Photo de Samson Katt sur Pexels.com générée quand j’ai saisi les mots « animal qui corrige un essai philosophique ».
Le ramadan commence aujourd’hui, donc le sage précaire va essayer de se comporter avec élégance et charité pendant un mois, en priant Dieu que ces qualités de charité et de partage pourront s’ancrer dans son âme et demeurer au principe de ses actions au delà du mois sacré.
Pendant un mois, je ne dirai pas de mal de mon prochain. Même le dernier film inspiré de l’ignoble Sylvain Tesson, je n’en dirai rien pour ne pas en dire de mal. Pendant un mois, ce blog sera un tapis de rose pour vous tous mes chers frères et soeurs.
Je ferai une exception pour une chose qu’il faut dénoncer rapidement. Il traîne sur internet un corrigé des épreuves de philosophie dont j’ai parlé dans les deux billets précédents. Un corrigé absolument atroce. Il est de salubrité public de clairement dire aux parents, aux élèves et aux professeurs que ce qui vous est montré comme la bonne copie de philosophie est en réalité une grave faute professionnelle. J’en demande par avance pardon à mon seigneur pour cette critique qui n’est pas une médisance mais une correction de correcteur.
Le site Studyrama.com propose des corrigés pour toutes les épreuves et voici le premier paragraphe de l’épreuve dite « question d’interprétation » sur le texte de Nietzsche dont j’ai parlé hier sur ce blog :
Longtemps, les philosophes depuis l’antiquité jusqu’à la psychologie se sont posés la question de l’identité véritable. Une substance immuable, voire immanente ou un roseau pensant selon Pascal ? Le « Moi », du latin ego, renvoi à la réalité permanente et inaltérable qui constitue qui je suis. C’est une entité difficilement définissable et identifiable car elle ne correspond ni à quelque chose de tangible, ni à une chose abstraite.
Correcteur anonyme de Studyrama.com
Les fautes d’orthographes sont d’origine, « renvoi » étant utilisé comme un substantif, l’étymologie de « moi » devenant ego. Et je ne parle pas du reste.
Nietzsche, le nihiliste, dans sa remise en cause presque totale de la pensée s’est attelé au
problème de se savoir.
Studyrama
Qualifier le philosophe de nihiliste de cette manière est choquant dès la première lecture. Et je ne parle pas du reste.
La suite est à l’avenant et se démarque par une avalanche de références sans aucune réflexion, ni mise en contexte, ni développement d’une quelconque réflexion personnelle :
Berkeley affirmait d’Irlande qu’Être, c’est percevoir, être perçu (esse est percipi). Son idéalisme s’est développé chez Kant dans la Critique de la raison pure. Nous sommes moins que nous paraissons suivant notre «public» du moment. L’homme s’adapte selon Hugo. Condillac croit que ce sont nos sensations plutôt que des vaines certitudes ontologiques qui forment notre Conscience comme notre Identité.
Studyrama
Et cela continue sur plusieurs pages sur le même ton. J’ai d’abord pensé que cette horreur avait été générée par une intelligence artificielle, mais les fautes d’orthographe m’ont convaincu que cela avait été conçu par un être humain. Un être humain probablement sous-payé pour réaliser en quelques minutes un travail aussi épouvantable que dangereux pour nos élèves. Les adolescents étant très influencés par ce qu’ils trouvent sur internet, ce genre de blague pourrait être vraiment dommageable.
En ce mois de ramadan qui commence, je pardonne ce prof précaire qui a dû produire cette copie pour toucher un petit salaire, mais je blâme le site internet qui va gagner de l’argent en fourvoyant des milliers d’élèves, et rendre la philosophie détestable aux yeux de tous les lecteurs.
Le deuxième jour les candidats devaient interpréter un texte de Nietzsche et rédiger un essai littéraire sur la question du moi. Mardi 21 mars 2023, le texte suivant tiré d’Aurore était proposé au jugement des élèves :
Il convient d’abord d’être très attentif à la lettre du texte ainsi qu’à la précision du libellé du sujet. Pourquoi sommes-nous autre chose que ce que nous paraissons être ? Dans quelle mesure Nietzsche démontre-t-il que notre identité consciente, regroupée derrière le terme de « moi », ne coïncide pas avec ce que nous sommes vraiment ?
