

18 commentaires sur “Quelle éthique pour l’étranger ?

  1. En voilà une bonne question!
    Hélas, je me sens à peine plus extra-terrestre en Chine qu’en France – je ne plaisante pas! Je suis très limité en matière de frontière, de culture à vocation interne, de valeurs supposées hermétiques, d’origine surdéterminante. Quand je vais en France, je ne ‘rentre’ pas en France, je vais en France. Quand je rentre chez moi, c’est qu’il est question de Shanxi nan lu… Le problème des étudiant(e)s chinois(es), c’est qu’ils vivent le voyage en France au bout de leur nuit comme un déchirement, un arrachement, un exil, au pays des sauvages qui baisent à quinze ans, fument des joints, font la fête, dansent, éructent, engueulent leurs parents, débattent jusqu’à plus soif et parfois après encore… Le trauma! Un étudiant ce matin m’a dit, « Je n’aime pas la France parce qu’il y a trop de liberté, c’est vertigineux! On s’y perd… » Je suis très fier de lui parce qu’il me l’a dit et que je peux comprendre ce vertige… Que je n’ai jamais ressenti en Chine. Je crois en l’homme mais je n’ai aucune confiance dans les croyances, surtout pas celle concernant l’attachement au sol qui n’est qu’un conditionnement parmi tant d’autres. N’étant pas concerné par celui-ci, je me déplace et vais rencontrer les gens là où ils sont… A partir de là, j’ai le droit d’exprimer ce qui m’arrive dans le respect relatif de la sensibilité et du contexte ambiant – c’est ma seule richesse. J’essaie de ne pas en abuser, je n’y parviens pas toujours, mais c’est de bonne foi…:)

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  2. Merci Olivier. Il faudrait vraiment que les Chinois s’expriment davantage et écrivent leurs voyages. Quand je dis « s’expriment », je veux dire qu’ils dépassent le ressenti, l’immédiat, ce que leur inspirent la saleté du métro, le manque de gentillesse des guichetières, les soucis administratifs. J’avais fait un billet il y a deux ans qui posaient la question : pourquoi les Chinois n’aiment pas Paris ? http://chines.over-blog.com/article-6240146.html
    Il faudrait sonder plus avant ce qui ferait de leur voyage une réussite immédiate ? Serait-ce une organisation huilée où l’individu n’a pas à intervenir ? Serait-ce une ville iréelle, sortie d’un film ou d’un dessin animé ? Serait-ce juste un peu plus de chaleur humaine et d’hospitalité de la part des étrangers ?

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  3. Tiens, de parler de cela, (comment rendre les Chinois heureux à Paris), cela me rappelle cet autre billet un peu délirant où je dessinais un plan révolutionnaire pour accueillir des millions de Chinois à Paris avec un minimum d’inconvénients pour les riverains. Je précise que ce plan ne doit pas être vu comme adéquat pour tous les Chinois, mais seulement pour ceux qui, aujourd’hui se comptent encore par centaines de millions, ne veulent qu’un peu de spectacle et pas d’aventures ni de hasard.

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  4. Je trouve votre article intéressant à plusieurs titres : la violence dépeinte sur les murs, exorcisée par l’image, comme une catharsis, comme on lit Match chez le coiffeur, alors qu’on ne l’achèterait jamais. Une arme peut fasciner, l’image d’une arme aussi. Impression d’une toute puissance. Négation de la mort. Et pour ce qui concerne le bonheur des Chinois en France, je crois que certains ou plutôt certaines sont assez malheureuses parce qu’elles imaginent que les Françaises ont une vie facile, beaucoup d’argent, alors qu’elles mêmes « tirent le diable par la queue », ont « du mal à joindre les deux bouts ». Cela manque de gaieté, le climat est froid (surtout comparé à Shanghai), les couleurs sont ternes, les gens pas vraiment gentils. Même les couleurs sont différentes, et les jours de blues, nous passons pour des péquenots auprès des prof(e)s de calligraphie cultivées et savantes. Tout ce que fait la beaufette qui rentre de voyage en Chine est… non, je n’ose pas le dire… cucul la praline… alors il y a deux tendances : vous, en France, quels romantiques, et vous, ah là là, incapables de rien voir, de rien comprendre. Heureusement, il y a l’Empire du Juste Milieu qui sauve tout ça

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  5. Merci Nénette. Je vois que j’ai oublié encore une fois le lien sur l’ « idée de tonnerre » que j’avais pour développer harmonieusement le tourisme chinois à Paris. Voici : http://chines.over-blog.com/article-6528640.html
    Pour résumer : il faut utiliser l’aube, les trois heures qui vont de 5h00 à 8h00, pour permettre à des millions de Chinois de visiter Paris sans être dérangés par de vilains Français, sans faire la queue inutilement, et sans alourdir les journées déjà saturées de touristes occidentaux et japonais.

