Un ballet automobile autour d’un arbre

Hier, à la nuit tombante, nous sommes allés voir le margousier le plus intéressant de Seeb. Il est seul sur une grand place vide, dont je ne sais pas si elle est un terrain vague ou un espace volontairement vide, pour faire respirer ledit margousier.

Les enfants jouent non loin, et le long des maisons, les femmes et les hommes prennent le frais relatif de la fin de journée, assis par terre sur des tapis où ils se servent du thé.

Cet arbre m’a plu au premier regard, quand je l’ai découvert lors de promenades hasardeuses. Nous venions de déménager à Seeb et je découvrais mon quartier à pied et en voiture, en me laissant porter dans les méandres des vieilles rues. Ce sont les arbres qui m’ont de suite intéressé. Ce sont les arbres qui m’ont parlé de l’histoire de ma ville.

Celui-là, par exemple, il me parut grand et majestueux. J’ai senti immédiatement qu’on le respectait, voire qu’on le vénérait, ou plutôt qu’on l’avait vénéré et qu’il était aujourd’hui à la retraite. Mais je crains qu’il souffre. Non de la sécheresse, car pour être aussi vieux il a dû plonger ses racines dans une terre riche, mais des maltraitances humaines. Des branches sont cassées autour de lui. Des clous lui ont été plantés dans l’écorce.

Souvent, mes joggings et mes promenades me mènent à lui et je ressens quelque chose près de lui. À l’aube, il m’arrive de grimper sur son tronc et de me reposer sur une branche. Qu’est-ce que je ressens exactement ? Je ne saurais le dire.

Malade du Covid 19, je me forçais à faire des promenades le soir et/ou le matin. Plusieurs fois, j’ai dépassé mes forces et mon énergie pour marcher jusqu’à ce margousier qui m’apaisait. Les femmes assises sur les tapis devant leur maison me regardaient. Je n’osais leur dire bonjour ni les regarder, pour ne pas les gêner. Je touchais l’arbre magnifique sans savoir pourquoi. Je n’allais pas jusqu’à l’étreindre mais j’y collais mon dos endolori. Dire que l’arbre me revigorait serait exagéré. Ce qui est vrai est que je suis attiré vers cet arbre, par cet arbre, que je vais le voir intentionnellement, et que je ne sais pas pourquoi.

Il est appréciable que les communautés humaines l’aient laissé là, au milieu de nulle part, depuis plus de cent ans. J’ai déjà dit combien cette essence d’arbre était précieuse et médicinale dans le sous-continent indien, nul doute que celui-ce en particulier jouait un rôle de pharmacie collective tandis que tous les autres, à Seeb, appartiennent clairement à une habitation privée.

Du margousier

Le plus bel arbre de Sib, près de Mascate, sultanat d’Oman, 2020.

Pendant longtemps je les aimais, ces arbres de Mascate et de Sib, sans les distinguer, sans connaître leur nom ni rien de leurs propriétés. 

J’ai fini par comprendre que cet arbre était le margousier. Dans le même temps, j’appris que le margousier venait d’Inde et qu’il était exploité de nombreuses façons dans la médecine ayurvédique. Des feuilles dont on fait des cataplasmes, aux racines dont on fait des décoctions, en passant par les fruits dont ont presse « l’huile de Neem », tout est bon dans le margousier. 

Il ne m’en fallut pas davantage pour échafauder la théorie suivante : le margousier est importé des Indes comme tant d’autres produits depuis des millénaires, les épices, le riz, les travailleurs, les textiles. 

La classe aristocratique d’Oman a certainement des médecins et des devins indiens qui les aident à soigner ses maux (c’est toujours la théorie que je continue d’échafauder.) Ces savants ayurvédiques ont recommandé que l’on plante des margousiers et d’autres arbres bénéfiques. 

Au XIXe siècle, les Britanniques, qui dirigeaient le pays sans le dire ouvertement, ont rationalisé certains échanges entre l’Oman et « leurs » Indes. Je pense que ce sont les Britanniques qui, dès qu’ils ont obtenu que la capitale ne soit plus à Zanzibar mais à Mascate, ont fait planter des arbres majestueux pour créer des allées d’ombre fraîche.

