Les époux Poussin, l’Afrique et les religions

Photo de Thirdman libre de droit pour illustrer un article lui aussi libre de droit. Prise sur Pexels.com

Si l’on en juge par les deux tomes d’Africa Trek, succès de librairie publiés respectivement en 2004 et 2005, la religion joue un rôle crucial dans la vie et les choix des écrivains voyageurs. Curieusement, quand Sonia et Alexandre Poussin entrent en Israël, après avoir lancé des piques gratuites contre les Palestiniens, ils participent joyeusement à des cérémonies juives alors qu’ils n’ont partagé aucun office religieux ni musulman, ni animiste, dans aucun des pays traversés, depuis l’Afrique du Sud jusqu’en Egypte.

Ils ont le bras assez longs pour traverser la frontière israélienne facilement, ce qui est un exploit compte tenu des accablants témoignages que laissent les voyageurs indépendants qui vont en terre-sainte, mais ils n’ont pas assez de connexions pour être accueillis dans une mosquée. Ils passent des semaines et des mois en terre d’islam, Egypte, Soudan, Zanzibar, et ils n’ont trouvé personne pour obtenir ce que j’ai mainte fois donné en Oman : une initiation à la prière musulmane, à la manière de faire les ablutions, aux délices et aux beautés des mosquées. Ou alors ils n’avaient simplement aucune envie de partager cela, peut-être ne voyaient-ils pas d’intérêt à vivre de l’intérieur ce que vivaient leurs hôtes.

Maintenant que nous savons qu’ils appartiennent au mouvement identitaire de la France de droite, nous ne serons pas surpris qu’ils donnent de cette religion une image très négative. Au Soudan, ils montrent des chrétiens être esclavagisés par « les Arabes du Nord » (II, 440). Ils discutent avec un certain Mounir qui leur explique que tous les prophètes de la bible étaient des musulmans, d’Abraham à Jésus. Ils se font constamment sermonner par des hôtes qui leur bourrent le crâne d’idées islamistes délétères. Ils se font servir par des femmes noires qui sont des esclaves (II, 448). Ils se font voler. Sonia se fait déshabiller du regard par des hommes frustrés.

Ceci dit, ils rencontrent aussi des gens qui les aident. Des musulmans sympas car, comme le dit la chanson de Didier Super, « y en a des bien ».

Il y a des hauts et des bas, mais en général, je retiens de cette lecture l’impression que l’islam, pour les Poussin, est une religion d’attardés mentaux.

Tout ce que fait Alexandre Poussin pour partager quelque chose de spirituel avec les gens, et ce n’est pas si mal, c’est d’apprendre quelques mots du fameux verset « Al Kursi » de la deuxième sourate du Coran. Il confond d’ailleurs verset et sourate, si bien qu’il écrit :

En guise de remerciements, je récite souvent mes sourates préférées du Coran. Hayat el kursi, celle du Voyageur, et Kulwallah ahad, celle du Dieu unique, et nous repartons dans la liesse et les rires.

Sonia et Alexandre Poussin, Africa Trek II, 446.

Il laisse penser que les mots « Hayat el Kursi » signifient « Sourate du Voyageur ». En réalité, « Hayat » signifie « verset » et « al kursi » « le siège, le trône », ce qui n’a rien à voir avec un voyageur puisque c’est un verset qui ne parle que de l’omniscience de Dieu.

Poussin fait même preuve de réelle désinvolture quand il aborde la deuxième de ses « sourates préférées ». Il la baptise Kulwallah ahad, ce qui ne fait aucun sens. Il s’agit de la sourate Al Ikhlas, parfois nommée As Samad. Poussin confond le titre de la sourate avec les premiers mots d’un verset de cette sourate :

Qoul huwa Allah ahad

Dis (Qoul) : il est (huwa) Dieu (Allah) unique (ahad)

Coran, CXII, 1.

Le grand voyageur ne s’est pas limité à confondre le titre et le verset, il a aussi mal écrit, donc mal compris, la phrase elle-même. Kulwallah ahad ne peut pas signifier « Dis : il est le Dieu unique ». Poussin comprime une phrase de quatre mots en une expression de deux mots. Je me suis amusé à saisir ce curieux Kulwallah ahad dans un traducteur automatique, et voici ce que Google Translate a généré : « Jurer devant Dieu ».