L’existence humaine consiste en effet en une myriade de minuscules perceptions, volitions, désirs et aversions, que le philosophe appelle des « processus internes » et « pulsions » (l. 2-3). Ces petits mouvements de l’âme, que Leibniz appelait déjà les « petites perceptions », le sujet ne les connaît pas car il n’a pas les moyens de mesurer ce qui est trop petit. Il ne prend conscience que de ce qui est perceptible pour lui, ce qui lui paraît. Or, de même que les oreilles humaines n’entendent pas tous les sons mais seulement ceux qui se trouvent à une certaine fréquence, de même nos sensations ne commencent à être consciemment ressenties que lorsqu’elles s’agrègent les unes aux autres pour former un conglomérat (Nietzsche parle d’ « accumulation », l. 16) de mouvements internes suffisamment massif pour être repérable par la conscience.
Par exemple, quand je ressens de l’amour pour mon épouse, cet amour n’est pas simple et transparent : il recouvre une réalité complexe d’une inifinité de perceptions et de désirs, qui se conjuguent avec des milliers de souvenirs, de peurs, de colères peut-être, voire de désespoirs inconscients, qui vivaient à un niveau infra-ordinaire, pour reprendre le vocabulaire de Georges Perec. Pris séparément, ces minuscules mouvements forment des « exceptions » par rapport à mon identité, mais quand ils s’agrègent et forment un soulèvement extrême, alors ils deviennent la « règle » (l. 21-22) du moment, et je les vis comme un sentiment amoureux.
Cette théorie apparaît dans le sillage des découvertes scientifiques sur le vivant que l’on observait au microscope. Une vie inconnue, invisible et grouillante compose la matière de ce que nous voyons. Au XXe siècle, inspirés par Nietzsche, Gilles Deleuze et Félix Guattari ont proposé de détourner le vocabulaire des biologistes pour décrire des phénomènes psychiques. Ils interprètent la nouvelle de F. Scott Fitzgerald La Fêlure par l’opposition entre une dimension « moléculaire » de nos pulsions, et une dimension « molaire », qui serait celle que l’on peut percevoir. Quand la fêlure se manifeste dans la vie molaire du narrateur, c’est le résultat d’un long processus moléculaire de démolition que l’auteur américain essaie de décrire.
Suis-je autre chose que ce que je parais ? Je pense être simplement un sage précaire amoureux, ce qui n’est pas une erreur ni une contre-vérité. Simplement, cet amour est en fait le « degré superlatif » (l. 4) de nombreux affects moléculaires contradictoires et convergents. Selon Nietzsche, sous le sage amoureux, se cache peut-être un guerrier las et pusillanime qui fonce aveuglément sur un terrain hostile pensant s’éloigner du champ de bataille, et qui attend la victoire sur la mousse d’un rocher fêlé. Mais comme il n’y a pas de mot pour dire cela, on dit A aime B. En ce sens, nous sommes bien « autre chose » que ce que nous « paraissons être », mais cela ne veut pas dire que ce que nous paraissons être est faux ou illusoire.
Cela nous conduit naturellement vers la question du langage. Avoir les mots, n’est-ce pas se limiter à demeurer sur le plan molaire d’une vie déjà vécue ? Nous parlerons de tout cela une autre fois car ce billet est déjà bien trop long et la femme que j’aime m’a rejoint au café où j’ecris, et elle m’attend pour partir. Je ne lui dirai rien de cette histoire de guerrier las qui fonce bêtement sous les paroles mielleuses que je dispense.
Photo de cottonbro studio sur Pexels.com, générée quand j’ai saisi les mots « savoir et sensibilité » dans le moteur de recherche.
Cette question est le libellé du sujet de l’essai philosophique tombé hier lundi 20 mars lors de l’épreuve du baccalauréat dite « Humanités, Littérature & Philosophie » (HLP).
L’un des chapitres de ce cours d’HLP portait justement sur « Les expressions de la sensibilité » et mon copain Ben, professeur de philo plénipotentiaire, avait partagé avec moi des documents pédagogiques qui m’ont permis de faire ce cours alors que je ne savais rien de la nouvelle mouture du bac et de ses inénarrables réformes. Par ailleurs, dans le cours de philosophie en tronc commun, des notions du programme permettaient aussi de traiter un tel sujet : non seulement l’inconscient, l’art, le langage, mais aussi la raison, la vérité, voire la technique. Nos élèves étaient donc armés.
Le savoir nuit-il à la sensibilité ?
