Les Journées du Matrimoine : un féminisme alternatif dans l’art contemporain

Le site des Journées du Matrimoine

On croit connaître cette initiative féministe. Pour répondre aux fameuses Journées du patrimoine qui célèbrent les grands monuments construits par les hommes, le mouvement HF a lancé les Journées du Matrimoine pour faire connaître les oeuvres d’art de femmes et lutter contre les discriminations. Très bien. Ce que l’on sait moins, c’est que les « Journées du Matrimoine » existaient avant cette initiative. Elles existent depuis 2003 et furent instituées par l’artiste Michel Jeannès qui produit, selon les termes même de la sagesse précaire, un art matrimonial.

Si j’en parle sur ce blog, c’est que l’approche intellectuelle de ce projet artistique invite à réfléchir et à rêver. Plutôt que de se laisser aller au féminisme (bienvenu mais convenu) qui consiste à dire : « Les femmes aussi sont capables de créer des oeuvres de génie », les authentiques Journées du Matrimoine proposent une autre façon d’aborder le monde maternel, la création, l’idée de patrimoine et la pratique artistique elle-même.

Le « matrimoine », pour l’artiste discret qui a fondé ces Journées, ne relève pas d’une fierté combattante opposée au virilisme supposé du « patrimoine ». Cette opposition entre les mâles dominants et les femmes de pouvoir a quelque chose de délétère. Le féminin en nous vaut mieux que cette fierté affichée et cette volonté de faire des oeuvres. Si le « matrimoine » se réduit à l’ensemble des oeuvres d’art faites par des femmes, alors le matrimoine n’est rien d’autre que du patrimoine. De fait, les peintures de Berthe Morisot, d’Artemisia Gentileschi, les sculptures de Louise Bourgeois font partie de notre patrimoine, sans aucune discussion et n’ont pas besoin du concept de matrimoine.

Au contraire, dans le travail de Michel Jeannès, le « matrimoine » devient une alternative au patrimoine, et nous ouvre à des espaces mentaux, nous fait explorer des terres symboliques qu’il appelle lui-même des Zones d’Intention Poétique (ZIP).

Pour entrer dans cet univers mental, symbolique et charnel, Jeannès utilise le bouton. Le bouton est un objet simple, modeste, minuscule et qui passe inaperçu. Et pourtant si l’on s’y arrête, alors une véritable poésie s’en dégage. Voici ce que j’ai écrit à ce propos il y a quelques années :

On commence à bien connaître le travail de Michel Jeannès, et l’usage étonnamment fructueux qu’il fait des boutons de mercerie. Non seulement les boutons symbolisent le lien, l’union, mais surtout ils renvoient au monde féminin des mères, des boîtes à boutons, du travail discret et profond de la couture, du reprisage, du soin des vêtements de la famille. Dans les différents terrains qu’il occupe, Jeannès est très attentif à la parole des femmes, non pas en tant qu’êtres universels, mais depuis leur rôle, jugé subalterne dans les sociétés phallocrates, de travailleuses de l’ombre.  

La précarité du sage, 2009.

Bouton de nacre, bouton de bois, bouton en plastoc ou en ferraille.

On voit des couleurs et des matières apparaître. Et puis voir des boutons, c’est aussi voir des vêtements, des fonctions, des idées portées sur le corps.

Bouton de chemise, bouton de manchette.

Bouton de jeans, bouton de caleçon.

Vous avez sans doute chez vous une boîte à boutons. Ouvrez-la et versez les boutons sur la table. Imaginez qu’un poète soit là et les contemple avec vous. Quelle beauté et quelles rêveries vont sortir de cette lampe d’Aladin. Ce sont des voyages et des souvenirs qui reconstituent avec douceur un monde enfoui, des biographies d’hommes obscurs, et tout un foisonnement de fictions.

Opposition Patrimoine/Matrimoine

Le patrimoine est le monde des pères et de ce qu’ils lèguent à leurs fils. Le matrimoine le monde des mères et ce qu’elles transmettent à leurs filles.

Le patrimoine se célèbre avec pompe et force discours. Le matrimoine se partage avec les mains et les paroles singulières.

Le patrimoine enjoint de conserver, de restaurer et d’imposer des oeuvres éternelles. Le matrimoine encourage à s’adapter, à réparer et à recoudre des choses du quotidien.

Le patrimoine vise l’immortalité. Le matrimoine s’inscrit dans le présent mouvant.

Le patrimoine définit l’art comme une pratique solide, glorieuse et éclatante. Le matrimoine fait entrer l’art dans des pratiques sociales, des échanges et du flux.

Le patrimoine est du côté de Pascal et Claudel. Le matrimoine est du côté de Montaigne et de Gide.

Participez et sortez vos boutons, car je ne le puis

Les authentiques Journées du Matrimoine sont toujours d’actualité aujourd’hui et je vous invite à visiter leur site. Vous pouvez participer à cette « oeuvre immatérielle » en quelques gestes simples. Allez voir ces images de boîtes à boutons photographiées, c’est d’une beauté poignante.

Moi, je n’ai pas de boîte à boutons, alors je ne peux pas participer à l’oeuvre immatérielle des Journées du Matrimoine. J’ai demandé à mon épouse, mais elle non plus n’en a pas, car nous sommes des nomades. Les nomades n’utilisent pas de boutons. Regardez les Mongols dans leur steppe, les Bédouins dans leur désert. Ce n’est que foulards entourés, voiles et turbans, ceintures de soie, lacets, mais pas de boutons.