Il prétend réciter la sourate à des enfants qui sont évidemment émerveillés, ce qui lui suffit. Les Poussin sont en effet des voyageurs qui proclament leur amour de l’humanité, mais cet humanisme consiste à relater l’effet qu’eux-mêmes exercent sur les autres. Exemple :

Suspendues à nos lèvres, les soeurs écoutent nos histoires comme des cadeaux (…). Vague d’applaudissements. Mais qu’ai-je dit de si formidable ? Elles admirent notre courage.

Africa Trek I, 135.

Le même esprit narcissique se relève lorsque l’auteur parle des jolies musulmanes qui savent porter leurs voiles avec élégance. Il reconnaît qu’elles sont pleines de charme et, sans le leur reprocher, souligne le fait qu’elles manquent de pudeur et de chasteté. En fait, il se délecte à nous expliquer combien ces femmes voilées le draguent outrageusement.

Au gré de nos rencontres, les oeillades en disent long sur l’effet que leur font mes yeux bleus. Elle se pâment théâtralement à notre passage. Sonia ironise :

– C’est comme si je n’existais pas ; elles n’ont d’yeux que pour toi, elles commencent à m’agacer ces allumeuses…

Jamais vu autant de sexualité concentrée dans un regard de jeune fille. Elles me violent du regard. Drôle de sensation…

Africa Trek, II, 465.

Le gentil chrétien aux yeux bleus, innocent et sage, entouré de suaves africaines qui le corrompent. Les Poussin en Afrique, c’est encore pire que le fameux « Bichon chez les sauvages » que Roland Barthes avait décrypté dans ses Mythologies. Ce sont des agneaux de Dieu en danger dans le sauvage monde des croqueuses d’hommes musulmanes.

Photo de Marlon Schmeiski libre de droit qui a pour but d’illustrer le regard torve des filles que croisent les Poussin. À voir sur Pexels.com

Deux imams de Suisse

Pour la prière du vendredi, je me rends à la moquée de Lausanne, en Suisse. Je ne me renseigne pas, je vais dans celle qui est indiqué sur Google Map, sans réfléchir. Elle est située près de la gare, dans un assez beau bâtiment qui doit être une ancienne usine des années trente. Le quartier est environné de construction qui fleurent bon l’art déco.

L’imam parle beaucoup arabe puis se met au français après un long moment. Je n’ai pas bien compris le sujet principal de son prêche, s’il avait ou non défini un angle, ou ne serait-ce qu’une problématique.

Ce dont je me souviens, ce sont des leçons qu’il s’est mis à débiter comme un automate au bout d’une demi-heure de prêche. C’était un véritable festival de dogmes obscurantistes qui feraient fuir n’importe qui loin de l’islam :

  1. Il est interdit de serrer la main d’une femme. C’est ainsi, il n’y a rien à discuter. Ceux qui arguent qu’en Europe, cet interdit est inadapté, ceux-là sont des mécréants. « Comment ça faut s’intégrer ?, dit l’imam. Alors je vais perdre ma religion pour m’intégrer ? Qu’est-ce que vous êtes prêts à faire pour vous intégrer ? Aller avec vos amis le samedi soir et boire des bouteilles d’alcool, c’est ça s’intégrer ? »
  2. Écouter de la musique est un péché. « Pas un péché aussi grave que la fornication, mais quand même c’est un petit péché. »
  3. Il fait la liste des comportements autorisés ; il qualifie ces actes de « sunna » et il précise que si quelqu’un respecte bien toutes ces règles, il lui sera plus facile d’entrer au paradis.

Cette liste des recommandations montre que cet homme vit dans un autre monde.

  1. Porter une robe blanche.
  2. Porter une barbe.
  3. Mettre du khôl autour des yeux.
  4. Se parfumer.
  5. S’asseoir quand on boit.
  6. Manger avec trois doigts de la main droite.

Je n’ai pas pu m’empêcher de rire quand il a parlé du maquillage autour de yeux.