Ce que je voudrais faire comprendre, c’est l’éloquence muette de ces vieux arbres. Ils sont les derniers et seuls témoins des siècles passés, et aucun livre d’histoire ne parle d’eux. Les chercheurs en sciences sociales étudient l’économie, la politique, les langues étrangères, mais ne voient pas toujours que les arbres centenaires sont des archives parlantes.

Quel âge ont mes margousiers qui dépassent des vieilles maisons et qui souvent se trouvent à l’entrée des maisons ?  À mon avis, on les a plantés là pour plusieurs raisons : leur ombre permet de prendre le thé dehors, leur propriété chimique chasse les moustiques, 

Margousier à l’entrée d’une maison, Sib, Oman.

leur feuillage habille l’architecture, leur présence souvent dédoublée éloigne les mauvais esprits et les djinns indiscrets, et aujourd’hui leur large frondaison protège les véhicules du soleil.

Qu’on ne me dise plus à propos d’un quartier ou d’un village : « Il n’y a rien là-bas », ni : « Il n’y a rien à y faire ». Du moment qu’il y a de beaux arbres, nul besoin de cafés, de musées, de boutiques ni de théâtre. Le spectacle est assuré par ces vieux acteurs dont le mouvement est simplement ralenti à l’extrême.

Jean Rolin et les pétunias dans le Golfe persique

Les villes côtières du Golfe persique peuvent être très belles. Mascate, par exemple, est pleine de charme. Une des choses qui me plaît le plus dans la capitale d’Oman est la végétation, les fleurs et les arbres cultivés en bord de route. Autour des rond-points, s’étendent en étoile de véritables parcs avec des pelouses impeccables et des arbres remarquables, certains anciens et tous plantés avec soin, voire avec science.

L’écrivain Jean Rolin, qui est allé dans le Golfe au début du siècle pour écrire son récit Ormuz, se moque dans une vidéo tournée chez son éditeur P.O.L. de tous les pétunias qui ont été plantés dans les villes de cette région. Pour lui, il s’agit d’un gâchis épouvantable. De la minute 8’28 à 9’20, Rolin s’amuse de ces pétunias pour conclure que cela relève d’une « vision caricaturale du monde dans lequel on vit et de celui dans lequel on pourrait être amené à vivre ».

S’il n’y avait que des pétunias, je serais d’accord pour me moquer avec le grand écrivain, mais ce que l’on trouve comme plantes est bien plus divers en Oman. Et surtout, une information d’importance doit être apportée : contrairement à ce que l’on pourrait penser, les autorités omanaises n’utilisent pas d’eau potable pour ces parcs et ces jardins, ni n’épuisent les nappes phréatiques du pays. Les autorités ont mis en place un réseau de stations d’épuration, ainsi que de désalinisation de l’eau de mer, et c’est dans ces ondes à peine dépolluées que l’on puise pour arroser ces milliers de pétunias. Je tiens cette information d’ingénieurs hydrauliques français qui travaillent en Oman.

Quand vous viendrez vous promener en Oman, ne soyez pas surpris par la magnificence des fleurs et des essences. Au contraire, ayez foi dans le fait que, malgré la chaleur des longs été, peut-être verrons-nous pousser de véritables forêts dans l’Arabie heureuse.

Courir dans l’oasis

Tous les matins, avant qu’il fasse trop chaud, je me promène dans l’oasis au bord duquel se situe ma maison.

Les palmiers dattiers sont en train de se garnir de fruits verts qui grossissent presque à l’oeil nu. Au pied des palmiers poussent des bananiers et autres arbres fruitiers : des grenadiers, des citronniers et des arbustes à fleurs.

En passant devant ces arbres, on cueille des feuilles et on les renifle. Cela sent l’agrume, le thym, le curry, les épices orientales. C’est ainsi que se partage le territoire dans mon oasis : les palmiers pour les affaires, les exportations de dattes. Les autres arbres pour les travailleurs et les familles locales, pour leur thé, leurs repas et leurs parfums.