On peut déceler un double paradoxe dans la question. D’abord, dans l’histoire de la pensée, c’est plutôt le contraire que l’on avance : la sensibilité nuirait à la recherche de la vérité. Que ce soit Platon qui arrache le philosophe du monde sensible pour accéder au monde intelligible, ou Descartes qui se méfie de ses sens quand il part à l’assaut d’une connaissance indubitable.
Les élèves cultivés auront discerné qu’au XIXe siècle, un tournant opéré d’abord par le romantisme puis par certaines formes de vitalisme, a renversé la perspective et considéré l’intellectuel comme un être faible et plein de ressentiment à l’égard du corps. L’une des illustrations de cette dualité peut être lue au XXe siècle dans le roman de N. Kazantzakis, Alexis Zorba, dont le narrateur est un doctorant qui étudie l’oeuvre poétique de Mallarmé, si je ne m’abuse, et qui se décrit comme exagérément cérébral, tandis que Zorba jouit de la vie d’une manière plus sage, car plus vitale, plus sensible, plus corporelle.
J’avoue que j’ai été sensible moi-même à ce genre de pensée. J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans une thèse de doctorat parce que l’acquisition du style d’écriture savante exigé par l’université me faisait peur. Je craignais que devenir savant m’assèche le cerveau et me rende incapable de produire les petits poèmes en prose en quoi consiste l’œuvre du sage précaire.
Le deuxième paradoxe du sujet se trouve dans le texte d’Octave Mirbeau présenté en première partie de l’examen. La narratrice, femme de chambre, fait la lecture à un jeune esthète bourgeois malade de la tuberculose. Grâce à cette relation ancillaire, la femme de chambre découvre la poésie, le monde de l’esthétique, et se découvre elle-même comme sujet d’une sensibilité appréciée. Cela changera sa vie. Le garçon lui explique que la beauté de la poésie est inaccessible aux « savants », du fait qu’ils ont « trop d’orgueil ». D’où la question pour l’essai philosophique : le savoir nuit-il à la sensibilité ?
Le paradoxe concernant ce texte est évident. Loin d’être une nuisance, le savoir est au coeur de la sensibilité des personnages. Le jeune homme apprécie une poésie très intellectuelle pour son temps, Mirbeau cite les noms de Baudelaire et Maeterlinck. Pour un roman de la Belle époque, ce sont des références ultra modernes et raffinées. Il fallait être un savant pour connaître et apprécier les poètes symboliques au tournant du XXe siècle. De plus, la femme de chambre ne savait pas qu’elle possédait une sensibilité. L’état de son savoir ne lui permettait pas de se rendre compte qu’il existât une chose qu’on appelle « beauté », et qu’elle fût elle-même capable de se délecter d’une oeuvre poétique. C’est le jeune homme qui lui enseigne ce qu’est la poésie, et qui lui apprend qu’elle-même dit parfois des choses belles et sensibles.
C’est ce que Bergson explique à la même époque que ce roman de Mirbeau, à propos de l’émotion ressentie devant des oeuvres d’art modernes. Pour apprécier une oeuvre nouvelle, encore faut-il pouvoir y prêter « attention ». Or l’attention est, selon Bergson, « la jonction entre la perception et des états anciens ». S’il y a trop de différence entre ce que j’ai l’habitude d’apprécier et la perception d’une chose nouvelle, la « jonction » ne se fait pas et je manque la rencontre avec l’oeuvre. La sensibilité ne peut donc pas se vivre de manière indépendante du savoir. Pour reprendre les mots de Bergson, la « concentration » est
une coalescence entre le souvenir et la perception. Si la distance est trop grande entre ce qu’on perçoit et ce qu’on connaît déjà, la coalescence ne peut pas se faire et l’attention en réalité ne se fixe pas.
Henri Bergson, Conférence de 1904.
Le savoir défini comme une culture acquise et méditée est donc une condition de possibilité de toute expression, même imparfaite et lacunaire, de la sensibilité. En revanche, on connaît des individus qui utilisent des éléments de connaissance de manière à empêcher et à travestir l’expression et l’épanouissement de la sensibilité. C’est le cas notamment des mauvais poètes et des auteurs industriels qui se servent de clichés pour exprimer des sentiments stéréotypés. Les exemples abondent mais celui que j’aimerais utiliser vient d’un texte qui m’a été envoyé par Ben en novembre dernier. Il s’agit des Salons de Denis Diderot, dans lequel on peut lire une extraordinaire parenthèse qui pourrait constituer un ouvrage autonome autour d’une exposition du peintre Joseph Vernet ; ce texte est connu sous le nom de » Promenade Vernet » :
deux poëtes ont quelquefois fait deux mêmes vers sur un même sujet
Denis Diderot, Salon de 1767.