Une nuit à l’opéra de Mascate

Nous traînons sur l’esplanade minérale qui fait face à l’entrée. Des familles et des couples se prennent en photo. Hajer dit que l’architecture fait penser aux forts traditionnels d’Oman. Je trouve que la forme fait plutôt penser à une mosquée déstructurée. Cela revient probablement au même.

Ou plutôt, ce à quoi je pense quand je considère l’opéra de Mascate, c’est à une pierre précieuse taillée et fermée sur elle-même. Un gros diamant crémeux, fait pour attirer les foules, mais qui garde son énergie pour ceux qui sont à l’intérieur. De fait, quand nous entrons, la lumière et les couleurs sont splendides. Ocres, moirées, satinées, elles baignent la démarche d’Hajer d’un velours doré.

Nous sommes en avance. Nous en profitons pour nous promener dans les travées et le magnifique hall central du bâtiment. Comme souvent dans les opéras, un effort particulier est accordé à l’escalier central. Le tapis rouge est très agréable au pied et à l’œil. L’architecture intérieure est tellement riche que nous ne nous ennuyons pas une seconde à regarder les détails, les moulures, les marquèteries et les peintures.

Hajer est infiniment adéquate à ces lieux. Elle se trouve elle aussi sur une ligne de fuite globalisée, harmonieuse et détonante, occidentalisée et arabisante. Une Sissi impératrice dans son décor naturel. Je complimente Hajer sur sa robe de soirée.

Où l’avons-nous achetée ?

C’est moi qui l’ai faite, dit-elle. J’ai acheté ce tissu au souk de Seeb

Et tu l’as fait faire par le tailleur de Birkat al Mouz ? 

Oui, cette partie-là c’est le Bangladais qui l’a faite, mais comme il a commis des erreurs, j’ai fait faire des retouches aux jumeaux indiens.

Tu sais que tu es un génie ?

Ne dis pas des choses comme ça. Tu vas attirer le mauvais œil.

Mon épouse possède un talent de styliste extraordinaire. Elle fait les choses silencieusement, pour son usage personnel, sans autre arrière-pensée que d’enrichir sa garde-robe et de rendre son mari présentable aux yeux du monde. Chaque semaine, j’accompagne Hajer chez des tailleurs de notre oasis et je l’attends en lisant des livres, assis à côté de la porte de sortie. Je m’intéresse peu aux travaux que réalisent ma femme et ces travailleurs indiens, mais leur coopération est visiblement fructueuse. Je pensais qu’ils procédaient seulement à des retouches un peu complexes, mais en réalité ils créent de petits chefs-d’œuvre de mode, des robes qu’Hajer exhibe humblement à l’opéra, l’endroit le plus habillé d’Oman. 

Les spectateurs arrivent. Le Tout-Mascate défile, bien maquillé, à talons hauts. La nouvelle salle de concert est petite et très jolie. Elle est décorée de motifs floraux en marquèterie. La fosse à orchestre ne peut contenir que des formations de musique de chambre. On y est confortablement installé. La production de la Flûte enchantée est dans l’ensemble satisfaisante. Hajer est plus enthousiaste que moi, et mettra beaucoup de musique dans la voiture sur le chemin du retour.

Ma mosquée préférée en Oman : Shawadhna, à Nizwa

Naima Benkari a écrit de belles pages sur cette mosquée dans son monumental ouvrage sur les mosquées ibadites, et c’est elle, Naima, qui m’a expliqué où se trouvaient les mosquées les plus intéressantes de Nizwa.

Je m’y suis essayé à plusieurs reprises pour trouver la mosquée Shawadhna. Personne de notre connaissance n’avait eu vent de vieilles mosquées intéressantes. Les livres du genre guides touristiques n’en touchaient pas un mot.

Pas un mot. À croire que les touristes et les voyageurs ne peuvent pas être musulmans. Ou que les musulmans ne peuvent pas être touchés par l’histoire, la culture et l’architecture anciennes. Sur internet, rien non plus à part un un site spécialisé dans la culture et l’architecture islamiques, qui présente des photos ravissantes et une description écrite en anglais. Cela n’est pas encourageant car il semblerait qu’aucun visiteur lambda, aucun blogueur, aucun influenceur quelconque n’a jamais parlé de la mosquée Shawadhna, alors que les photos et les commentaires abondent à propos des grandes mosquées de Mascate.

Rien n’indique de l’extérieur qu’il s’agit d’une mosquée. Vous marchez dans une ruelle de la vieille ville, vous êtes environné de maisons dont beaucoup sont en ruine, et vous ne voyez nulle trace de bâtiment religieux. À force d’efforts, on l’a trouvée grâce à un concours de circonstance.

Je parcourais la ruelle en question avec Hajer lorsqu’un Omanais passa près de nous avec une assez grosse clé. Nous eûmes l’intuition qu’il était imam. En effet, il nous expliqua que pour entrer dans la mosquée il fallait ouvrir cette porte qui menait à un escalier. Cachée dans le tissu urbain, nichée dans une maison anonyme, en haut de cet escalier étroit, se trouvait la plus belle mosquée qui m’ait été donné de voir. Ce monsieur, Cheikh Mohammed, nous fit le plaisir d’ouvrir la porte pour que nous puissions prier et visiter.

Nous sommes d’abord passés par la salle d’eau pour faire nos ablutions. Pour s’assurer de ne rien salir et d’être au plus près d’un état possible de pureté, nous nous lavâmes les mains, la bouche, le nez, le visage, les oreilles, la tête, les avant-bras et les pieds.