Entre chaque parcelle, les falaj attendent l’eau qui irriguera tous les champs par alternance.

Mes promenades sont un peu sportives. Par amour pour la nature et les nuances de verts, mes promenades se transforment en jogging. Poussé par une force obscure, mes jambes se mettent à courir et je rentre à la maison, tous les matins, en sueur et la tête pleine de lumière verte.

Les roses de Jebel Akhdar

Il n’y a qu’une route qui mène directement à la montagne célèbre du Jebel Akhdar, et cette route est dans mon village. Je ne pouvais donc pas habiter plus près des merveilles du plateau de Sayq tout en restant proche de mon lieu de travail.

Jeudi après-midi, jour de weekend, notre stratégie est de couper dès que possible avec le travail pour donner au jeudi une dimension d’un jour de congé de plein droit. Comme on le sait, changer de site est primordial. Se dépayser permet un repos plus radical grâce à une déconnexion physique et mental avec le quotidien.

Nous partons donc à la montagne et choisissons de refaire une promenade connue plutôt que d’explorer de nouveaux territoires. Nous appelons cette randonnée la « promenade des roses » car elle relie des villages qui cultivent notamment, sur des terrasses verdoyantes, des roses.

Les villages en flanc de coteau se suivent comme des perles dans un collier. Le plus beau de ces villages se découvre après une demie heure de marche douce. Les terrasses de roses entourent une petite mosquée confortablement lovée pour accueillir les paysans lors de leurs pauses prières.

Ce jour-là, des Omanais et des Indiens travaillent à cueillir les petites roses odorantes pour distiller la fameuse eau de rose de Jebel Akhdar. Je suis excité car je n’ai jamais pu avoir accès à cette eau de rose. Je la crois exceptionnelle, au point qu’elle est entièrement achetée par les parfumeurs arabes les plus exigeants. Nous parlons avec les travailleurs qui nous expliquent que l’eau de rose est fabriquée ici, dans le village, et qu’elle est ensuite écoulée sans peine, dans la famille élargie, sans avoir besoin de marketing.

Un certain monsieur Saïf nous invite à l’attendre une demie heure. Il nous montrera son atelier. Après sa journée de travail, il nous montre sa minuscule fabrique où il fait cuire les pétales de rose et l’eau. Je n’ai pas compris exactement le procédé, et pendant qu’il nous parle, des ouvriers indiens (ou bengladais) posent des ballots de roses dans l’atelier.

Saïf nous invite à boire le café chez lui. Il nous ouvre la porte et nous entrons dans le salon extérieur qui est la pièce importante de la vie omanaise. Un salon qui laisse invisible le reste de la maison et permet aux femmes de ne pas apparaître ne d’être vues. Ce « majlis » est un sas entre le dehors et le dedans et autorise toutes les réceptions amicales que l’on veut sans déranger la vie intime de la famille.

 

Nous nous asseyons sur les tapis et les coussins, non sans nous être déchaussés, et nous attendons le café omanais et la pâte de dates parfumée au beurre de chèvre maison. Les enfants de Saïf nous visitent. Ils vont à l’école dans les petits villages qu’on vient de traverser, sauf le tout petit qu’on me met dans les bras pour que je lui chante une berceuse française.

 

 

Retour fulgurant de l’être promis

J’ai vu débouler dans mon village Shamsa, la jolie Palestinienne qui avait enchanté ma nuit de Mascate en septembre. Elle me dit qu’elle connaît bien Birkat al Mowz pour avoir travaillé sur quelques projets agricoles dans la région.

Je suis ravi de la revoir, et bienheureux qu’elle désire se promener avec moi. Elle me propose d’aller dans un wadi, près du village. Un wadi est une rivière de montagne. Intérieurement je saute de joie. En quelques phrases à peine, elle a surpassé toutes mes attentes : projets agricoles, rivières, montagnes, connaissance des sols et des plantes, promenade, nage, crapahutage, gamahuchage. Cette fille concentre tout ce que j’aime dans mon nouveau pays.