J’ai regardé autour de moi. Il n’y avait pas foule. Aucun des hommes présents ne suivait ces préceptes. Aucun ne s’était maquillé avant de venir prier, et aucun n’était paré d’une belle robe blanche. En revanche, j’ai ressenti une petite gêne dans l’assistance. La gêne n’est pas nouvelle apparemment, si j’en crois ce quotidien de Lausanne qui informait qu’une association musulmane avait dénoncé cette mosquée pour incitation à la haine.

L’association présidant à la mosquée serait d’une mouvance dite « Ahbache » apparue au Liban dans les années 1980, mais je n’ai pas de certitude à ce sujet. Pour en savoir davantage sur ce courant ahbachiste, fondée par un cheikh éthiopien établi au Proche-Orient, voir notamment cet article de Dominique Avon.

Je ne veux pas prendre parti pour ou contre un courant de pensée, qu’il soit libanais ou non. Moi, ce qui m’importe, c’est qu’on laisse les fidèles tranquilles dans leur quête d’une vie bonne et heureuse. Dire qu’il ne faut pas serrer la main des femmes pendant un prêche du vendredi, ce n’est pas intelligent, c’est blessant pour nous tous, c’est méprisant pour les femmes et cela éloigne les musulmans du mode de vie simple et modeste qu’ils cherchent à observer. Ce type de règlements fait beaucoup de mal aux communautés qui suivent ce type d’imam, les freine dans leur recherche d’emploi, les isolent dans la société. En un mot, j’avais affaire à un phénomène sectaire.

En naviguant sur internet, je glane de nombreux articles et commentaires sur l’imam et cette mosquée. Le journal Le Temps annonce qu’en 2004 déjà, l’imam Al Rifai fut poignardé par un Tunisien fanatique. Depuis, ce même prêcheur qui incite tout le monde à se maquiller tout en rejetant l’homosexualité, n’a de cesse de dénoncer « tous les extrémistes », et considère toutes les associations existant à Lausanne d’extrémistes.

Apparemment, la pratique suisse de cette religion est tiraillée entre plusieurs groupes qui se vouent une haine destructrice. Pauvres gens de Lausanne.

Heureusement j’ai assisté à une autre cérémonie religieuse qui ma mis du baume au coeur. Dans une autre salle de prière, dans un autre quartier de Lausanne, un autre imam a célébré un mariage de deux jeunes Suisses musulmans d’origine tunisienne. Le prêche était en français, saupoudré d’un peu d’arabe pour citer les Écritures dans le texte. Les paroles de ce deuxième imam de Lausanne étaient pleines de sagesse et de modération.

La famille de la mariée m’a fait l’honneur de me prier d’être le témoin de leur fille, ce que j’ai accepté avec dignité. L’imam avait préparé un prêche relativement long, et il s’adressa presque à moi, en me regardant dans les yeux, quand il me dit que le mariage enseignait « la patience« . Comme savait-il donc que la patience était en effet une des vertus qui me demandent le plus d’effort ?

Femmes et hommes étaient ensemble dans la salle de prière, des femmes portaient un voile, des femmes laissaient leurs cheveux apparents, et d’autres femmes firent des aller-retour dans la soirée entre voile et cheveux. Les filles et l’épouse unique de cet imam appartenaient à ces trois catégories.

Heureux peuple de Lausanne.

Ma mosquée préférée en Oman : Shawadhna, à Nizwa

Naima Benkari a écrit de belles pages sur cette mosquée dans son monumental ouvrage sur les mosquées ibadites, et c’est elle, Naima, qui m’a expliqué où se trouvaient les mosquées les plus intéressantes de Nizwa.

Je m’y suis essayé à plusieurs reprises pour trouver la mosquée Shawadhna. Personne de notre connaissance n’avait eu vent de vieilles mosquées intéressantes. Les livres du genre guides touristiques n’en touchaient pas un mot.

Pas un mot. À croire que les touristes et les voyageurs ne peuvent pas être musulmans. Ou que les musulmans ne peuvent pas être touchés par l’histoire, la culture et l’architecture anciennes. Sur internet, rien non plus à part un un site spécialisé dans la culture et l’architecture islamiques, qui présente des photos ravissantes et une description écrite en anglais. Cela n’est pas encourageant car il semblerait qu’aucun visiteur lambda, aucun blogueur, aucun influenceur quelconque n’a jamais parlé de la mosquée Shawadhna, alors que les photos et les commentaires abondent à propos des grandes mosquées de Mascate.