Cheikh Mohammed nous accompagna et nous assura que la Masjid al Shawadhna datait du septième siècle de l’hégire. D’après mes recherches, et notamment celles de Naima Benkari, elle daterait plutôt du dixième siècle de l’hégire, c’est-à-dire du XVIe siècle de notre ère. Ce n’est pas la plus ancienne mosquée d’Oman, loin de là, mais celle dont la décoration est la plus extraordinaire. Quatre large colonnes basses soutiennent le plafond partiellement voûté de la salle de prière.

La salle de prière est assez petite, je dirais 30 m2, ce qui contraste avec la mode actuelle du gigantisme architectural.

Les portes d’entrée font face aux fenêtres qui donnent sur la ruelle. Quand vous entrez, le mur sur votre gauche est le mur de la Qibla (celui qui indique la direction de la Mecque). Ce mur est de toute beauté, c’est vers lui que nous nous sommes d’emblée dirigés, émerveillés et frappés de surprise. Je n’imaginais pas trouver dans un vieux quartier en ruine de Nizwa un joyaux aussi bien préservé.

Le mur de la Qibla est sculpté dans la pierre de motifs géométriques et de motifs végétaux. Cet art des entrelacs me fit penser aux décorations celtes du Book of Kells d’Irlande, ou aux enluminures chrétiennes des évangéliaires médiévaux. Les couleurs ont presque disparu mais on perçoit encore le bleu-vert des céramiques incrustées et des ocres rougeoyants des peintures persistantes. Tout cela donne une patine magnifique.

Tout en haut du mur de la Qibla, des lettres arabes sculptées que j’essayais en vain de déchiffrer. Hajer vint m’aider : il s’agit de la profession de foi, la Chahada : « Il n’y a pas de Dieu autre que Dieu, Mohammed est messager de Dieu. » Le nom du prophète, au centre exact de la ligne, est comme entouré d’une auréole.

On entendait en contrebas les gens passer dans la ruelle. Ils ne nous voyaient pas, même quand on se penchait dehors, car la salle de prière est à l’étage. Sensation d’isolement sans être séparé du monde. C’est l’endroit le plus adéquat pour se reposer et méditer. Je pourrais rester ici le restant de mes jours.

Rapports anciens de l’islam avec la France. Comment Zemmour prend nos ancêtres pour des cons

Cordoue européenne et islamique, Photo de Rafael Albaladejo sur Pexels.com

La France est inséparable de ses voisins et les historiens qui pensent qu’autrefois les peuples étaient clos sur eux-mêmes font fausse route. Les origines de la France, par exemple, sont en lien assez direct avec l’histoire européenne de l’islam : la littérature française n’avait pas commencé à exister que l’Espagne et le Portugal parlaient déjà arabe, que des régions françaises avaient déjà été islamisées et que les seigneurs francs avaient mené des batailles contre tous les voisins, dont des chefs de guerre musulmans. On a passé aussi des alliances avec des chefs de guerre musulmans, que ces derniers fussent arabes, berbères ou européens.

En débat face à Jack Lang qui dirige l’Institut du Monde Arabe, Éric Zemmour se lance dans des contre-vérités crasses concernant la langue et la culture arabe. Il assène l’idée selon laquelle l’arabe est une « langue de chanson » mais pas une « langue de science et de culture ». Il mentionne l’historien Sylvain Gouguenheim qui avait écrit contre toute évidence que la culture européenne médiévale ne devait rien aux savants du monde islamique. Puis il cite Ernest Renan qui, au XIXe siècle, développait des idées d’un racisme épouvantable. Renan étant justement abondamment cité par l’historien français faute de références récentes (voir cet article de Guillaume Dye pour approfondir « l’affaire Gouguenheim »)

Tout ce petit monde, Renan, Gouguenheim et Zemmour, rejoint l’armée des xénophobes qui désirent ardemment que l’Europe fût autarcique et n’ait connu aucun échange avec la civilisation islamique qui était pourtant vibrante, là, juste à côté de chez nous, en Espagne, en Sicile, dans les Balkans. Tout indique que nous étions proches des musulmans, que nos sociétés étaient poreuses, pour des raisons géographiques et musicales, pour des raisons médicales ou des raisons de campagnes militaires. Car même nos guerres sont des signes de communauté de vie. Les musulmans et les chrétiens se faisaient la guerre, tranquilles, comme tous les voisins. Nos guerres contre les musulmans n’ont rien à envier aux guerres inlassables entre les Français et les Anglais, les Bourguignons et les Armagnac. D’ailleurs, en Espagne, les musulmans se faisaient aussi la guerre entre eux, et les chrétiens étaient fréquemment des alliés de tel ou tel chef musulman. Enfin, on partageait énormément de choses. Il n’est pas jusqu’à Denis de Rougemont qui, dans L’Amour et l’Occident, fait naître dans la poésie arabe la nouvelle façon de parler des Cathares qui mèneront les Occitans à créer le Fin’amor et l’amour courtois.

Ce qu’ils ont en commun, Renan, Goughenheim et Zemmour, est de n’être formé ni en arabe ni en islamologie, ni en histoire du monde islamique… À la lettre, ils n’y connaissent rien. Leur talent consiste à impressionner des shampouineuses abonnées à Valeurs Actuelles. Ils sont des idéologues qui nient la réalité simple que les Européens doivent beaucoup à la culture arabe. Se battre pour prouver le contraire est vraiment une perte de temps.

