Mon père pense à la mort, et nous pensons à la mort de mon père. Nous parlons de ses funérailles, nous nous préparons par petites touches, et sans urgence. Avec ma mère, nous allons voir les pompes funèbres pour discuter des prix et des modalités d’une crémation. Mon père veut aller au moins cher pour éviter de nous encombrer avec des détails matériels. Il n’exige rien, ne préfère rien, il affiche une indifférence sereine concernant ce qui adviendra après sa mort.
Une fois la crémation effectuée, la question se posera de la dissémination des cendres de mon père. Sa position est claire et constante : ça ne l’intéresse pas. Mais il concède que cela peut avoir une importance pour ses proches, car ces derniers pourraient avoir besoin d’un espace où se recueillir. Il faudrait un lieu symbolique, mais quel lieu ? Mon père ne s’est jamais fixé nulle part. La brousse africaine, à la rigueur, serait l’endroit au monde où il s’est senti le plus vivant, mais est-ce bien raisonnable d’aller jeter ses cendres là-bas, entre Mopti et Khorogo ?
Je lui propose mon jardin suspendu. « Après tout, lui dis-je, quand tu l’as vu en mars dernier, tu as trouvé à mon jardin des airs de cimetière ! » C’est vrai que mes pierres de feldspath que j’ai récoltées dans la montagne ressemblent à de petits blocs de marbre blanc. Il n’est pas faux que les fleurs de pavot blanches pouvaient apporter une dimension de méditation recueillie. Et il est exact que la forme sur laquelle je suis parti, pour élaborer mon jardin, était celle d’une concession funéraire.
Et puis mon père est, lui aussi, très lié au terrain de mon frère. Il s’y est investi autrefois. Il y a travaillé manuellement. Il y a vécu des semaines de tranquillité et de frugalité heureuse. Il y a dormi à la belle étoile. Il y a bu des bières et s’y est senti bien.
Les Cévennes méridionales, et plus précisément le terrain d’Aiguebonne, est finalement un des rares lieux vraiment significatifs parmi ceux que l’on peut atteindre aisément, compte tenu du fait que la vie de mon père s’est déroulée dans un nomadisme relativement infini.
(Peut-on dire d’une chose infinie qu’elle est relative ?)
L’idée emballe mon père. Si mon frère et ma mère sont d’accord, le fait que ses cendres reposent au jardin suspendu lui convient tout à fait. Après consultation, le propriétaire du terrain et la garante morale de la vie familiale n’y voient pas d’objection.
Ce jardin, qui était à l’origine un chant d’amour du sage précaire pour la dame de ses pensées, pourrait donc se transformer en jardin du souvenir pour la famille Thouroude. On a connu de plus vastes impostures. De même que certaines mayonnaises ratées font de merveilleuses vinaigrettes, de même, un message érotique maladroit peut se transformer en une belle oraison funèbre. Je me suis ouvert de cette idée farfelue à la femme que j’aime ; elle ne la trouve pas farfelue du tout et en a été très touchée.
Vous vous demandez sans doute, à la lecture de tout ceci, comment ose-t-il parler du décès de son propre père avec ce ton détaché et badin ? Le sage précaire a-t-il un coeur, etc. Avant de mettre ce texte en ligne, j’ai demandé à mon père ce qu’il en pensait, et voici le courrier qu’il m’a envoyé, en réponse à ma question :
Bonjour mon fils,
ça va aussi bien que possible et ça devrait aller de mieux en mieux après la radiothérapie qui devrait commencer incessament.
Humm… La dispersion des cendres funéraires dans un jardin privé n’est pas autorisée par la loi…
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Ah bon ? Je croyais que ça l’était, du moment que le maire de la commune était d’accord. Sinon, ce n’est pas grave, on pourra toujours dire qu’on disperse les cendres dans la mer, puis faire l’opération où bon nous semble.
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En fait, la loi – bien que récente (2008) – est peu claire, donc sujette à interprétations… En dehors des cimetières, elle autorise la dispersion des cendres « en pleine nature » (avec déclaration à la mairie), ou en mer (à distance de la côte), et l’interdit « sur la voie publique ».
Certaines interprétations mettent en avant le fait que le lieu de dispersion doit rester accessible au public (de manière à ce que quiconque puisse venir s’y recueillir, sans être dépendant de l’autorisation d’un propriétaire, qui peut changer avec le temps). Selon cette interprétation, un champ ou une forêt conviendraient, mais pas le jardin privé d’une maison…
Ceci dit, les Cévennes sont une terre d’exception en matière funéraire, puisque l’inhumation des corps y est autorisée sur des terrains privés familiaux pour les protestants, alors que normalement, hors incinération, le cimetière est obligatoire pour tous (voir le cas de Bernadette Lafont dernièrement, qui n’a pas été inhumée au cimetière, mais dans sa propriété familiale où reposait déjà sa fille).