Le philosophe ne blâme pas les deux poètes qui pourtant, visiblement, ne sont pas d’une grande originalité. Ce qu’il avance, au contraire, c’est que les sensations sont trop nombreuses et subtiles pour trouver leur juste expression dans un idiome vernaculaire :
C’est qu’il n’y a dans la même pensée rendue par les mêmes expressions, dans les deux vers faits sur un même sujet, qu’une identité de phénomène apparente ; et c’est la pauvreté de la langue qui occasionne cette apparence d’identité.
Diderot.
Diderot nous invite à une réflexion sur le langage pour expliquer les difficultés que nous rencontrons à exprimer adéquatement notre sensibilité. Or le langage est une partie intégrante de notre « savoir » et de notre culture. La langue serait trop « pauvre » parce qu’elle a été créée pour des motifs sociaux et pratiques. Nous parlons pour communiquer des idées compréhensibles par tous, en vue d’actions collectives. Les langues naturelles ne sont pas apparues pour faire de la poésie, et encore moins pour trouver des expressions précises à toutes les variations de notre âme.
De ce point de vue, on pourrait dire que ce n’est pas le savoir en tant que tel qui limite la sensibilité, mais la structure de la langue elle-même. La question peut donc évoluer en se demandant s’il est possible d’acquérir des modes linguistiques qui permettent de donner à la langue une capacité d’approcher l’idiosyncrasie de notre moi. Cette langue nouvelle, plus proche de la sensibilité, à la fois singulière et communicable, n’est-ce pas ce qu’on appelle la littérature ?
Il y aurait mille choses à dire pour répondre à cette question. Ce qui me plaît dans ce genre de sujet, c’est qu’ils peuvent être abordés à plusieurs niveaux de compréhension, et traités par lancers, comme une fusée à plusieurs étages.
Ne me demandez pas pour quelles raisons, ni qui a eu cette idée : les bacheliers passent cette semaine les épreuves les plus importantes de leur baccalauréat, avant de retourner en classe fin mars et de préparer pour juin les dernières épreuves du même diplôme.
Les professeurs de philosophie sont vent debout contre cette réforme du lycée car, disent-ils, les élèves n’auront plus aucune motivation en avril, mai et juin. Le sage précaire répond à cela que la motivation n’était pas la caractéristique principale des jeunes Français avant le mois de mars.
Car vous devez savoir que la philosophie se trouve dans une position rare et même unique du point de vue scolaire : les bacheliers ont tous une épreuve obligatoire de philosophie de 4 heures en juin, mais en plus, les élèves qui ont choisi tel ou tel enseignement de spécialité doivent passer une épreuve dite « de spécialité philosophique », en mars.
À titre personnel, je me réjouis de ce calendrier baroque. Mes élèves ont donc deux séances de réflexion philosophique solennelles et officielles. À cela s’ajoutent les deux sessions de « bac blanc » qui préparent les élèves à plancher sur table dans les conditions de l’examen. Il est de très bon aloi que les élèves aient deux rendez-vous importants, un au deuxième tiers, l’autre à la fin de l’année scolaire. Cela ne peut qu’être profitable pour une discipline dans laquelle on ne progresse que lorsqu’on la pratique.
Je suis dans l’obligation d’exprimer mon tendre désaccord avec mes chers collègues professeurs de philosophie. Ces derniers protestent contre cette folie de faire passer le bac en mars, et demandent que les élèves puissent « préparer » tranquillement leur épreuve jusqu’en mai ou juin. Le sage précaire dit la chose suivante : on n’est jamais prêt. La seule manière de se préparer dans la vie est de se jeter à l’eau.
En avril, mes élèves me reviendront et nous pourrons travailler, sans doute dans le chahut, pour faire des ajustements, pour préciser les consignes de méthodes, et rendre ces futurs étudiants encore plus performants en juin.