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  6. « Les étrangers sont semblables aux commentaires: bienvenus avec modération, et si possible sans frottements ni heurts ni même rencontres. Moi, ça me va, je suis misanthrope. »

    Michou, cessez de faire votre tête : on peut se heurter un peu ici quand même, non ?
    Par exemple, vous et moi, là, nous nous heurtons un peu, il me semble.

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  7. Je trouve que c’est une drôle de question, l’éthique pour l’étranger, que c’est une question ancienne qui ne se pose plus que pour les peuples mal individualisés, très nationalistes, où la personne s’identifie excessivement au groupe.
    On ne se la pose pas pour des Italiens ou des Français par exemple. Mais on se la pose pour les Chinois, ou pour les Irlandais à cause des conflits qui restent très récents. `
    La question n’est donc pas tant l’éthique de l’étranger, mais l’art de la parole chez les peuples ayant des problèmes d’amour-propre ou d’identité.
    C’est comme avec les individus, certains ont des ego très vexables et on marche sur des oeufs en leur parlant parce qu’ils souffrent de sentiments d’infériorité.

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  8. C’est ton grand truc, ça, les complexes d’infériorité.
    Mais enfin, les susceptibilités sont semblables partout. Il paraît que les Français sont mécontents aussi quand ils entendent des étrangers critiquer leur pays. Ce serait normal, d’ailleurs. Souvent, nous, les étrangers, nous ne disons que des banalités pour critiquer. Et il est vrai que les étrangers en France, quand ils critiquent Paris, ils font un peu rire. On a presque envie de leur rétorquer, plein de morgue et d’assurance : « Ah oui, Paris c’est pas assez bien pour vous ? La ville d’où vous venez est sans doute beaucoup plus belle… Rappelez-moi d’où vous venez, déjà? »

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  9. « On a presque envie de leur rétorquer, plein de morgue et d’assurance : “Ah oui, Paris c’est pas assez bien pour vous ?  »

    Ce genre de réaction ne me traverserait pas l’esprit. Elle traverserait le tien ?!
    Si on critique Paris, c’est pas le Parisien qu’on critique. Paris et le Parisien, ce sont quand même deux choses très différentes, non ? Etre Parisien et dire en bombant le torse « je suis fier de Paris », n’est-ce pas complètement idiot ?
    A vrai dire, je suis dérouté par ta réaction Guillaume, je ne sais pas comment la prendre.

    « C’est ton grand truc, ça, les complexes d’infériorité. » Evidemment que c’est mon grand truc… Tu n’as pas remarqué 1) l’universalité des complexes d’infériorité 2) leur influence sur les comportements ?

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  10. Oh non, moi je ne trouvais rien d’offensant.
    Pour ce qui est de Paris, j’en parle avec détachement car je ne suis pas parisien moi-même. Mais je suis souvent étonné des jugements négatifs sur cette ville car je me dis qu’objectivement, il n’y en a pas de plus belle. On peut en préférer une autre, mais pour ceux qui aiment les villes, c’est dur de dévaloriser Paris. Or j’ai souvent entendu des Irlandais et des Chinois faire la fine bouche. C’est leur droit, mais quand on connaît leurs villes à eux, on se dit qu’ils ne savent tout simplement pas regarder une ville. C’est ce que je développe dans le billet de « Chines » que j’ai évoqué plus haut.

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  11. Sauf que l’appréciation de la beauté de Paris ne pèse sans doute pas lourd dans son amour/rejet par les Chinois. Comme le suggérait Olivier, quelque chose dans le mode de vie occidental doit être profondément dérangeant pour les Chinois, ça doit les renvoyer aux raideurs de leur civilisation très collective/nationaliste. Je lis ça comme une expérience d’infériorisation : c’est comme un moine qui entre dans une ville où tout le monde baise, ça le renvoie à sa pauvreté, sa frustration et sa solitude. Dès lors, soit il maudit sa vie, soit il maudit la ville.