Basé sur des mensonges de pseudo-historiens, Zemmour dit que l’islam a permis la traduction de textes scientifiques et mathématiques mais qu’il refusait la philosophie grecque car le savoir philosophique « contesterait le Coran et le Dieu unique. » Certes, il faut être stupide pour penser de la sorte puisque le Coran est un texte ouvert à la science et à la réflexion personnelle, mais surtout, il faut vouloir à tout prix fermer les yeux sur le réel. Il faut n’avoir jamais ouvert un livre d’Averroès, d’Avicenne, d’Al Farabi, de Ghazali, et de centaines d’autres philosophes arabes qui commentaient notamment le De l’âme d’Aristote.

Bon, mais en quoi cela heurte-t-il le coeur d’un patriote français ? En ceci que lorsqu’on aime la France, on aime se représenter que les créateurs français ont eu l’intelligence de voir ce qui se faisait à côté de chez eux et ont eu le goût d’imiter les voisins pour acquérir de nouveaux savoir-faire. Cette aberration historique d’une culture européenne étanche à la culture islamique voisine n’est pas un signe d’amour de la culture européenne, bien au contraire. Pendant sept siècles, l’Espagne était musulmane et s’en portait bien, sept siècles de vie plus développée qu’en France, sept siècles de paix relative et de prospérité plus manifeste qu’en France. Et pendant ces sept siècles, nous n’aurions eu aucun échange avec nos voisins ibériques ? Nous n’aurions été au courant de rien, nous nous serions bouchés les oreilles et aurions tout fait pour rester dans l’obscurité qui était la nôtre ? Quelle fierté française en effet.

Nous savons que cela est faux, qu’il y a eu de nombreux échanges, mais même si nous ne le savions pas, ce serait méprisant pour l’esprit français que d’imaginer nos ancêtres vivant en contigüité avec une civilisation supérieure et n’en rien retirer, ne pas s’y intéresser, ne nourrir aucune curiosité à son égard. Quelle gloire y a-t-il à rester sourds et aveugles aux avancées culturelles, technologiques, architecturales et culturelles des voisins andalous ?

Éric Zemmour, l’idéologue chéri de l’extrême-droite, est tellement obsédé par sa haine des Arabes qu’il est prêt à tous les mensonges et toutes les perversités rhétoriques pour les exclure du roman national. Il veut croire que Napoléon méprisait les Arabes lorsqu’il cherchait à se faire accepter d’eux, que François 1er n’aimait pas l’arabe au moment même où il ouvrait une chaire d’arabe au Collège de France. Il faut pourtant que les Français qui gardent un bon fond se méfient de ce prophète de malheur. Si vous aimez la France, ne la réduisez pas à un peuple sans ouverture d’esprit, sans capacité d’apprécier ce qui se fait à côté de lui. Aimer la France, c’est préférer imaginer les Français comme de fins observateurs plutôt que des autistes rejouant éternellement des farces racistes.

Du théâtre arabe contemporain

Ce que l’on peut retirer des productions que l’on a vues sur scène du festival de théâtre d’Oman, c’est d’abord une étonnante créativité et vitalité de l’art dramatique dans ce pays. Il y a bel et bien, ce n’était pas évident, il fallait le montrer, une communauté assez importante pour faire masse dans la création théâtrale.

Des acteurs, des techniciens, des auteurs, des infrastructures, et même un public. Beaucoup de ce personnnel a suivi des formations à l’étranger, peut-être dans le monde arabe, on pense à l’Egypte, sans doute aussi en Angleterre et en France. On reconnaît l’influence de gens tels qu’Ariane Mnouchkine et Peter Brooks notamment. 

Et justement, la mention de ces monstres sacrés de la scène m’amène à dresser un constat provisoire de la créativité des arts de la scène en Oman : une théatralité proche de la danse, de la chorégraphie. Un gros travail sur la physicalité des comédiens et sur les mouvements collectifs dans l’espace. Beaucoup d’usage de la musique sur scène, mais le plus souvent une musique produite par les acteurs eux-mêmes, leurs voix, leurs pas, quelque fois une percussion.

On est donc très loin de ce que des esprits étroits auraient pu craindre :  une imitation cheap des spectacles à la mode, du kitsch télévisuel ou des reprises de comédies musicales sentimentales.

Avant et après les représentations, le festival organise des sessions de discussions et de tables rondes où discutent des critiques professionnels, des metteurs en scène et des politiques. Les thèmes abordés sont : la place des femmes dans le théâtre arabe, la création d’un répertoire original ou la constitution d’un public. Après les pièces, les critiques se réunissent pour procéder à des analyses à chaud et des discussions. Il paraît que les critiques arabes n’y vont pas de main morte et n’hésitent pas à exprimer leur déception, leur réserve ou leur enthousiasme.

Je n’ai pas assisté à toutes ses séances, mais je tâche de me rendre à un maximum de rendez-vous, parfois avec l’aide d’un interprète, parfois sans. La plupart du temps je ne comprends pas la communication verbale, alors je m’imprègne du non-verbal, l’ambiance, le ton, les réactions. Cela reste passionnant.

En écho à ce que j’ai écrit précédemment sur le Royal Opera House de Mascate et sur la musique classique en Oman,  on peut remarquer que les Omanais se développent avec méthode, sans fuir devant les investissements nécessaires, en se choisissant des partenaires internationaux, et dans un souci de cohérence. Ils donnent l’impression de penser au long terme et ne pas se suffire des subventions et des mannes passagères. On sent une volonté organisée derrière tout ceci, qui préside aussi à la création des universités et des autres structures culturelles.