Si j’étais ministre de l’éducation, je me flatterais de n’initier aucune réforme structurelle. Je regarde les innovations qui ont eu lieu dans l’éducation depuis la deuxième guerre mondiale et je ne vois strictement aucune espèce d’amélioration. Aucun « effondrement » non plus, d’ailleurs, car je me situe aussi loin des réactionnaires que des pédagogistes. Je ne vois aucune raison fondamentale de changer ni les noms, ni les modes d’organisation, ni même les enseignements du lycée.
La seule chose, peut-être, que l’on aurait du mal à accepter aujourd’hui, est la séparation des filles et des garçons. Très bien, on pouvait permettre des établissements mixtes d’une simple signature de décret, nul besoin de réforme pour cela. Pour le reste, qu’on laisse aux enseignements les structures des collèges et lycées qui existaient même lors de la troisième république.
On nous fait croire que l’école évolue avec la société et les moeurs, mais c’est faux. Je m’en rends compte aujourd’hui que je suis de retour en France, de retour dans l’éducation nationale. Les évolutions sont minimes. Les élèves sont toujours enfermés dans des classes surchargées. La position assise demeure celle que l’on privilégie pour les tenir en respect et gérer les grands effectifs. Les jeunes gens sont toujours accablés de travail et de pression, forcés de se tenir à carreau alors que leur corps demande de l’évasion et de l’action. Ils se font toujours gronder pour bavardage et dissipation. Les cancres font toujours ce qu’ils peuvent pour gruger les professeurs.
On leur enseigne toujours les mêmes choses, sous des noms différents : lire, écrire, calculer, mémoriser, raisonner.
Les anciennes disciplines les plus prestigieuses sont encore là et sont devenues secondaires : latin, philosophie, rhétorique.
Les nouvelles disciplines sont labellisées de façon à ce que plus personne ne sache ce qu’elles signifient : SVT, STMG, SES, LLCE, HGGSP, HLP, etc. Il y a une volonté là dessous, il n’est pas possible qu’on en arrive à de telles aberrations sans une volonté concertée de rendre les réformes indéchiffrables.
J’imagine aussi que le but non avoué de ces réformes sans fondement est de casser, autant que possible, les communications entre générations. Comment voulez-vous aider votre enfant, votre neveu ou votre petite fille, si elle vous dit qu’elle étudie ST2S, à la différence de son frère qui a opté pour STD2A ? Vous demandez alors des conseils à un ami professeur mais ce dernier vous confie qu’il enseigne plutôt le S2TMD.
Vous appelez cela une « évolution » de l’école ? Laissez tranquille la terminologie. Vous n’améliorez rien avec vos réformes. Tant que les lycées demeureront des casernes, vos innovations administratives n’apporteront que de la déstabilisation et de la pression supplémentaires aux enfants, aux parents et aux personnels d’éducation.
Vous ne le savez peut-être pas mais les élèves de terminale vont passer la semaine prochaine les épreuves anticipées du baccalauréat. On appelle cela les épreuves de « spécialité ».
Depuis la réforme du premier mandat du président Macron, les élèves doivent choisir, en plus des disciplines obligatoires comme la philosophie, le sport et l’anglais, deux enseignements spécifiques dans lesquels ils devraient pouvoir s’épanouir. Ce sont les EDS, « Enseignement de Spécialité ». On y trouve des sciences, des lettres et des arts.
Les spécialités les plus prisées sont sans surprise les mathématiques, l’économie, la physique-chimie, la biologie (SVT), et l’histoire-géographie. Celle que j’enseigne au lycée s’appelle « Humanités, Littérature & Philosophie » (HLP). Nous l’enseignons à deux, un enseignant de lettres et un de philosophie, à raison de 6 heures par semaine, auxquelles s’ajoutent les 4 heures de philosophie obligatoires pour toutes les terminales. Naturellement, peu d’élèves choisissent cette spécialité car ils n’ont jamais fait de philosophie auparavant ; de plus, ceux qui aiment le français ne voient pas forcément de débouché professionnel dans une formation qu’ils jugent excessivement littéraire.
À titre personnel, j’aime enseigner cela car je suis passionné de littérature, mais je note deux effets pervers dans ce nouveau système.
La philosophie est en passe de devenir une discipline accessoire dans le parcours des élèves. Beaucoup d’entre eux pensent qu’elle ne sert à rien et cette nouvelle organisation, qui met l’accent sur des spécialités, leur confirme qu’ils n’ont pas d’efforts particuliers à fournir pour réussir leur baccalauréat.
