En 1963, Nicolas Bouvier ne trouvait aucun éditeur pour L’Usage du monde. C’est grâce à sa famille et à ses connaissances qu’il va à la fois publier, toucher un prix littéraire et passer à la télévision.
Le « prix des écrivains genevois », Bouvier y soumet son manuscrit avant même d’être publié, et l’argent du prix doit servir à la publication. Dans le jury du prix, des gens qui connaissent Nicolas, dont son ancien professeur Jean Starobinski.
Enfin, la Télévision Suisse Romande (TSR) finit par inviter le gamin, auréolé d’un prix littéraire et d’un long voyage de trois ou quatre ans, de Genève à Tokyo. Cet entretien est superbe. D’une voix grave et lente, l’écrivain-voyageur vend sa marchandise avec énormément de talent. Il se montre un orateur de grande classe, un bagout que le sage précaire le plus « poudre aux yeux » quoi soit ne désavouerait pas. Il parle d’Asie centrale, de déserts, d’Iran, de structures patriarcales « à bien des égards satisfaisantes », et même du grand Hérodote, notre cher Hérodote.
Il baratine bien un peu, et c’est pour cela qu’on l’aime. L’écrivain du voyage doit être une sorte de baratineur, sinon, on n’y croit pas vraiment.
Bouvier était curieux de tout. C’était un esprit très ouvert sur les sciences et les techniques. Sur cette vidéo de 1976, de la TSR toujours, on le voit se soumettre à une expérimentation de laboratoire sur le sommeil. Il est présenté comme « écrivain » sans plus, une sorte d’inconnu qui doit avoir des problèmes de sommeil. On le prévient qu’on le réveillera en plein sommeil pour qu’il raconte ses rêves. « Vous tombez mal, dit-il, je ne me souviens jamais de mes rêves ».
On lui colle des fils électriques munis de capteurs sur toute la tête pour observer, par l’extérieur, les mouvements du cerveau. Les images, tout droit sorties des années 1970, sont horribles et fascinantes. On se croirait en pleine séance de torture.
Les moments de réveil sont atroces. Lumière blanche crue, et voix chuchotée. Bouvier, notre cher Bouvier, souffre le martyre, ne supporte pas la lumière et cherche à cacher sa tête, comme une taupe sortie de son terrier. Ce sont des images d’une violence étonnante. Une scène d’un autre âge.
Mais Bouvier s’exécute et raconte son rêve à voix très basse. Au deuxième réveil, il sera moins résistant et racontera avec plus de détails.
Ce qui frappe le plus, dans cette petite scène, c’est comment Bouvier met des mots, spontanément, sur des images étranges, qu’il faut décrire sans délai. Il fait preuve d’une précision qui laisse pantois. On le trouve là, filmé comme un bagnard, comme un rat de laboratoire, au travail avec les mots, comme il l’a été toute sa vie.
Au fond, cette expérimentation n’apprend pas grand chose sur le sommeil et est sans doute obsolète sur les questions du rêve. Mais elle se révèle un fabuleux et terrifiant agrandisseur de cette bête étrange, l’écrivain au travail.
De Nicolas Bouvier, lire (et regarder)
http://www.lexpress.fr/culture/livre/histoires-d-une-image_805080.html
les « Histoires d’une image », construites sur sa pratique d’iconographe.
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Merci pour cette référence. On peut lire « Histoires d’une image » dans le tome des Oeuvres, publié chez Gallimard, et que je recommande chaudement.
La question de l’image est importante chez Bouvier. De plus en plus d’articles y sont consacrés, et en particulier son oeuvre photographique.
Moi, j’avoue que je trouve cette question de l’image problématique, pour trois raisons:
1. Les dessins de Vernet dans L’usage du monde n’ont jamais été parfaitement intégrés au texte, quoi qu’il en dise lui-même dans l’entretien télévisé mis en lien dans le billet ci-dessus.
2. Ces photos ne me convainquent pas. J’ai beau faire des efforts, je le crois photographe médiocre, ayant réussi de bons clichés, mais sans plus. Les articles qui tentent de le faire passer pour un photographe ne me convainquent pas de cela non plus.
3. C’est justement en tant qu’iconographe que Bouvier convainc. Voilà un vrai travail de collaboration, de dialogue entre texte et image. Mais voilà, il n’a pas créé ces images, il les a juste « trouvées » et « rapportées » de vieux bouquins.
Et c’est cela qui me plaît, car ce qu’il fait avec ces images, n’est-ce pas plus proche du genre du récit de voyage ? Se déplacer, aller fouiller, être aux aguets, savoir ressentir, apprendre à voir. Et enfin, capturer et rapporter, pour donner à voir, en mettant en forme.
Dans l’image comme dans l’écriture, Bouvier est un voyageur et un écrivain factuel.
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