Dernier exemple : la constitution officielle d’une branche arabe de l’association internationale des critiques de théâtre. Là encore, je trouve assez impressionnant que l’on ait l’intelligence de prendre au sérieux l’activité critique, même si la motivation politique est sans doute marketing. Reconnaître la légitimité d’un discours critique, fût-ce pour le divertissement, et donner les moyens matériel de sa diffusion, est toujours une attitude qu’il convient de saluer.

Festival de théâtre à Nizwa, Oman

Ce critique québécois m’apprend qu’ici, juste à côté de l’hôtel, se tenait un nouveau centre culturel, doté de salles de théâtre, de cafés, de bibliothèques, de lieux ludiques pour les enfants, et que ce nouveau complexe accueillait le sixième festival international de théâtre d’Oman.

J’étais très surpris, non seulement parce que personne ne m’en avait touché le moindre mot, mais aussi parce que j’avais toujours cru qu’il n’y avait pas de théâtre en Oman. Tout le monde m’a toujours dit que c’était un désert culturel.

Le soir même je me rends dans ce mystérieux centre culturel. Très impressionné, je note l’architecure arabe, les enfilades de jardins, les façades moucharabieh, la fraicheur et le calme qui se dégage de ce cloître. Une bibliothèque de toute beauté, avec des fauteuils et des moquettes qui donnent envie de se rouler dessus. Seuls les rayons visibles depuis le jardin sont garnis de livres. Le reste est vide.

Je croise Michel, mon ami critique, qui me présente à une charmante Suédoise francophone qui répond au doux nom de Margareta. Elle aussi critique de théâtre et des arts vivants. Dans une salle de spectacle modeste et modestement éclairée, nous assistons à une première pièce sans parole, qui tient plus de l’entraînement et de la performance physique qu’autre chose. Puis nous prenons un thé dans le café en plein air qui se tient sur une pelouse derrière le bâtiment. A côté de ce café, un petit théâtre de plein air pourrait accueillir de merveilleuses sessions musicales et poétiques. Je claque des doigts sur la scène, le son résonne et percute. Ici, il n’y aurait pas besoin de sonorisation : une guitare, un oud ou une cithare, une voix, deux voix, quelques percussions légères et picotantes, et le tour est joué.

A 19.30, nous sommes dirigés vers la grande salle de théâtre pour la performance de la soirée. Grande salle avec balcon, plusieurs étages, sièges très confortables, caméras de télévision, les Omanais ont fait les choses en grand.

Cela me paraît très étrange que cela soit construit ici, entre Berket el-Maouz et Nizwa, au milieu des montagnes. Sans doute une volonté de décentralisation, comme l’ouverture de mon université. Il faut rappeler que Nizwa est élue Capitale 2015 de la culture islamique, l’équivalent des capitales européennes de la culture. Sans doute y a-t-il eu des opportunités spécifiques de financement. En tout état de cause, c’est une belle réalisation qui j’espère ne fermera pas ses portes une fois le festival terminé. Avec les quelques universités que compte la ville, il nous est permis de rêver à une programmation continue et à des activités de rencontres, de débats, de spectacles et de recherches en tout genre.

La pièce à laquelle nous assistons est en arabe, mais un critique libanais francophone nous explique l’argument en gros. L’action se passe dans un village, où un insecte pénètre dans les plantes et menace la vie des palmiers, donc de l’économie du village. Lutte entre le bien et le mal dans le monde rural omanais. Question de l’acceptation ou non des idées venues d’ailleurs, de la dangerosité respective de se cloîtrer entre soi ou de s’ouvrir à l’autre.   

Les comédiens sont bons, même si je n’ai pas été ébloui. La mise en scène et la scénographie sont faites par des gens qui savent ce qu’ils font, qui ont de l’expérience du théâtre, mais qui sacrifient trop à l’exhibitionnisme. Ils cherchent trop à montrer tout ce qu’ils savent faire, en terme technique et en terme de jeu. Une volonté d’en mettre plein la vue qui est très compréhensible pour un théâtre national en pleine naissance.

Et toi, me direz-vous, toi sage précaire qui ne parle pas l’arabe, que foutais-tu donc là, à ne rien comprendre ?

Moi ? Mais moi, être entouré de gens charmants sans rien comprendre à ce qui se dit autour de moi, mais c’est toute l’histoire de ma vie.

Louis XIV et sultan Qabous

On entend un peu trop dire que l’Oman est un désert culturel. Peu de galeries d’art, peu de musées, peu ou pas de théâtre, une scène musicale exsangue, quelques cinémas où l’on mange des productions américaines et regarde du pop corn. Et au milieu de ce désert, aime-t-on disserter, cet opéra pour l’élite bourgeoise.

Le voyageur précaire est trop inquiet pour se satisfaire de ces grands traits confortables. D’abord l’opéra n’est pas hors de prix. On peut trouver des places pour 5 rials (12 euros), ce qui est possible grâce à un système de subventions publiques. Ces subventions ne faiblissent guère magré la crise économique qui touche les pays producteurs de pétrole. Il suffit de voir le nom des interprètes, compositeurs et metteurs en scène qui viennent se produire à Mascate ces derniers mois : Hélène Grimaud, Jonas Kaufmann, Turandot mis en scène par Zeffirelli, Hani Shaker, Abadi al Zohar, Sondra Radvanovsky. Belle programmation qui témoigne au moins un peu d’un réel respect d’un gouvernant pour son peuple.