En l’associant avec la littérature, les élites qui nous gouvernent rendent la philosophie inaudible à tous les esprits plutôt tournés vers les mathématiques, les sciences et les sciences sociales.
Le dernier texte que j’ai fait expliquer à une de mes classes était signé Karl Marx ; il traitait de la place que prend la religion dans une organisation sociale et politique. C’est un texte qui aurait pu avoir sa place dans des enseignements d’histoire, de sciences économique et sociale, ou de science politique.
Faire de la philosophie une discipline strictement littéraire est une grave erreur car cela la range dans un ghetto, l’ampute de ses membres scientifiques et logiques. Cela contribue à la marginaliser.
La guerre en Ukraine continue de faire rage et le sage précaire ne sait toujours pas qu’en penser.
« Poutine a déjà perdu la guerre, déclare Jonathan Littell dans Le Monde, mais on ne fait pas ce qui est nécessaire pour l’obliger à l’accepter. »
Le sage précaire est convaincu par le dernier qui a parlé. Il est pour la paix, c’est entendu, mais cela ne veut rien dire en temps de guerre.
Dans les médias, on entend tout et son contraire. Je suis également agacé par deux types de commentateurs : ceux qui disent que la Russie va très bien, qu’elle maîtrise la situation, que son économie est florissante grâce à cette guerre, me semblent de simples propagandistes.
À l’inverse ceux qui, comme Jonathan Littell, BHL, Romain Goupil et tous les néo conservateurs, disent que la victoire sur l’armée russe n’est qu’une affaire de volonté occidentale sont horripilants de naïveté et d’irresponsabilité. BHL déclare dans le long entretien que France Culture lui consacre : « Je suis fier de ce que la France a fait en Lybie. Moi ce qui me fait honte c’est la situation syrienne. L’ingérence démocratique en Lybie a fait plus de bien que la non-ingérence en Syrie. »
Tout ce groupe d’intellectuels bellicistes laisse pantois. Il suffit de faire la guerre, à les entendre, ce n’est quand même pas compliqué.
Le sage précaire observe ces imbéciles et les écoute attentivement. Voilà ce qu’il faut faire quand on est précaire : se mettre soi-même dans le camp du bien et affirmer crânement, contre toute apparence, au mépris de toutes les leçons de l’histoire, qu’au nom du bien on peut se livrer à toutes les sauvageries.
Mais alors le sage ne serait plus précaire. Il serait sûr de son fait, sûr de son droit, ce qui lui ferait perdre son statut faillible d’homme faible aux pieds d’argile.
En 2021, le concours pour devenir professeur d’histoire géographie donnait ce très beau sujet de composition : « Les usages de l’écritures du XIIe au XIVe siècle (Angleterre, France, Italie, péninsule Ibérique) ». Le rapport du jury de ce concours est très instructif à tous les égards. Je recommande la lecture de ces rapports qui sont toujours extrêmement bien écrits, par des professeurs qui aiment leur métier, ou qui donnent envie de l’aimer.
Le sage précaire comprend de suite pourquoi on parle de « péninsule ibérique » au lieu d’Espagne : parce que la péninsule est arabophone à cette époque, qu’elle s’appelle Al Andalus, et que les musulmans y font régner une culture plutôt lettrée par rapport au reste de l’Europe occidentale. Les chrétiens y parlent en arabe. Les juifs aussi, et y vivent dans une sécurité relative ; relative mais plus grande que dans le reste de l’Europe occidentale, et surtout que l’Espagne conquise par les rois catholiques.
Avant de lire le rapport du jury, je rêvasse et je me demande comment traiter un tel sujet. Me viennent à l’esprit les textes connus de ces trois siècles : les chansons de geste, celles des troubadours, les grands récits de voyage de Marco Polo, de Guillaume de Rubrouck et de Jean de Mandeville. Je songe aux grands textes théoriques d’Averroès, de Maïmonide, de Thomas d’Aquin, de Duns Scott. Mon esprit divague et je salive à l’idée de lire le rapport du jury qui devrait, selon toute probabilité, éclairer ma lanterne.
