Art du funambule et du documentaire

J’aime de moins en moins la fiction, et peut-être ne l’ai-je jamais vraiment aimée.

Concernant un petit événement, simple et beau, comme : « Un funambule marche sur un fil entre les deux tours du World Trade Center », on peut préférer le grand roman de Colm McCann, Let the Great World Spin, où le livre documentaire du funambule lui-même, Philippe Petit.

Moi, je n’ai vu que le documentaire, tiré du livre du funambule, intitulé Man on Wire (homme sur câble). Ce qui est extraordinaire dans ce film, ce sont les images d’archives d’un individu complètement inconnu. On le voit dans les années 70, en France, faire le clown à Paris, s’entraîner à marcher sur un fil, avoir une vie sociale et sentimentale entièrement tournée vers ses projets à lui. Tout jeune, il avait déjà le souci de se filmer, avec les caméras de l’époque. Le film est aussi basé sur des interviews croisées de sa femme de l’époque, de ses complices et de lui-même, Philippe Petit, qui semble être le grand ordonnateur de ce chant à sa propre gloire.

C’est donc l’histoire d’un mégalomane qui, à la différence de la plupart des mégalomanes, a réussi à tirer d’une activité complètement insignifiante (marcher sur des câbles), non seulement une forme de célébrité, mais surtout une production documentaire assez belle et émouvante.

Car, grâce à la musique (cette grande manipulatrice d’émotions), le film est parsemé de très jolies scènes, et on se sent conquis par le fait que cet homme marche dans le ciel, enchante un peu les paysages urbains, fait regarder dans les espaces où personne ne regarde.

Mon grand regret, dans Man on Wire, c’est la volonté de Philippe Petit de succomber à l’ « illusion rétrospective » que donnent les fictions. Il prétend que dès le début de sa vie d’artiste, il rêvait des tours jumelles  de New York, et que toute sa vie était tournée vers l’accomplissement de ce lien funambulique entre elles. Le fait que sa femme et ses amis avouent avoir rompu avec lui après ce succès semble confirmer que c’était le point d’aboutissement de sa vie.

Surtout, comment ne pas voir dans cette illusion rétrospective une volonté de profiter du fait que les tours soient maintenant disparues, et de transformer ce beau geste un peu fou en rêve prémonitoire, ou en préscience obscure que quelque chose de terrible allait arriver à New York trente ans plus tard.

Je trouve que le film pâtit de cette narration qui cherche à faire croire que les choses devaient se passer ainsi, qu’elles étaient comme écrites dans les années de jeunesse du héros. Le film en pâtit car, en voulant prendre les armes de la fiction (où les personnages suivent des destins que l’auteur peut croiser et décroiser à sa convenance), c’est la force du documentaire qui s’affaiblit.

Au fond, on touche là à la fois aux limites du film Man on Wire et à celles du funambulisme comme art et comme spectacle. En tirant un fil, un gros câble en réalité, entre deux bouts d’une narration, le spectateur est certes pris par une émotion où se mêle l’équilibre et le déséquilibre, la vie et la mort, le ciel et la terre, mais il y a tellement peu de doute sur l’issue de l’événement, qu’il est difficile de s’y intéresser durablement.

C’est pourquoi les grands documentaires ne sont pas souvent rétrospectifs, peut-être. Pour donner de la place aux bifurcations de la vie humaine.

C’est pourquoi aussi les grandes oeuvres documentaires, quand elles sont rétrospectives, refusent la linéarité du récit, bouleversent la chronologie, et se méfient comme de la peste de l’héroïsme et de l’épopée.

7 commentaires sur “Art du funambule et du documentaire

  1. C’est trés interessant ce billet. J’ai arreté de chercher le lien de cause a effet, de coq a l’ane sur ce blog… »de sexualité et religion » à « funambulisme et documentaire » il y’a une étape que j’ai du mal à saisir mais bon, on s’en fout, c’est trés enrichissant pour tout le mondequand même tout çà… et Mon you tube est en panne aujourd’hui Je ne peux donc en dire plus, sinon que je ne connais ni cet artiste amusant, ni ce film (qui a eu d’aprés wikipédia un prix prestigieux)
    « C’est pourquoi les grands documentaires ne sont pas souvent rétrospectifs, peut-être. Pour donner de la place aux bifurcations de la vie humaine. ».Quel est ou quel serait ton documentaire préféré ou de référence alors, Guillaume ? contemporain disons…
    « Les demoiselles de Nankin ? » peut être…(que j’aime beaucoup)
    Pour ma part ,j’aime bien les premiers Michael Moore et « le silence de la mer » de Cousteau que j’ai d’abord….lu aussi (mais c’est une longue histoire ennuyeuse qui n’interesse personne sur un post de blog qui plus est.)