Un projet de théâtre national est en cours de réalisation, et de nombreux événements culturels voient le jour, sous l’impulsion d’un ministère de la culture qui s’intitule plutôt ministère de l’héritage et du patrimoine. Bref, on note une politique culturelle et éducative impulsée principalement par le sultan en place.

Ces derniers temps, je faisais un cours sur la littérature du XVIIe siècle et notamment sur Molière. Les étudiantes voulant comprendre le rôle du roi Louis XIV dans le développement des arts et des lettres ont soudain trouvé cette question très concrète quand on a esquissé une comparaison avec le sultanat d’Oman : la stabilité exceptionnelle du pays (et l’importance de la stabilité en l’occurrence), la volonté de créer des académies et des universités, le mécénat d’Etat, la munificence des infrastructures scéniques où tout un chacun voit la trace et la grandeur du prince. Et surtout, une chose difficile à démontrer, la protection de certains artistes et certains spectacles contre la pression religieuse. Molière a dû sa survie et sa durabilité à la bienveillance du roi, de même que certaines productions de l’opéra de Mascate ont fait vainement l’objet des foudres de factions conservatrices du pays.

Les filles qui étudient à l’université de Nizwa sont alors très sensibles à ces arguments : ne doivent-elles pas leur place à l’université au bon vouloir du monarque ? Il paraît que leurs grand-mères sont illettrées. Et là encore, bien que mon université soit privée, la plupart de mes étudiantes sont bénéficiaires de bourses d’Etat, ce qui permet à des populations montagnardes un certain accès à l’enseignement supérieur.

Il faut se représenter ce qu’était l’Oman il y a à peine 45 ans. Un pays profondément divisé, instable et pauvre, tendu entre plusieurs seigneurs, où aucun souverain n’avait la légitimité de l’ensemble du territoire, et où la culture était vraiment le cadet des soucis de la société. Comme à l’époque de Louis XIV, c’est l’absolutisme d’un pouvoir qui a été la condition de possibilité d’une relative paix sociale et d’un développement éducatif de l’ensemble du peuple.

C’est alors que, au bord de la piscine où je décompresse et soigne mon corps d’athlète, je fais la rencontre d’un Québécois d’origine tunisienne. La soixantaine gaillarde et élégante, il est critique de théâtre et m’apprend qu’un festival international a lieu en ce moment, à grands frais, dans mon village de Berket el Maouz.

Un festival de théâtre ici ? Et personne n’en a rien dit au sage précaire ?

Enchantement du Oud

Les lecteurs de ce blog se souviennent peut-être que mes premiers pas en Oman on été baignés d’une musique enchanteresse. L’employé qui était venu me chercher à l’aéroport m’avait fait écouter un concert de toute beauté, constitué de trois voix qui venaient de tout le Moyen-Orient. J’avais seulement retenu que le chanteur principal, joueur de luth très célèbre, était d’Arabie Saoudite.

Plus tard, sur le campus de l’université de Nizwa, je cherchais cet employé pour qu’il me donne le nom de l’artiste. Plus ou moins par hasard je le retrouvais et lui demandais l’information. Il essaya d’écrire son nom en lettres romaines mais cela lui fut si difficile qu’il préféra abandonner. « Ecrivez le nom en arabe, ne vous inquiétez pas pour moi, je me le ferai traduire. » De retour à mon bureau, je fis traduire par mon collègue français d’origine tunisienne : il s’agissait d’Abadi Al Johar.

Pendant les semaines qui suivirent, j’accompagnais mes journées de travail de vidéos musicales. Abadi Johar et sa voix nasillarde, ses paroles osées, me paraissair être lointainement analogue à Bob Dylan, appartenant d’ailleurs à la même génération.

Ce soir, à l’Opéra de Mascate, en attendant l’entracte qui nous permettra d’entrer dans la salle de concert, je feuillette le programme de la soirée et que vois-je ? Abadi Johar en personne, ce soir sur la scène.

Je n’avais fait aucun effort pour savoir qui se produisait ce soir puisque je pensais n’y rien connaître en luth arabe, et la force de la coïncidence me saisit. J’essaie d’expliquer mon émotion à Shamsa mais mon histoire n’étant pas très relevée, elle fait seulement semblant de s’y intéresser.

La grande star entre sur scène sous les applaudissements nourris. Il semble clair qu’elle constitue le clou du spectacle. Un orchestre est en place, des cordes, des percussions, un clavier synthétique et une batterie au fond de la scène. Tout est fait pour soulager le vieux musicien et lui permettre de se reposer sur l’arrangement pléthorique.

Il joue d’abord un peu de oud et nous gratifie de quelques gammes. Le public applaudit soudain, au milieu des performances, ce qui doit être des moments de virtuosité particuliers. Assez rapidement, il laisse l’orchestre reprendre le dessus pour se cacher derrière. Il a l’attitude des stars, au rythme lent, à ne donner qu’un peu de lui-même. On l’a payé tellement cher pour qu’il se déplace qu’il tient à ne donner qu’un peu de son temps, et très peu de son énergie.

Le concert dure donc extrêmement peu. Quelques minutes, peut-être une demi heure, pas davantage. Quand la star se lève, tout le monde est surpris et n’applaudit qu’à peine. Abbadi s’attendait à une foule en délire, tout ce qu’il a est un applaudissement nourri. Musiciens de l’orchestre et soliste vedette attendaient des rappels triomphants, mais leur retour sur scène se fait dans un silence relatif.

Shamsa rigole. Elle aime ces moments d’improvisation et d’amateurisme éclairé.