Las, vous ne trouverez rien sur l’Europe arabophone. Cette phrase trahit le préjugé des historiens français :
La péninsule Ibérique est fragmentée en royaumes, nettement individualisés, portés par la Reconquista
Rapport de jury, Capes d’Histoire-Géographie
Portés par la Reconquista ? Ce mot espagnol n’est pas en italique dans le rapport alors même que le rapporteur se plaint du fait que les candidats omettent de souligner les titres et les mots étrangers. Signe peut-être que la guerre de conquête des rois catholiques est considérée comme tellement légitime qu’elle a été intégrée dans la culture française.
Le mot « arabe » n’apparaît qu’une seule fois dans le rapport du jury, pas à propos de l’Espagne mais de la Sicile :
un royaume de Sicile, fondé en 1130, caractérisé par un important syncrétisme entre influences byzantines, arabes et normandes.
Idem.
Cela me serre d’autant plus le coeur que j’ai beaucoup rêvé sur cette Sicile à la fois normande et arabe. J’utilise comme fond d’écran de mon ordinateur la fameuse carte du monde conçue en Sicile par Al Idrissi, sous le règne de Roger II. Devinez en quel siècle ? Au XIIe naturellement. Cette œuvre devrait apparaître dans la dissertation des futurs professeurs d’histoire.
Carte du monde d’Al Idrissi, orientée sud/nord, Sicile, 1154.
Hormis cette lacune, le rapport du jury est très instructif. On y découvre des textes intimes.
« La notion de scripturalité de l’intime renvoie aux écrits du for privé de l’époque moderne. Il s’agit d’une « scripturalité éphémère » ». « La « lettre d’amitié » de Jean de Gisors à Alice de Liste, petit billet du milieu du XIIIe siècle trouvé glissé dans un mur de Saint-Pierre-de-Montmartre lors de travaux de restauration, en est un témoignage exceptionnel. »
On y découvre surtout que le corps enseignant a encore beaucoup à faire pour penser l’Europe dans sa totalité, sans fermer les yeux sur des réalités pourtant incontournables. La conclusion, en toute logique, précise que la dissertation s’est réduite à la culture chrétienne, ce qui n’était pourtant indiqué dans le libellé du devoir.
Le XIIe siècle marque, dans l’Occident chrétien, non pas une apparition de l’écrit mais une nette progression de l’écrit par rapport à l’oral, et ce dans l’ensemble de l’Occident médiéval.
Image générée quand j’ai saisi « Ma femme », Photo de Mikhail Nilov sur Pexels.com
Cécilia et son mari nous ont rendu visite l’autre jour, c’était un plaisir de les voir. Le mari de Cécilia restera anonyme pour des raisons de confidentialité, et aussi pour faire écho au sujet de ce billet. De plus, mes amis ne veulent pas apparaître en tant que couple sur l’internet, j’avais parlé d’eux de cette manière jadis et ils n’avaient pas apprécié. Cela les regarde.
En nous promenant dans le parc du Château d’Ô, Cécilia m’a expliqué pourquoi elle n’aimait pas que j’emploie sur ce blog l’expression « ma femme » ou « mon épouse » lorsque j’évoque Hajer. La conversation était intéressante car Hajer, elle-même, préférait qu’on n’utilisât pas trop son prénom sur internet.
Selon Cécilia, l’expression « ma femme » est non seulement un signe de propriété, mais surtout un signe de culture bourgeoise, vieux-jeu et poussiéreux. Mais alors pourquoi le sage précaire affectionne-t-il cette expression alors qu’il n’est ni bourgeois, ni vieux-jeu, ni poussiéreux ?
Selon moi, c’est l’emploi des prénoms qui renvoie à la bourgeoisie moderne. Quand je lis ce grand bourgeois qu’est Emmanuel Carrère, je dois savoir qui est Hélène quand son nom apparaît. L’emploi du prénom pour désigner des membres de la famille, ou des membres de la hiérarchie, ne renvoie pas à quelque chose de moins hiérarchique et de moins bourgeois, bien au contraire : il s’agit de s’adresser à des happy few qui connaissent les codes de la bonne société et qui ont en tête, intuitivement, le Who’s who? du milieu concerné.
En toute modestie, je trouve qu’il y a quelque chose d’à la fois digne et généreux à dire « ma femme » car cela accueille le lecteur dans un espace neutre où personne n’est censé connaître telle ou telle personne. Cela me fait penser aux Mémoires de Saint-Simon, où le duc mentionne toujours son épouse sous la locution « Mme de Saint-Simon ». Le lecteur y perçoit non pas la soumission d’une épouse mais la personnalité d’une femme responsable qui prend d’énergiques initiatives pour redorer le blason de son mari, c’est-à-dire de la France tout entière.