Elle a attaché ses cheveux frisés et les a recouverts d’un foulard très seyant, noir et or, un joli voile qui peut être interprété à loisir, soit comme un signe de soumission religieuse soit comme un accessoire de mode. Loin de la robe de soirée légère de l’autre fois, elle est en jean délavé et en pull à manches longues.

Nous ne montons pas dans sa grosse voiture tout de suite. Nous marchons un peu dans le village. Nous escaladons un mur et longeons le falaj, chacun sur une bordure du mince canal. Notre conversation reprend très vite un cours rapide et intime. Elle me parle d’elle car nous passons près de la ferme abandonnée dans laquelle elle a travaillé. Nous nous déchaussons et nous trempons les pieds dans l’eau courante, à l’ombre des palmiers. C’est là qu’elle explique qui elle est, dans la lumière de fin d’après-midi.

Contrairement à ce qu’elle affirmait, elle est autant palestinienne que moi. Si son identité me paraissait si confuse l’autre soir à Mascate, c’est parce qu’elle devait dissimuler quelque chose. Les pieds massés par l’eau fraîche de la montagne, elle remue ses orteils en m’expliquant qu’elle est en fait Omanaise mais qu’elle a longtemps vécu en Amérique et que, dans son pays natal, elle se sent obligée de prétendre être une étrangère dans les soirées d’Occidentaux où l’on boit de l’alcool. Elle s’invente des passeports, des passés, des familles, et cela lui ouvre toute sorte de portes pour faire la fête et des affaires.

Son nom est donc Shamsa, si du moins il convient de la croire. Un nom enchanteur, qui sonne à mes oreilles comme un parfum de Guerlain.

Je regarde les maisons en terre abandonnées qui peuplent mon village. Qu’est-ce qui s’est passé ? Qu’est-il arrivé à la ferme où a travaillé Shamsa ? C’était un projet de coopérative un peu alternative. L’idée était de profiter de l’irrigation du falaj et des fermes à retaper pour proposer la culture de légumes bio qui auraient été facilement vendus en Oman, ne serait-ce qu’aux personnels de l’université. La question de l’eau n’a pas été résolu. Il fallait payer près de 10 000 euros pour avoir le droit d’utiliser l’eau, et c’était un droit définitif. Mais les propriétaires locaux n’ont pas aimé l’idée de voir des Occidentaux venir travailler la terre. Ici, les seuls étrangers que l’on trouve légitimes dans un champ sont les Indiens et les Bangladais, pas les Wwoofers européens.

Il y eut des blocages, des tensions puis des abandons. Shamsa a lâché l’affaire relativement vite. Elle ne désirait pas s’embrouiller avec des paysans locaux et se sentait très mal à l’aise dans les réunions tendues et autres engueulades inopinées.

Elle a gardé cependant une grande tendresse pour Berkat el-Mawz et des liens d’amitié avec certaines familles d’ici. Elle me promet de me les présenter un jour, même s’il n’est toujours facile de s’afficher avec un Européen quand on est omanaise.

Mon terrain cévenol : pas de frontières, mais un coeur

Je me suis rendu en Cévennes avec Ben et ses trois garçons, comme chaque été, et avec un Philippe célibataire qui avait envoyé femme et enfant à l’étranger.

C’était une bonne chose de pouvoir fouler une dernière fois mon terrain avant de partir pour l’Arabie. Mes cerisiers sont toujours vivants, malgré la sécheresse de cet été, et la source n’a cessé de s’écouler et de faire une boue délicieuse pour les sangliers.

Ma source d’eau pure à laquelle je bois avec un plaisir si inapproprié qu’une nuit, dans la cabane, j’ai rêvé que je faisais l’amour avec Brigitte Bardot. Celle de 1965, pas celle de 2015. Je pense que ce rêve était associé à ma source et à mon terrain car la bouche de BB était fraîche et abondante. Mes terres cévenoles, je les envisage comme un jardin d’amour, une oasis torride cachée dans la forêt. Les Brigitte Bardot du XXIe siècle y viendront se reposer et se ressourcer, à mes côtés ou en mon absence.