Rien n’indique de l’extérieur qu’il s’agit d’une mosquée. Vous marchez dans une ruelle de la vieille ville, vous êtes environné de maisons dont beaucoup sont en ruine, et vous ne voyez nulle trace de bâtiment religieux. À force d’efforts, on l’a trouvée grâce à un concours de circonstance.

Je parcourais la ruelle en question avec Hajer lorsqu’un Omanais passa près de nous avec une assez grosse clé. Nous eûmes l’intuition qu’il était imam. En effet, il nous expliqua que pour entrer dans la mosquée il fallait ouvrir cette porte qui menait à un escalier. Cachée dans le tissu urbain, nichée dans une maison anonyme, en haut de cet escalier étroit, se trouvait la plus belle mosquée qui m’ait été donné de voir. Ce monsieur, Cheikh Mohammed, nous fit le plaisir d’ouvrir la porte pour que nous puissions prier et visiter.

Nous sommes d’abord passés par la salle d’eau pour faire nos ablutions. Pour s’assurer de ne rien salir et d’être au plus près d’un état possible de pureté, nous nous lavâmes les mains, la bouche, le nez, le visage, les oreilles, la tête, les avant-bras et les pieds.

Cheikh Mohammed nous accompagna et nous assura que la Masjid al Shawadhna datait du septième siècle de l’hégire. D’après mes recherches, et notamment celles de Naima Benkari, elle daterait plutôt du dixième siècle de l’hégire, c’est-à-dire du XVIe siècle de notre ère. Ce n’est pas la plus ancienne mosquée d’Oman, loin de là, mais celle dont la décoration est la plus extraordinaire. Quatre large colonnes basses soutiennent le plafond partiellement voûté de la salle de prière.

La salle de prière est assez petite, je dirais 30 m2, ce qui contraste avec la mode actuelle du gigantisme architectural.

Les portes d’entrée font face aux fenêtres qui donnent sur la ruelle. Quand vous entrez, le mur sur votre gauche est le mur de la Qibla (celui qui indique la direction de la Mecque). Ce mur est de toute beauté, c’est vers lui que nous nous sommes d’emblée dirigés, émerveillés et frappés de surprise. Je n’imaginais pas trouver dans un vieux quartier en ruine de Nizwa un joyaux aussi bien préservé.

Le mur de la Qibla est sculpté dans la pierre de motifs géométriques et de motifs végétaux. Cet art des entrelacs me fit penser aux décorations celtes du Book of Kells d’Irlande, ou aux enluminures chrétiennes des évangéliaires médiévaux. Les couleurs ont presque disparu mais on perçoit encore le bleu-vert des céramiques incrustées et des ocres rougeoyants des peintures persistantes. Tout cela donne une patine magnifique.

Tout en haut du mur de la Qibla, des lettres arabes sculptées que j’essayais en vain de déchiffrer. Hajer vint m’aider : il s’agit de la profession de foi, la Chahada : « Il n’y a pas de Dieu autre que Dieu, Mohammed est messager de Dieu. » Le nom du prophète, au centre exact de la ligne, est comme entouré d’une auréole.

On entendait en contrebas les gens passer dans la ruelle. Ils ne nous voyaient pas, même quand on se penchait dehors, car la salle de prière est à l’étage. Sensation d’isolement sans être séparé du monde. C’est l’endroit le plus adéquat pour se reposer et méditer. Je pourrais rester ici le restant de mes jours.

Une famille de Malaisie s’étonne des traductions françaises du Coran

Calligraphie du verset du Trône, Ayyat Al Kursi, sourate II, 255

L’Arabie saoudite est parcourue par un réseau de voie ferrées, il faut le dire car c’est une chose rarissime dans les pays riches en hydrocarbure. Partout où l’essence ne vaut rien, c’est la voiture qui règne et le chemin de fer est snobé. J’imagine que ce réseau a été décidé dans la perspective des temps prochains où le pétrole viendra à manquer, comme tant d’autres projets dans les pays du Golfe. Hajer et moi prenons donc place dans le train et cela me téléporte immédiatement dans ma vie quotidienne des années 1990, quand je prenais le train dans la région lyonnaise. C’est ici, dans l’Arabie des année 2020, que je réalise combien le même train était l’allié fidèle de mes escapades à Paris, à Marseille ou à Montpellier.