Quand on achète un vieux mas en Cévennes, il n’est donc pas rare que l’on achète un cimetière privé avec… Ces cimetières familiaux sont d’ailleurs grevés de servitudes particulières, qui imposent à tout propriétaire actuel ou futur de respecter le lieu et de laisser l’accès libre à ceux qui souhaitent s’y recueillir.
Il serait donc étonnant qu’on vous pose problème avec ça dans le coin. Mais on va mettre ça sur le compte de « l’exception des Cévennes ». 😉
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Merci narvic, on est sauvé. On saura que répondre si l’on nous cherche des noises.
Que ferait-on sans vous, narvic ?
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»Profite bien de ton jardin suspendu! Le temps passe et il va bien falloir t’en séparer. »
Pourquoi dit-il cela ?
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Je dis (sans en être certain) que tout attachement est pour apprendre à se séparer, non que ce soit une joie, mais un gage de bon souvenir.
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Le père dit à son fils que lui aussi va mourir.
memento mori my son,
profite bien de la vie car
si tu crois qu’ça va durer toujours,
la saison des amours,
ce que tu te goures.
Enfin, vous connaissez lson non ?
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Ou bien alors, il invite notre sage à reprendre la route –
»Pars, mon fils,
Car vois-tu
La dame de tes pensée t’attend ailleurs.. »
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C’est vrai que mon père a voulu dire bien des choses. La vie est courte, ça dit bien ce que ça veut dire.
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Mon Benjamin m’a dit m’man t’en mêles pas ; mais comment passer devant une aussi flagrante évidence …bien sûr que la vie est bien trop courte… quand on crois avoir franchi la porte qui nous menait vers la félécitée celle-ci se dérobe et on est encore oubliger de courir après la queue du lion pour survivre. »…rien n’est jamais acquis à l’homme ni son ombre ni sa …et quand il croît posséder …son ombre il la broît…sa vie elle ressemble … »
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« Rien n’est jamais acquis à l’homme ni sa force
Ni sa faiblesse ni son coeur et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d’une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un immense et douloureux divorce »
Moi aussi j’aime beaucoup ce poème d’Aragon et la mise en chanson qu’en a faite Brassens, mais je ne suis pas sûr que ça s’applique à mon jardin suspendu. Le bonheur que j’ai vécu là, et que je vis encore pour peu de temps encore, est justement un lieu de repos de l’âme. On pourrait y mourir tranquille, le coeur en paix.
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… il n’y a pas d’amour heureux ?
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Si Nenette, il y a beaucoup d’amour heureux. Ce sont les poètes qui ont besoin de tout dramatiser. Nous les sages précaires, nous savons bien que l’amour est heureux. Si on n’en abuse pas trop.
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Mais dis-moi gentil sage précaire comment faire pour ne pas abuser de l’amour; y-a-t-il un moyen de réguler les sentiments et les élans de la personne vers une autre qui nous attire irrémédiablement; toi,tu fais quoi lorsque tes sentiments comme la vague envahisse la plage de la béatitude et que tes transports ont envahie l’espace de la sagesse précaire; la vie n’est-elle pas plus forte que le frein qu’on y mets.
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Je ne freine jamais, Mildred. La sagesse précaire ne connaît pas la pédale de frein. Quand l’objet de mon amour partage mes sentiments amoureux, il n’y a pas lieu de freiner. Mais dans ce cas-là, les excès ne sont pas contre-indiqués. Au contraire, la sagesse précaire prescrit des cures d’amour, quand c’est possible, à alterner le cas échéant, et selon les désirs du moment, avec des cures de solitude, des cures de nature, des cures d’ivresse, des cures gastronomiques et des cures de chaos total.
Quand la vie est trop forte, comme tu le dis, Mildred, la sagesse recommande de se laisser porter par la vie.
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S’il y a un problème et qu’il n’y a pas de solution il ne faut pas s’en faire pour rien, et s’il y a une solution il ne faut pas non plus s’en faire puisqu’il y a une solution…
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« Ce sont les poètes qui ont besoin de tout dramatiser. »
Tiens 1 pensée grégaire ..venant d’1 sage hum..
La préfection n’existant pas chez l’humain.. –
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Vous avez raison la musérante.
Je dirais même que la perfection existe encore moins chez un sage précaire que chez n’importe qui d’autre.
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Et comment mesures-tu le plus ou le moins de la perfection amoureuse d’un sage précaire…chez-moi il y a l’âge et le temps qui me reste mais toi …
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