Mes amis ont donc eu l’opportunité de fouler cette terre, chacun ayant ses rêveries et ses intérêts propres. Ils savent quoiqu’il en soit qu’ils y seront toujours les bienvenus pour des vacances en famille, des retraites spirituelles et des escapades (il)légitimes. Mais pendant que Ben réfléchissait aux potentialités concrètes des lieux découverts pas à pas, Philippe ressentait une gêne. Il voulait savoir exactement où commençait, où finissait mon terrain, et la raison pour laquelle j’étais incapable de lui donner satisfaction.

Je lui disais là-bas, grosso modo, on est plus ou moins sur mes terres.

Et ce rocher, par exemple, sur notre droite ?

Bon, eh bien ce rocher, on va dire que c’est plutôt hors de mon terrain.

Mais là où nous marchons, c’est chez toi ou pas ?

Ah oui, nous sommes chez moi, là, les gars.

Tu en es sûr ?

Oui, pour moi on est chez moi. Dans mon coeur, je suis convaincu qu’on est chez moi.

Ce langage ne peut pas convenir à Philippe. Ce dernier n’a jamais vu les plans du cadastre, donc il est dans l’obscurité la plus totale. Moi, j’ai plusieurs fois exploré la montagne les plans à la main, soit avec mon frère, soit avec l’ancien propriétaire qui m’a vendu ces parcelles. A chaque arpentage, chaque promenade, les limites restaient peu claires, mais cela ne me dérangeait pas. Nous savions que les lieux de vie les plus significatifs (la source et les terrasses plates propices au jardinage) étaient bien situés sur lesdites parcelles, et rien d’autre ne m’importait.

C’est là que j’ai perçu une différence fondamentale entre Philippe et moi. Il disait souvent : « mais où est-il ce terrain ? » comme Henri Michaux sur le fleuve Amazon : « Où est-il ce voyage ? » Certains pensent que la première chose à faire, quand on achète un bien, est de le délimiter et éventuellement de l’encadrer par une barrière ou une corde. Pour ma part, je ne vois pas l’intérêt de faire une chose pareille. Je me contente d’une frontière floue, à la limite de l’inexistence.

Il faut dire que la première fois que nous sommes allés sur mon terrain avec Philippe, sa femme et son fils, nous nous sommes perdus dans la forêt et ne l’avons jamais trouvé. On avait garé la voiture sur la route du Puech Sigal et notre idée était d’atteindre le terrain en descendant par la forêt du haut, chemin que je ne connaissais pas bien. Après une heure d’égarement, je leur ai dit que nous essaierions le lendemain, en montant depuis le terrain de mon frère. Je maîtrise mieux la géographie par le bas, c’est ainsi.

Depuis, quand on parle de mon terrain, Philippe n’est pas négatif mais il énonce calmement qu’il faudrait encore savoir où il se trouve. C’est ici que je vois cette différence entre lui et moi. Une différence métaphysique. Pour Philippe, un être a besoin d’être délimité pour être. Ceci ne s’applique pas dans le cadre de la sagesse précaire.

Dans la métaphysique de la sagesse précaire (au livre gamma bien sûr, mais on peut trouver la même idée dans le delta et bien d’autres livres), certes un être a besoin d’être individué pour être, mais son individuation ne passe pas par sa délimitation. Il s’agit plutôt d’une présence immanente et rayonnante, qui irradie depuis son milieu. Je me tue à le dire, l’individuation est une question d’événement, et non d’espace-temps.

J’avais avancé une idée équivalente à propos des oeuvres d’art, des livres et des films, ce qui compte dans un lieu ce n’est pas son confin mais son coeur. Ce qui le distingue de son voisin ce n’est pas sa frontière, contrairement à ce que l’on dit trop souvent.