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  12. c’est comme un moine qui entre dans une ville où tout le monde baise, ça le renvoie à sa pauvreté, sa frustration et sa solitude. Dès lors, soit il maudit sa vie, soit il maudit la ville.
    ( com de mart | le 24 avril 2009 à 17:30)

    com/com: un moine qui a fait un choix de vie devrait plutôt avoir tendance à bénir sa vie, voir à y aller à tour de bras pour bénir la vie et la ville. L’habit de fait pas le moine, mais la bite si, aussi au diable le froc, ou alors aucun problème par rapport à tous ces agités. enfin, c’est l’idée que je me fais d’un moine en état de moinitude dans un tel contexte. Confondre les voeux avec la frustration me paraît lié à un complexe trop complexe pour qu’il soit élucidable ou inférieur.

    mon pseudo pour ce blog est michel jeannès . L’usage abusif du diminutif par Mart a-t-il à voir avec ce sentiment d’infériorité érigé en cheval de bataille (pour ne pas dire en pine d’ours)?

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  13. « Comme le suggérait Olivier, quelque chose dans le mode de vie occidental doit être profondément dérangeant pour les Chinois, ça doit les renvoyer aux raideurs de leur civilisation très collective/nationaliste. » Mart
    Je ne crois pas, non. Je pense plutôt qu’il s’agit d’une réaction de rejet devant ce qui est nouveau et inconfortable. Quand on est loin de chez soi pour la première fois, on trouve tout terrible et on idéalise le chez soi. Je me souviens d’une Chinoise de retour à Nankin, qui me dit : « Maintenant que je suis ici à nouveau, je me dis que la France, c’est pas si nul. » Elle le pensait donc, et elle avait oublié qu’à Nankin il y avait beaucoup de grisaille.
    Je crois simplement que les gens, en général, ne savent pas apprécier une ville, et ce pour une raison élémentaire : on n’apprend cela nulle part. C’est donc plutôt un don, ou une chose pour laquelle on a du talent ou pas.

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  14. MJ, ça irait ?
    (com de mart | le 24 avril 2009 à 20:02 )

    personne n’est obligé de citer michel jeannès ou de parler de michel jeannès. Si mon pseudo est michel jeannès, il y a une raison, de même que mart a choisi de se pseudoiser mart. michel jeannès n’a pas à acquiescer à qui essaie des propositions de réducteur de tête ô docteur Jivaro ! pour faire court, appelez michel jeannès michel jeannès ou n’en parlez pas.

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  15. « pour faire court, appelez michel jeannès michel jeannès ou n’en parlez pas.  »

    Pour quelqu’un qui regrettait les censures de Guillaume au non des rencontres entre commentateurs, de la liberté d’expression et de la fantaisie, je trouve ça sec.

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  16. Bonjour,

    Je réagis très tard, mais mieux vaut tard que jamais, n’est-ce pas ?

    Je vis en France depuis deux ans. Je me sens parfaitement intégré, je parle ouvertement avec mes collègues, mes voisins, mes amis des problèmes les plus sensibles (par exemple la ségrégation sociale, qui est choquante pour un nouvel arrivant en Ile de France), au même titre que ces mêmes Français parlent avec moi des problèmes causés par mes une partie de mes co-nationaux (les Roumains). Je me sens ici chez moi, j’éprouve un réel bonheur de vivre dans ce pays. Fait divers, moins d’un an après mon arrivée en France, un collègue qui voulais partir travailler à l’étranger m’a demandé: « ça t’intéresserait d’aller travailler à l’étranger ? », pour se rendre compte de suite que la question n’avait pas de sens. C’était agréable de constater que, si ce n’était que pour un instant, il avait oublié que j’étais déjà à l’étranger. Il est vrai, je suis francophone, j’ai une proximité (voire une complicité) culturelle avec la France de par mon éducation. C’est peut-être pourquoi les autochtones me voient presque comme un des leurs (pas comme un frère, mais au moins comme un cousin).

    En revanche, j’ai vécu auparavant une expérience bien proche de ce que vous décrivez. C’était en Tchéquie où, à mon arrivée, j’étais totalement étranger du point de vue culturel et linguistique. Même après des années d’efforts acharnés d’apprendre leur langue j’étais toujours un étranger, même si j’avais droit à des regards quelque peu plus tolérants.

    C’est pourquoi j’estime que la notion d' »étranger » est plus subtile que vous ne le montrez dans votre billet. On est étranger surtout culturellement, alors que vous suggérez que notre simple origine nationale nous rends étrangers dans un pays autre que celui où on est né.

    Sinon, j’ai trouvé votre billet intéressant, c’est pourquoi j’ai pris le temps de vous répondre. Merci

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