La maison de Germain

Elle se situe au centre d’un village des Corbières. Non pas au centre du centre, mais sur la place de l’ancien lavoir. Or, le lavoir, dans une société traditionnelle, c’est une forme de centre, comme la place du four ou celle de l’église. Chez les Dong, en Chine du sud, les villages sont construits autour d’un centre complexe où se trouvent des bassins d’eau, la tour de la cloche (Gu Lou) où les hommes trouvent l’ombre, et un théâtre en bois, où les villageois chantent, dansent et se racontent leurs mythes. L’ancien lavoir du village de Germain est donc un peu le lieu des prodiges mythiques, des fantômes de lavandières, un lieu qui résonne encore des éclats de voix féminines qui venaient utiliser l’eau autrefois.

C’est une maison de maître, vieille d’un ou deux siècles, sans jardin mais avec une grande cour et une grange.

Germain Malbreil habite sa maison comme si cette dernière était une extension de son propre corps. Elle est très grande, beaucoup trop grande pour un homme seul, mais c’est cet espace que Germain habite, c’est dans cet espace qu’il invite ses visiteurs, qu’il les distribue et les fait voyager.

La maison possède à l’étage de nombreuses pièces qui sont autant de chambres d’amis. Comme Germain a beaucoup de visites, sa maison est souvent occupée, et les chambres sont attribuées avec soin. Elles ont des noms. Moi, selon l’époque et ma situation maritale, je suis logé dans la « chambre de Dorothée », ou dans la « chambre bleue ». Je n’ai jamais eu droit à la « chambre blanche », qui semble être plus ou moins réservée à des invités de marque, plutôt féminins, et possédant un coefficient d’intimité avec Germain plus élevée, comme son ex-épouse, par exemple.

Grâce aux inondations que la région des Corbières à connues dans les années 2000, les assurances ont permis de refaire à neuf les salles du rez-de-chaussée, le bureau, le salon, la cuisine et la salle à manger. Chacune de ces pièces est extrêmement individualisée, ma préférée étant peut-être le bureau : murs d’un rouge profond, doté d’une méridienne et des plus beaux livres de philosophie antique, médiévale et classique que l’on puisse imaginer. C’est un endroit de paix, de dialogue et de réflexion. Germain s’y assoit tous les jours, y écrit son journal, ses lettres et son Traité des passions de l’âme.

Quand il était mon professeur de philosophie, à l’université de Lyon, il me parlait déjà de ce traité des passions qu’il rêvait d’écrire, « comme Descartes », disait-il en souriant. Il prenait des notes depuis des années, peut-être des dizaines d’années. Il avait déjà publié quelques articles sur les passions qu’il jugeait primordiales. La colère, l’avarice. C’est une profonde originalité, en philosophie, de considérer l’avarice comme une passion première, car le commun des mortels la verrait plutôt comme une passion hybride entre la cupidité, la convoitise, la peur de perdre, l’insatisfaction, l’inquiétude…

Or, avare, Germain ne l’est pas, ou s’il l’est, il est parvenu à sublimer son avarice pour la transformer en une forme de don. Posséder des espaces, aimer accumuler de grands espaces variés, y projeter son esprit, s’en soucier. Posséder des espaces pour y accueillir des amis et de la famille. Considérer la maison comme un décor de théâtre, les visiteurs comme des comédiens changeants, et voir comment le décor s’accorde aux invités. Ou plutôt, faire jouer à la maison, à chaque visite, un rôle différent. Car la maison réagit différemment selon les personnages en présence. Pour Germain, cette maison est un peu un être vivant, qui a son rythme, sa respiration, ses humeurs. Quand trop de monde la peuple, c’est lui qui étouffe; et qui s’en va, laissant les clés aux visiteurs.

Et le besoin d’espace de Germain se confond avec le besoin de la maison d’abriter aussi des espaces libres, des espaces en friche, ou en attente. Plusieurs pièces, au-dessus de la grange, auraient besoin de travaux pour être habitables, mais Germain les préfère pour l’instant en l’état. Elles gardent ainsi une puissance, une potentialité dont la maison a besoin. Germain fait visiter ces lieux inhabitables, ainsi que les combles, il les considère avec autant d’affection que toutes les autres pièces de la maison, mais c’est dans leur dimension inachevée qu’il les aime, donnant ainsi une ouverture à l’imagination et aux rêves, « ici je verrais bien cela, là-haut on pourrait faire cela ». La maison reste inachevée car elle est en devenir, les pièces inoccupées jouent un rôle de réserve, de possible, de virtualité.

Cet ensemble est soigneusement enclos dans un carré. C’est l’aspect chinois de la maison de Germain. Une délimitation stricte et des dimensions modestes, à l’intérieur desquelles l’usage tend à faire proliférer les lieux et tend à l’infinité de l’espace. Les jardins de Suzhou ne font rien d’autre.

4 commentaires sur “La maison de Germain

  1. Ahhhh, je n’avais pas pensé à cette notion corbusienne, Cochonfucius, et je te remercie de la mettre en lumière ici. Germain lui-même n’aimerait sans doute pas se trouver associé à une machine à habiter, mais au fond, je trouve qu’il y a a quelque chose à creuser là.
    Cette maison n’est pas « fonctionnelle » certes. Mais je crois que des philosophes de l’architecture comme Le Corbusier ne détesteraient pas ces espaces en friche, dans la mesure où ils ont leur utilité d’espace en devenir, de puissance d’habitat. Dans l’idée de « machine à habiter », il y a l’idée de remplir toutes les fonctions et de rejeter le superflu. Or Germain cherchait la quantité d’espace adéquate à son corps. Dans sa maison des Corbières, je ne vois pas de superflu.

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