L’identité de mon terrain tient dans sa source et les terrasses qui se trouvent en contrebas. Tout le reste c’est de la friche. De la friche essentielle, mais de la friche. De la forêt, du bois, de la montagne. Une montagne indispensable pour la venue au monde de mon oasis érotique, site incontournable, mais non équivalent avec mon terrain.

Il faut voyager Pelléas

Hélène Guilmette et Bernard Richter dans Pelléas et Mélisande, Opéra de Lyon
Hélène Guilmette et Bernard Richter dans Pelléas et Mélisande, Opéra de Lyon

 Y en a marre des mises en scène modernes ! Alors, certes, la soprano québécoise Hélène Guilmette est magnifique en Mélisande érotique, et elle a envoûté le public lyonnais par sa voix et son jeu, bien aidée en cela par l’ensemble de la distribution. Mais moi, quand je vais voir Pelléas et Mélisande, je VEUX voir la chevelure de Mélisande qui tombe depuis la plus haute fenêtre de la tour jusqu’au sol.

J’EXIGE de voir Pelléas jouer dans cette chevelure comme un enfant dans des lianes.

Merde, quoi, est-ce trop demander ? N’est-ce pas exactement ce qu’a écrit Maeterlinck ?

Pardonnez cet élan d’humeur, c’est la canicule qui me met les nerfs à vif.

Je profite autant que je le peux de la vie culturelle française. Avant de m’expatrier une nouvelle fois dans une université de la belle Arabie, je trompe la chaleur avec ce qu’offrent les grandes villes de mon pays d’origine.

Alors l’opéra. On ne va jamais assez à l’opéra. C’est idiot, on laisse cet heureux loisir aux bourgeois, aux snobs, aux riches, alors que c’est un art qui tend les bras aux sages précaires et aux jeunes amants. L’opéra de Lyon, pour ne parler que de lui, propose des places à 10 euros, à 13 euros, à 25 euros. On peut y aller seul ou en galante compagnie, quand on trouve des jeunes femmes qui aiment la musique savante.

Et il y en a pléthore en Europe, en particulier parmi les femmes étrengères, exilées en France. Des femmes délicates aux longues mains sensuelles et aux yeux humides. Mais certaines femmes, toute délicates qu’elles soient, vous posent parfois des lapins et vous vous retrouvez tout seul dans votre loge.

Celle qui devait venir avec moi m’a en effet fait faux bond au dernier moment. Impossible d’en inviter une autre : celle avec qui je buvais un thé au moment de l’annulation de mon amie ne pouvait se libérer d’un coup.

Après tout c’était un mal pour un bien : je pouvais passer d’un siège à l’autre selon mes envies, et surtout tomber amoureux tranquillement de la merveilleuse Hélène Guilmette. Je suis sorti de l’opéra tout émoustillé, et la belle Hélène aurait pu me faire faire n’importe quelle sottise. Il ne faut pas sous-estimer les pouvoirs de la voix, et l’opéra est le dernier lieu, dans nos villes contemporaines, où l’on exploite encore à fond les richesses infinies de cet organe profond.

Pelléas 1

Création de l’opéra de Lyon, Pelléas et Mélisande de Claude Debussy était mis en scène par le cinéaste Christophe Honoré. A la baguette, le flamboyant Kazuchi Ono (je dis ça pour frimer, je n’avais naturellement jamais entendu parler de Kazuchi Ono.)

Vous connaissez l’histoire de la pièce de Maeterlinck, je ne vais pas tout vous raconter. Mélisande pleure dans un bois, Golaut l’entend, la sauve et se marie avec elle. Elle s’emmerde au royaume sylvestre de Golaud, et s’amourache de Pelléas, le frère ou le demi-frère de Golaud. Par jalousie, ce dernier tue Pelléas et Mélisande meurt aussi à la fin.

La force du livret réside dans l’atmosphère étouffante de la forêt. La lumière ne pénètre pas, la chaleur non plus. La mer n’est pas loin et pourtant les hommes vivent dans cette obscurité suffocante et magique.

Dans les grottes l’eau est profonde et les bijoux qu’on y perd brillent avec incandescence.