Nous faisons la connaissance d’une famille de Malais qui font leur pèlerinage. Quand ils apprennent que je suis français ils présument que je suis d’origine algérienne, comme beaucoup de gens dans la péninsule arabique. Je dois ressembler à un Algérien. Comme tout le monde, ils me demandent si je suis « 100 % français ». Eux disent qu’ils sont malais à 100 % et pas du tout chinois. Le père est ingénieur, la mère s’occupe du foyer et tous s’expriment dans un très bon anglais. Ils ne parlent pas arabe mais la jeune fille de la famille est en train d’apprendre le coran par cœur, comme sa mère l’a fait avant elle. Le père avoue ne pas avoir appris tout le Coran, mais qu’il a pu en retenir un bon tiers. L’adolescente commence par les courtes sourates de la fin.  

Les Malais et moi comparons nos versions respectives et les traductions en français, en anglais et en malais. En Malaisie, disent-ils, il n’y a qu’une traduction officielle. Ils m’expliquent l’histoire de cette traduction, effectuée d’abord par un éminent linguiste, puis corrigée et améliorée par des savants religieux, avant d’être sanctuarisée par le ministère des affaires religieuses. Dorénavant, personne n’a le droit de traduire le coran en langue malaise, je préfère le notifier tout de suite à mes lecteurs, à toute fin utile et à bon entendeur salut.

Ils sont étonnés de voir plusieurs traductions françaises. Je trimballe avec moi une anonyme, celle de Denise Masson, celle de Jacques Berque et celle de Malek Chebel. Je ne peux même pas leur dire combien il en existe en français tellement elles sont nombreuses. Nous étudions ensemble les traductions possibles du fameux verset du « trône » (Al Kursi, II, 255). Il y est dit notamment que Dieu ne dort jamais, qu’il subsiste par lui-même et qu’il « connaît le passé et le futur ». Je vous intercale ci-dessous le texte du verset en arabe :

ٱللَّهُ لَآ إِلَٰهَ إِلَّا هُوَ ٱلْحَىُّ ٱلْقَيُّومُ ۚ لَا تَأْخُذُهُۥ سِنَةٌ وَلَا نَوْمٌ ۚ لَّهُۥ مَا فِى ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَمَا فِى ٱلْأَرْضِ ۗ مَن ذَا ٱلَّذِى يَشْفَعُ عِندَهُۥٓ إِلَّا بِإِذْنِهِۦ ۚ يَعْلَمُ مَا بَيْنَ أَيْدِيهِمْ وَمَا خَلْفَهُمْ ۖ وَلَا يُحِيطُونَ بِشَىْءٍ مِّنْ عِلْمِهِۦٓ إِلَّا بِمَا شَآءَ ۚ وَسِعَ كُرْسِيُّهُ ٱلسَّمَٰوَٰتِ وَٱلْأَرْضَ ۖ وَلَا يَـُٔودُهُۥ حِفْظُهُمَا ۚ وَهُوَ ٱلْعَلِىُّ ٱلْعَظِيمُ

Mes amis malais protestent gentiment car selon selon eux le texte ne dit pas que Dieu « connaît le passé et le futur », mais il dit :

« Il connaît ce qui est devant et ce qui est derrière. »

En effet ce n’est pas la même chose. Une traduction parle de temps tandis que l’autre traite de l’espace. Je consulte la traduction de Malek Chebel :

« Il sait ce qu’ils tiennent entre leurs mains et ce qu’ils cachent. »

On s’éloigne, car ce n’est plus ni du temps ni de l’espace qu’il est question. Je vais alors chercher la traduction de Denise Masson qui date des années 1960 :

« Il sait ce qui se trouve devant les hommes et derrière eux »

Ah, on retrouve là l’idée de la traduction malaise. Pour finir, j’ouvre la version de Jacques Berque, revue et corrigée en 1995 :

« Lui qui sait l’imminent et le futur des hommes »

On retombe sur une question de temps, mais la situation est confuse. 