Finalement, les musiciens de l’orchestre en ont assez et plient bagage pendant qu’Abbadi nous fait l’offrande d’une chanson seul au oud. Nous sommes dans le ravissement. Les musiciens passent et repassent sur scène, dévissent des trucs, referment leur boîte. C’est tout juste s’ils ne taillent pas une bavette pendant que le chanteur arabe déroule ses volutes et ses arabesques.

Le Royal Opera House, Mascate

Dans la voiture, Shamsa n’est plus du tout énervée. Elle me laisse conduire, pas tant parce que je suis un homme que parce qu’elle est une princesse. Elle respire calmement et se laisse habiter par sa fonction temporaire de princesse arabe. Ce soir, dans l’écrin de l’opéra, elle ne sera plus une Omanaise qui a vécu en Amérique, mais une espèce d’hybride arabe de haute fréquence. A part ses collègues et ses amis proches, personne ne la connaît dans cette ville, et elle a pris soin de ne pas se faire connaître. Son clan, ou sa tribu, sont des gens de la haute société qui font profession de ne pas suivre les us et coutumes de la classe moyenne.

Shamsa sera donc perçue comme une personne venue du Liban ou de Syrie, elle parlera un arabe difficile à localiser, et ne répondra jamais directement aux questions qu’on lui posera sur ses origines et son identité. Elle ne va pas à l’opéra pour nouer des contacts ni pour élargir son cercle d’amis, mais pour jouer la comédie, observer et en mettre plein la vue.

De toute façon, c’est très simple : personne ne lui parlera tant qu’elle restera près de moi, et elle compte se servir de mon corps cravaté comme un bouclier mondain. Elle s’est juste assurée que je porterais ce soir une tenue suffisamment élégante pour ne pas lui faire honte. Nous voyons apparaître le grandiose opéra : une impressionnante construction en pierre blanche, agrégation de volumes cubiques qui se déplient dans l’espace. Eclairé dans la nuit, ce monument est puissant et s’intègre parfaitement à l’urbanisme volontariste de la capitale d’Oman. Basse de taille, proche du sol et du niveau de la mer, blanche ou crème, élégante et ondulante aux affleurements des collines, la ville tient à garder sa taille humaine et sa sérénité. Elle ne veut pas imiter ses voisines postmodernes Dubai et Abu Dhabi. Plutôt que des gratte-ciel, Mascate voudrait se recouvrir de perles et de diamants qui s’étaleraient sur son corps voluptueux le long de la façade océanique.

C’est la volonté du Sultan Qabous, depuis son arrivée au pouvoir en 1970. Faire de l’Oman un pays éduqué, bien élevé, qui s’ouvrira à la modernité à son rythme, par le respect des traditions et de l’environnement. La volonté d’éducation du pouvoir en place est très évidente sur bien des points, mais la construction du Royal Opera House est sans doute la plus éclatante des démonstrations. Quand les pétrodollars ont permis au pays de sortir de la pauvreté, le sultan a décidé de laisser sa marque dans de grands travaux, et il a eu la sagesse de vouloir une grande maison dédiée à la musique et aux arts, en plus des inévitables mosquées que l’on se doit de construire par fidélité à la communauté des croyants.

Un diamant dans la ville dont tous les Omanais peuvent être fiers, l’opéra est évidemment élitiste, mais pas par ses tarifs. Ce soir, par exemple, les billets ont dû coûter moins de 10 euros. Une politique de subventions publiques assure l’accessibilité à la grande musique pour tous. La programmation est très bonne : une alternance de musique arabe et de musique occidentale. De grandes voix du monde lyrique se déplacent, des productions de qualité viennent d’Europe. Des stars de la musique populaire aussi, ainsi que des soirées à thème plus ou moins pédagogiques.

On retrouve cette attention à l’éducation du peuple dans les chaînes de radio. Le sultan a voulu que l’on crée Oman classique, que j’écoute tous les jours dans ma voiture. Non seulement la programmation est excellente, loin de se satisfaire d’une musique d’ascenseur qui enfilerait les tubes de musique classique comme des perles en plastique, mais les morceaux choisis sont accompagnés de commentaires en arabe et en anglais qui donnent la possibilité de se repérer dans l’histoire de la musique. Une radio pédagogique, en somme, qui parfois donne carrément des cours de musicologie, et qui témoigne d’un souci d’édification populaire presque émouvante à mes oreilles.

Arrivés au parking, nous sommes confiants sur le fait qu’on ne nous laissera pas entrer dans la salle de concert. Nous traînons sur l’esplanade minérale qui fait face à l’entrée. Des familles et des couples prennent des photos. Shamsa dit que l’architecture fait penser aux forts traditionnels d’Oman. Moi, je trouvais que la forme faisait plutôt penser à une mosquée un peu destructurée.

Ou plutôt, ce à quoi je pense quand je considère l’opéra, c’est à une pierre précieuse taillée et fermée sur elle-même. Un gros diamant crémeux, fait pour attirer les foules, mais qui garde son maximum d’énergie pour ceux qui entrent à l’intérieur. De fait, quand nous entrons, la lumière et les couleurs sont splendides. Ocres, moirées, satinées, elles baignent la démarche de Shamsa d’un velours doré.

Il faudra attendre l’entracte. Nous en profitons pour nous promener, tout seuls, dans les travées et le magnifique hall central du bâtiment. Comme souvent dans les opéras, un effort particulier est montré pour l’escalier central. Le tapis rouge est très agréable au pied et à l’oeil. Nous ne nous ennuyons pas à simplement regarder les détails décoratifs. Des plafonds richement ouvragés jusqu’aux carrelages, c’est un enchantement pour le visiteur d’un soir.