Pelléas 3

La mise en scène, donc, est moderne. La scène se passe dans une espèce de ville banlieusarde. Les décors sont très beaux, du reste, on sent qu’il y a davantage d’argent à l’opéra qu’au théâtre. Honoré a voulu rendre Pelléas et Mélisande plus sexuels, et certaines scènes de sexe sont en effet bien vues. Mais ce n’est pas une idée très heureuse, de la part du jeune prodige de la mise en scène. Il ne fallait pas « sexualiser » Pelléas et Mélisande, car l’érotisme de ce couple vient précisément du fait que les amants ne consomment pas sexuellement leur amour.

La scène centrale (je vous ai déjà dit que j’avais un don pour sentir le moment de la scène centrale, du foyer vibrant d’une oeuvre) le dit explicitement :

Golaud jaloux demande à son fils (d’un premier lit) de lui dire ce qui se passe dans la chambre de sa jeune épouse Mélisande. L’enfant, juché sur les épaules de son père, raconte ce qu’il voit par la fenêtre : Pelléas, l’amant, est avec elle. Ils ne s’embrassent pas. Ils ne se touchent pas. Le feu flambe dans la cheminée. Ils regardent tous deux, immobiles, interdits, dans la direction d’une lumière mystérieuse.

C’est pour moi la scène la plus inoubliable. Peut-être parce que l’action (ou l’inaction) est racontée plutôt que montrée sur scène. Mais surtout parce qu’elle enveloppe toute la magie de la pièce : les deux amants, quand ils sont seuls, ne se touchent pas mais demeurent hébétés, comme pris de folie, de démence, éblouis par la lumière, fascinés et comme drogués.

Cette scène montre combien l’ensemble de l’oeuvre est tout entière pétrie dans une ambiance de délire et de fantasme. La fameuse scène des longs cheveux doit être comprise dans ce sens : c’est un rêve, une fantaisie, probablement un trip de toxicomane.

Alors pourquoi Christophe Honoré s’obstine-t-il à mettre en scène une Mélisande en cheveux courts et à moitié prostituée ? Quitte à moderniser, il aurait pu faire de ces personnages des héroïnomanes, dont la sexualité est inhibée mais dont l’érotisme est exacerbé. Dans ce cadre, Golaud le mari aurait pu, lui, rester l’homme sexuel qui souffre de n’être pas aimé par sa femme. Une femme magnifique et insaisissable, qui accepte le devoir conjugal mais dont l’âme lui échappe dans des vapeurs de toxicité interdits.

Voilà ce qui aurait eu du sens, monsieur Honoré. Car à quoi bon tromper l’attente des spectateurs ? A quoi bon faire jouer la fameuse scène des cheveux côte à côte, comme ça, sans contact physique et sans cheveux longs ?

C’est la grande mode des metteurs en scène d’opéra. Quand ils jouent Carmen, alors que tout le peuple attend L’Oiseau de Bohème, on l’escamote pour bien montrer que Carmen ce n’est pas l’espagnolade.  C’est une mode absurde. Carmen, c’est aussi l’oiseau de bohème, qui n’a jamais jamais connu de loi ;

Pelléas 4

et Pelléas et Mélisande c’est aussi de longs cheveux qui redoublent la forêt profonde d’une féminité toxique et passionnément dégénérescente.

Sage précaire propriétaire

Je tiens à le dire avec force et en m’avançant pour prévenir toutes les critiques. Tout sage précaire que je suis, je ne crains pas d’être propriétaire, le cas échéant. La chose est faite, actée, notariée et payée : vous avez devant vous l’heureux propriétaire des parcelles 376 et 379 entre le Puech Sigal et La Rouvière. Une terre magnifique en pleine montagne, où coule une source d’eau pure. Une terre bénie des Dieux, baignée de soleil.