J’attends qu’Hajer se réveille pour qu’elle nous rende le texte original en arabe et qu’elle nous éclaire sur les sens cachés des mots. Le texte arabe dit, en transcription : « Ya ‘alamou ma baïna aïdihim wa ma khalfahum », c’est-à-dire :

« Il sait ce qui est entre leurs mains et ce qui est derrière eux »

On n’en saura pas beaucoup plus. Mes amis de Malaisie se disent que toutes ces incertitudes confirment l’intérêt de n’avoir qu’une seule traduction et de laisser chacun réfléchir à son interprétation. Pour moi, cela confirme que la pluralité des traductions est un encouragement à réfléchir et à approfondir la lecture du texte sacré. 

Nous nous séparons bons amis, très heureux de nous être rencontrés. Nous les reverrons quelques jours plus tard, mais ceci est une autre histoire.

Antonin Potoski, du côté de la minéralité

Antonin Potoski à Birkat al Mouz, Oman, 2019. Photo Hajer Nahdi.

Mon meilleur antidote quand je déprime à cause d’une littérature, c’est une autre littérature, et particulièrement celle d’Antonin Potoski. À la différence de Sylvain Tesson, lui ne s’embarrasse pas de pseudo-connaissances du coran et de jugements à l’emporte-pièce. Ce n’est pas l’islam qui l’intéresse mais les hommes et les femmes qu’il croise et qui se trouvent être (parfois) des musulmans. En 2013, il a fait paraître chez Gallimard un livre de littérature géographique que je tiens pour un chef d’œuvre : Nager sur la frontière. Cette frontière, c’est un cours d’eau qui sépare – et unit – le Myanmar et le Bangladesh.

Quand on lit Potoski, on est exposé à une intelligence du cœur et de la perception qui secoue nos préjugés et nos certitudes. Entre autres choses, il évoque avec profondeur le problème des musulmans de Birmanie qui sont persécutés par les Bouddhistes et qui trouvent refuge dans des camps du Bangladesh. Mais à la différence du discours journalistique, Potoski n’est pas qu’un témoin héroïque qui veut alerter son prochain. C’est un artiste, il prend du plaisir dans ces territoires, il développe des amitiés, il nage, il se balade, il aime et est aimé, il vit et il respire dans un monde irrespirable.

Sans être lui-même musulman, il prend le contre-pied des critiques à la mode qui font d’eux des bouc-émissaires, sans tomber pour autant dans un dogmatisme tiers-mondiste car il se situe toujours ailleurs, dans d’autres conflits, d’autres oppositions : « Je prends aisément le parti des musulmans, face aux bouddhistes : la société musulmane m’est plus immédiate, présente au monde, tactile. » Il cherche un point de vue « tactile », le point de vue de sa peau.

Il dit que dans des pays bouddhistes, il a eu des amis de toutes les confessions mais que, curieusement, c’est avec les musulmans qu’il a gardé des liens d’affection. Il rappelle que les sociétés bouddhistes sont des paradis pour les touristes occidentaux et donne des explications de ce confort que les voyageurs ressentent dans les villages bouddhistes. Mais il fait le travail d’un écrivain voyageur, c’est-à-dire d’un philosophe de terrain, qui déplace les lignes des idées reçues pour secouer nos rigidités idéologiques.

Est-ce bien sûr que les spiritualités orientales, tant vantées par nos aînés hippies, soient si cool et si bienveillantes ? Regardez leurs chiens. Potoski parle des chiens d’Asie, ce qui est rare. Il repère une différence entre les chiens bouddhistes, féroces et agressifs, et les « chiens de l’Islam », timides et évitant les passants : « Derrière le jardin doucereux du bouddhisme, j’ai toujours senti le vivant prêt à mordre ». On se demande d’où il sort ce type de sensation, mais je trouve cela excitant pour l’esprit, même si moi, quand j’ai vécu en Asie, je n’ai jamais senti d’hostilité ni chez les bouddhistes ni chez leurs chiens. Il est difficile de résumer les belles pages où Potoski médite sur les mérites respectifs des musulmans et des bouddhistes, pages qui n’ont pas pour but de préférer une communauté sur une autre mais, par des réflexions et des observations concrètes, de nous faire prendre du recul sur nos certitudes.