Plus modestement encore, « ma femme » me fait penser aux épisodes de Columbo à la télévision. La moitié du détective n’apparaissait jamais à l’écran mais Columbo parlait souvent d’elle, généralement à tort et à travers. On l’avait tellement fantasmée et espérée qu’elle finit par devenir l’héroïne d’une nouvelle série télé en bonne et due forme.
La question n’est pas de savoir si les capacités de l’intelligence artificielle sont impressionnantes ou pas, si cette technologie est bonne ou pas. Oui, c’est impressionnant, oui c’est utilisable. Il n’y a pas lieu de rejeter les innovations, puisque de toute manière, nous y viendrons tous. Les gens se sont suffisamment ridiculisés en vaines arguties dédaigneuses sur les téléphones portables, l’internet, les ordinateurs, les blogs, les encyclopédies en ligne et les réseaux sociaux, avant d’y sombrer corps et âme.
Les questions que je me pose sont les suivantes. Dans quelle mesure Chat GPT, le plus récent truc en Intelligence Artificielle, peut écrire une dissertation de philosophie ? Quelles en sont les limites ? Comment un étudiant peut utiliser cette fonctionnalité de manière productive ?
Soit le sujet suivant, que j’ai donné à une classe de terminale : « La technique nous éloigne-t-elle de la nature ? ». Voici ce que propose Chat GPT en introduction : « La question de savoir si la technique nous éloigne de la nature est un sujet de débat depuis des siècles. » Soit, le début n’est pas fou mais on ne va pas râler tout de suite.
La suite pose quelques problèmes :
D’un côté, certains considèrent que la technologie nous permet de mieux comprendre et de mieux apprécier la nature en nous offrant de nouveaux moyens de la découvrir. D’un autre côté, d’autres affirment que la technologie a un impact négatif sur la nature en causant des dommages irréparables à l’environnement.
Chat GPT
En tant que correcteur, je ne suis pas satisfait de lire « certains » et « d’autres ». Dans ce cas, j’écris dans la marge : « Qui ? ». Cette façon d’écrire est paresseuse et surtout ne témoigne pas d’une réflexion originale. La personne qui écrit de cette manière limite son travail à un exposé d’histoire des idées. Ce n’est pas ce qu’on demande en philosophie, et j’avais demandé explicitement à l’intelligence artificielle une dissertation de philosophie.
La suite développe un peu les deux idées proposées en introduction, sans vraiment de réflexion originale. La conclusion se veut équilibrée et synthétique : « Il est donc important de trouver un équilibre entre l’utilisation de la technologie pour protéger la nature et la nécessité de préserver notre lien avec elle. » Cela ne vaudrait pas une bonne appréciation de la part d’un professeur mais cela peut limiter les dégâts pour des élèves qui présentent des difficultés pour s’exprimer à l’écrit.
Quand je demande à Chat GPT de me trouver une référence d’Aristote sur ce sujet, l’intelligence artificielle me sort un premier paragraphe correct puis un paragraphe qui me paraît incorrect :
Aristote encourage une utilisation modérée de la technique, qui respecte les limites naturelles et qui vise à améliorer la qualité de vie de l’homme sans nuire à la nature.
Chat GPT
Ah bon ? Où a-t-il dit cela, le bon Aristote ? Dans la Grèce antique, avait-on conscience que l’homme et la technique polluaient la terre ? Y avait-il seulement cette idée de « nuire à la nature », prise dans ce sens de préoccupation environnementale ?
Le pire vient quand je demande une référence à Descartes : un premier paragraphe correct puis deux paragraphes qui répètent mot pour mot ce qui était généré sur Aristote. Même opération avec Heidegger. Au final, l’application répète la même idée qui se veut équilibrée et suffisante : il convient d’encourager « une utilisation modérée et responsable de la technique, qui respecte les limites naturelles et préserve notre lien avec la nature. »
En conclusion, l’intelligence artificielle est un super jouet, mais est loin de pouvoir travailler à notre place. Son principal problème, à mes yeux, consiste à fondre toutes les pensées dans un ensemble modéré et consensuel. Là où on attend d’un étudiant qu’il comprenne et approfondisse des problématiques, Chat GPT va plutôt le diriger vers une agrégation et une confluence généralisée.