Terre, eau et soleil. Voilà ce que je viens d’acquérir et personne ne pourra m’en déloger. Je peux désormais faire face à la vie économique, me mettre en danger et narguer la précarité. Si le sort s’acharne sur moi et que je deviens clochard, j’aurai toujours cette terre où trouver refuge. Les Cévennes sont une terre de refuge : les protestants y ont résisté aux armées du roi, les hérétiques de tout poil y ont toujours trouvé une place. L’écrivain cévenol Jean Carrière l’a très bien compris, avec ses écrits sur les Etats-Unis et le Canada : les Cévennes sont l’Amérique des Français. Qui veut pratiquer un culte minoritaire, alternatif, librement et pacifiquement, trouvera sa place dans les rudes montagnes des Cévennes.

Ma terre est sauvage comme les sangliers qui la parcourent, mais elle est déjà empaysagée, car les hommes y ont cultivé l’oignon et la châtaigne autrefois. Il y reste des murs, des ruines de paysage humain. A moi de les remettre au jour.

Et je dis merde à tous ceux qui viennent me chier dans les bottes. Ceux qui me traitent de capitaliste au prétexte que je suis un « possédant », et que j’ai maintenant un « capital ». Ce que je possède est à la fois plus et moins qu’un capital. Ma terre est invendable, elle ne vaut rien en terme financier, mais elle est précieuse à un point tel qu’elle n’a pas de prix. Elle constitue juste un îlot de soleil et d’accueil dans un monde d’horreur économique.

Je les attends, ceux qui me disent que je ne suis pas si précaire que cela. Qui est sans domicile fixe depuis 2012 ? Qui vit de petits boulots en attendant de trouver une université qui veuille enfin de lui ? Qui se voit exclu de toute possibilité d’obtenir ne serait-ce qu’un logement digne ? Qui dort sous les ponts et dans les fossés ? Qui doit toute sa dignité à la solidarité familiale, amicale et nationale ? Qui est entièrement dépendant de l’hospitalité des autres ? Le sage précaire.

Le sage précaire préférerait ne pas être propriétaire. Le monde idéal est une société sans propriété privée. On aimerait dire à celui qui met un enclos autour d’une terre : « ceci n’est pas à toi, on ne possède pas la terre ». Dans le monde idéal, le sage précaire est nomade et va de parcelle en parcelle, sans exploiter bêtement un territoire plutôt qu’un autre.

Mais dans notre monde imparfait, il sécurise un petit espace dans la montagne où il pourra inviter sa famille, ses amis et son amoureuse. Et leur rendre un peu de l’hospitalité dont il a bénéficié.

La route du travailleur tranquille

Le matin, prendre la voiture pour traverser la campagne vallonnée. Atteindre les Terres froides du Dauphiné en passant par des villages aux noms chantants : Villefontaine, Four, Artas, Beauvoir-de-Marc, Lieudieu, Saint-Jean-de-Bournay.

Aller au travail en empruntant des routes agréables augmente de beaucoup la qualité de vie et améliore les conditions de travail. Il m’est arrivé de me rendre tous les matins dans la banlieue lyonnaise, dans un lycée de zone d’éducation prioritaire : la seule progression matinale sur l’autoroute et le périph’ annonçait des journées ardues et froides, des journées violentes pour le moral.

Ces jours-ci, au contraire, j’emprunte de longs rubans de goudron qui suivent délicatement les dénivelés des collines iséroises. Cela annonce des journées douces comme le miel. Dans le soleil d’hiver, je conduis tranquillement et ne croise pas une voiture. Parfois, quand j’ai le temps, je m’arrête pour prendre une photo.

A quelques kilomètres du lycée où je me dirige, un panneau informe l’automobiliste qu’il approche du village natal d’Hector Berlioz. Encore un petit col à franchir et quelques virages à négocier, puis une longue descente jusqu’à un rond-point. Je tourne à gauche et je suis arrivé. Le lycée est à quelques pas du centre de La Côte Saint André.

Je dispense quelques heures de cours et retourne à la voiture pour m’enfoncer à nouveau dans les vallonnements gracieux de cette campagne ouverte.

Dans ces conditions, oui, la sagesse précaire reconnaît qu’il n’est guère de métier plus agréables que professeur de philosophie.