Prenez le passage suivant, que j’ai souligné et lu de nombreuses fois. Le comprenez-vous ? Je vous le confesse, moi, je ne le comprends pas. Je ne sais pas, après plusieurs lectures et quelques années, ce que Potoski a vraiment voulu dire mais ces lignes sont l’exemple de ce que l’écriture de voyage apporte de vivant et d’irremplaçable dans la littérature française :

Que la minéralité, les déserts islamiques sont rassurants ! Je n’aime pas les joues bouffies d’alcool des hommes bouddhistes, leurs chiens arrogants, leurs coqs de combat, je n’ai pas de mal à imaginer la brutalité des milices bouddhistes xénophobes qui chassent les familles bengalies à la peau foncée dans les campagnes arakanaises. Je suis, évidemment, du côté de la minéralité, du silicium, des larmes d’encens, de la géométrie, face à la verdure et au sang, aux forêts de bambou, à la dissolution dans le végétal et l’organique !

Tandis que les écrivains voyageurs médiatiques tels que Sylvain Tesson confortent le réactionnaire en nous dans ses peurs et ses jugements de valeur, Antonin Potoski met le lecteur en mouvement. Ce faisant, il réveille le nomade en nous.

Quelques lignes plus loin, Potoski se remet lui-même en cause en avançant qu’il « apprend à être des deux camps » à la fois. Et il continue en nous racontant une histoire singulière vécue là-bas, entre Bangladesh et Myanmar, d’un jeune homme qu’il a aidé à traverser une frontière et qui s’en est trouvé bouleversé.

Je vis dans un pays où sévit la charia

Depuis cinq ans que je vis au Sultanat d’Oman, je n’ai jamais vu une main coupée à cause d’un vol. Aucune flagellation n’a été constatée ni aucune lapidation.

D’ailleurs, tous les musulmans à qui j’ai parlé de ce sujet m’ont dit que la lapidation, courante chez les Hébreux de la bible, avait été abolie par l’islam. Ah oui, disais-je, plus malin que tout le monde, et en Arabie saoudite, les lapidations sont le fait d’Hébreux ? Les Omanais me répondaient que l’Arabie saoudite était sous l’emprise religieuse d’une secte apparue il y a trois cents ans et qui constituait une hérésie de la branche sunnite. Dans cette hérésie salafiste, des actes impies étaient recommandés.

L’Oman, donc, qui n’est ni sunnite ni chiite, applique la charia. Il y a des tribunaux avec des avocats et des juges, il y a des prisons. La charia règne et pourtant les juifs, les chrétiens et les nombreux hindouistes y sont bien traités. Ils bénéficient tous de lieux de culte parfaitement tenus.

La charia est le seul code pénal du sultanat d’Oman et pourtant les gens peuvent acheter de l’alcool dans des boutiques spécialisées, ils peuvent consommer de l’alcool dans les hôtels internationaux, les cigarettes sont en vente libre, les couples illégitimes (je veux dire : non mariés) dorment à l’hôtel sans qu’on leur demande leur contrat de mariage.

La loi islamique est observée et pourtant les femmes ne se voilent les cheveux que si elles le désirent. Celles qui veulent se baigner en bikini ont des plages où elles peuvent le faire. La musique y est élevée au rang d’art national, avec des orchestres subventionnés par l’Etat et un opéra qui accueille des productions du monde entier.

Il faudrait faire une étude en France. Demander à un panel de Français ce qui leur vient en tête quand ils entendent le mot « charia ». À mon avis, se bousculeraient des images de violence, de milices de la morale patrouillant dans les rues pour interdire l’alcool, la musique et la joie de vivre. Des hommes barbus antipathiques et des femmes cachées aux regards du monde. Un monde invivable. Or, tous les voyageurs qui viennent en Oman repartent enchantés de ce beau pays où les gens ont plutôt l’air heureux.

Mais au fait, que veut dire le mot « charia » en arabe ? Selon l’islamologue Jacquelin Chabbi, il apparaît une seule fois dans le Coran quand Dieu dit au prophète : tu t’étais perdu et je t’ai mis sur la bonne voie. La charia, cela veut dire simplement la meilleure piste pour atteindre une oasis, par extension cela signifie le plus sûr chemin vers la sagesse. Le chemin le plus court pour se rapprocher de Dieu.