Le seul bémol, mais je n’en dis rien à mon amie, ce sont les toiles accrochées un peu partout. Des motifs orientalistes basés sur des photos d’Oman, des pêcheurs, des paysans, des Omanais de toutes classes qui dansent, qui chantent ou qui font le marché. Commandées à des artistes européens, ces toiles sont de vraies croûtes. On trouve les mêmes horreurs, imitées de Delacroix, de Géricault et de Fromentin, dans les hôtels particuliers du XVIe arrondissement de Paris rachetés par les émirs du Golfe. Leur manque de raffinement n’empêche pas d’apprécier le reste.

Nous nous promenons, ressortons, empruntons la galerie marchande de luxe, longeons les cafés et les boutiques de marques. Considérant encore l’architecture de l’extérieur, je peine à ranger l’opéra dans une catégorie claire et définitive. C’est un temple qui fait penser à l’Italie autant qu’à l’Arabie. Un décor d’opérette réussi, un peu kitsch mais avec de la tenue, de l’élégance, de la proportion, de la retenue. Je sens pousser sur ma face une moustache d’aristocrate austro-hongrois.

Je me dis que Shamsa est de ce point de vue infiniment adéquate à ces lieux. Elle se trouve elle aussi sur une ligne de fuite globalisée, harmonieuse et détonante, occidentalisée et arabisante. Une Sissi impératrice dans son décor naturel.

En retard à l’opéra de Mascate

Shamsa m’invite à l’opéra de Mascate. Elle a reçu des billets d’entrée pour le festival de luth qui a lieu en ce moment. Apparemment, il y a eu beaucoup de désistements à la dernière minute car le long weekend dont nous profitons en ce début décembre a été annoncé il y a quelques jours. Beaucoup de ceux qui avaient prévu d’aller à l’opéra ont décidé de partir à Dubai ou Dieu sait où.

Shamsa et moi sommes retenus respectivement à Mascate et à Birket el-Maouz pour des travaux à terminer. Moi de la recherche en littérature de voyage, elle de la géologie prospective. C’est beau la vie.

« Tu ne me parles jamais du sol omanais, de la géologie de ton pays…

– Fais pas chier. »

Nous échangeons harmonieusement en conduisant le quatre roues motrices de mon amie le long de la grande avenue Sultan Qaboos (tout ici s’appelle « Sultan Qaboos », l’université, la mosquée, la rue, le dispensaire de santé). L’avenue est décorée de couleurs propres à évoquer noël. Dans un pays musulman, c’est très étrange. S’il ne faisait pas doux, on se croirait dans une capitale européenne avec toutes ces guirlandes vertes, rouges et blanches.

En réalité il s’agit des célébrations de la fête nationale. On a revêtu la capitale et les voitures des couleurs du drapeau.  

Shamsa n’est pas encore allée à l’opéra de Mascate. Ce dernier n’a ouvert ses portes qu’en 2011 et elle n’est retournée en Oman que très récemment. Elle s’intéresse peu à la musique classique mais elle avait envie depuis son retour de visiter l’opéra et d’y passer une soirée. Ce soir, c’est l’occasion. Elle s’est habillée avec une élégance toute européenne, en ajoutant à se tenue noire et grise un voile qui couvre une chevelure nouée en chignon.

Nous arrivons en retard à l’opéra. J’évite de lui faire le moindre commentaire, mais moi, je peux le dire sur ce blog, j’étais prêt bien avant elle. Je tournais en rond dans son living room en feuilletant des livres de géologie, tandis qu’elle s’affairait entre sa chambre et sa salle de bains. Des livres publiés par la grande compagnie pétrolière du pays, Petroleum Development Oman (PDO). J’ai la vague impression que cette entreprise, sans doute le premier employeur du pays, se trouve à l’origine de toutes les productions culturelles qui peuvent exister sur le territoire.

Shamsa se préparait sans bruit, avec méthode, mais je la sentais nerveuse. Elle avait perdu une boucle d’oreille ou quelque chose. J’entendais, à ses pieds nus sur le carrelage, que tout n’allait pas aussi bien qu’elle le prétendait. Dans Oman’s Geological Heritage,  dont le nom d’auteur n’apparaît pas sur la couverture, je note des schémas impressionnants sur les différentes plaques techtoniques ayant par leurs mouvements et leurs frottements modelé la péninsule arabique. Le livre a beau être financé par PDO, il a l’air sérieux du point de vue scientifique et très beau du point de vue des photos de paysages minéraux.

« Pourquoi tu ne me parles jamais de la géologie de l’Oman ? Les formations, les roches, les sédimentations ?

– Laisse-moi tranquille. »

Oman se trouve au croisement de trois grandes plaques : la plaque indienne qui se balade vers le haut, la plaque eurasienne qui, elle, descend, si bien que leur collision crèe notamment la chaîne de l’Himalaya. Et à côté de la plaque indienne, la plaque arabique qui va dans la même direction que la plaque indienne (mais peut-être pas au même rythme, il faudra que je demande cela à Shamsa, un autre jour). Le détroit d’Ormuz, donc, qui se trouve entre l’Oman et l’Iran, est exactement un des points de rencontre entre la plaque eurasienne qui descend et la plaque arabe qui monte.

En parlant d’Eurasienne et d’Arabe qui monte, voilà Shamsa qui sort de la salle de bains auréolée d’un maquillage de princesse de cinéma, et de bijoux qui me font chavirer.