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  2. Les documentaires que j’ai en tête quand j’écris cela sont en premier lieu des essais, types d’écriture qui est à la littérature ce qu’est le documentaire au cinéma. Donc, la première phrase que tu cites de mon billet, elle était d’abord écrite avec la mention de Tristes tropiques de Lévi-Strauss, mais je l’ai enlevée pour éviter la confusion.
    Dans les films d’essais, je pense bien sûr et d’abord à Rouch et à Marker, puis aux documentaires de Philibert : j’ai adoré « La Moindre des choses », et je me souviens avoir pleuré en revoyant « Etre et Avoir » à Nankin, lors de la venue de Philibert lui-même. Je l’avais vu en compagnie de mon ancienne amoureuse qui, elle aussi, pleurait sur son siège, et c’est un beau souvenir que j’ai de ma relation avec elle (pas de commentaire sur ce dernier point, stp, et surtout pas de nom).
    Et puis oui, bien sûr, les Demoiselles de Nankin, de Camille Poncet, qui est excellent.

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  3. J’ai acheté le DVD de ce film l’année dernière, il m’a bien plu et depuis le DVD se balade..:)
    Je n’ai vu nulle part l’intention de l’auteur  » de transformer ce beau geste un peu fou en rêve prémonitoire, ou en préscience obscure que quelque chose de terrible allait arriver à New York trente ans plus tard. »

    Le seul reproche que je ferai au film, c’est de délayer-dramatiser un peu les qques jours-heures avant ce petit matin où Philippe Petit pose le pied sur ce cable qu’ils ont tendu en cachette pendant la nuit entre les 2 tours.
    Et là ça devient magique, presque pas d’images mais de beaux moments de grâce.
    Le terme de hold-up artistique ne me semble pas volé.

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  4. Merci de cette réponse rapide et claire Guillaume. C’est trés instructif. J’ai vu un Marker un jour, même plusieurs qui m’avaient plu quand j’y pense mais Rouch rien ne me vient, je regarderai sur wikipédia… Philibert à Nankin parlons en : on peut dire que je suis littéralement passé à coté de ce mini événement…Quel idiot je suis ! Je stressai trop pour mes cours ou devait avoir abusé de sorties pas trés catholiques la veille au soir…ou trop intimidé ou la fatigue plus simplement je ne sais plus trop. Je me suis fait raconter la soirée rencontre le lendemain par des collégues et m’en suis mordu les doigts… Le film je ne l’ai toujours pas vu d’ailleurs, la honte ! Le comble pour un assistant documentaliste qui a pour modéle des instits et des profs, tient des discours à tout va sur l’éducation etc…je passe et arréte l’autoflagellation.
    « L’abécédaire de Deleuze » est un peu une sorte de documentaire maintenant que j’y pense…
    C’est dommage que tu n’aime pas autant que moi la fiction car les billets disons « cinéma » ou « ciné/philo » sont ceux que je préfére (ici et ailleurs sur le web, je suis un peu cinéphage..). Je pense que si je me relance sur un chantier de blog se sera sur ce théme d’ailleurs.

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  5. A propos de : « transformer ce beau geste un peu fou en rêve prémonitoire, ou en préscience obscure que quelque chose de terrible allait arriver à New York trente ans plus tard. »
    C’est vrai qu’il ne dit rien de tel, et que c’est moi qui vois cela.
    Disons que si les tours n’avaient pas été pas détruites, Petit n’aurait pas fait d’elles le centre absolu de son rêve d’adolescent, mais elles auraient constitué un beau palmarès aux côtés de Notre-Dame et du pont australien. La destruction des tours est inséparable de la construction du film et de sa réception. Le film est interprété comme suit dans le programme de mon cinéma de Belfast : « It’s a kind of homage to the World Trade Center, and a reminder of more innocent time. » Petit est l’incarnation de cette innocence.
    Or je l’ai vu comme l’histoire d’un ange qui a voulu profiter de l’innocence présumée de son temps pour aller faire cette folie, comme si l’innocence ne pouvait pas durer, que la barbarie allait bientôt s’abattre sur la civilisation.

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