
On croit connaître cette initiative féministe. Pour répondre aux fameuses Journées du patrimoine qui célèbrent les grands monuments construits par les hommes, le mouvement HF a lancé les Journées du Matrimoine pour faire connaître les oeuvres d’art de femmes et lutter contre les discriminations. Très bien. Ce que l’on sait moins, c’est que les « Journées du Matrimoine » existaient avant cette initiative. Elles existent depuis 2003 et furent instituées par l’artiste Michel Jeannès qui produit, selon les termes même de la sagesse précaire, un art matrimonial.
Si j’en parle sur ce blog, c’est que l’approche intellectuelle de ce projet artistique invite à réfléchir et à rêver. Plutôt que de se laisser aller au féminisme (bienvenu mais convenu) qui consiste à dire : « Les femmes aussi sont capables de créer des oeuvres de génie », les authentiques Journées du Matrimoine proposent une autre façon d’aborder le monde maternel, la création, l’idée de patrimoine et la pratique artistique elle-même.
Le « matrimoine », pour l’artiste discret qui a fondé ces Journées, ne relève pas d’une fierté combattante opposée au virilisme supposé du « patrimoine ». Cette opposition entre les mâles dominants et les femmes de pouvoir a quelque chose de délétère. Le féminin en nous vaut mieux que cette fierté affichée et cette volonté de faire des oeuvres. Si le « matrimoine » se réduit à l’ensemble des oeuvres d’art faites par des femmes, alors le matrimoine n’est rien d’autre que du patrimoine. De fait, les peintures de Berthe Morisot, d’Artemisia Gentileschi, les sculptures de Louise Bourgeois font partie de notre patrimoine, sans aucune discussion et n’ont pas besoin du concept de matrimoine.
Au contraire, dans le travail de Michel Jeannès, le « matrimoine » devient une alternative au patrimoine, et nous ouvre à des espaces mentaux, nous fait explorer des terres symboliques qu’il appelle lui-même des Zones d’Intention Poétique (ZIP).
Pour entrer dans cet univers mental, symbolique et charnel, Jeannès utilise le bouton. Le bouton est un objet simple, modeste, minuscule et qui passe inaperçu. Et pourtant si l’on s’y arrête, alors une véritable poésie s’en dégage. Voici ce que j’ai écrit à ce propos il y a quelques années :
On commence à bien connaître le travail de Michel Jeannès, et l’usage étonnamment fructueux qu’il fait des boutons de mercerie. Non seulement les boutons symbolisent le lien, l’union, mais surtout ils renvoient au monde féminin des mères, des boîtes à boutons, du travail discret et profond de la couture, du reprisage, du soin des vêtements de la famille. Dans les différents terrains qu’il occupe, Jeannès est très attentif à la parole des femmes, non pas en tant qu’êtres universels, mais depuis leur rôle, jugé subalterne dans les sociétés phallocrates, de travailleuses de l’ombre.
La précarité du sage, 2009.
Bouton de nacre, bouton de bois, bouton en plastoc ou en ferraille.
On voit des couleurs et des matières apparaître. Et puis voir des boutons, c’est aussi voir des vêtements, des fonctions, des idées portées sur le corps.
Bouton de chemise, bouton de manchette.
Bouton de jeans, bouton de caleçon.
Vous avez sans doute chez vous une boîte à boutons. Ouvrez-la et versez les boutons sur la table. Imaginez qu’un poète soit là et les contemple avec vous. Quelle beauté et quelles rêveries vont sortir de cette lampe d’Aladin. Ce sont des voyages et des souvenirs qui reconstituent avec douceur un monde enfoui, des biographies d’hommes obscurs, et tout un foisonnement de fictions.
Opposition Patrimoine/Matrimoine
Le patrimoine est le monde des pères et de ce qu’ils lèguent à leurs fils. Le matrimoine le monde des mères et ce qu’elles transmettent à leurs filles.
Le patrimoine se célèbre avec pompe et force discours. Le matrimoine se partage avec les mains et les paroles singulières.
Le patrimoine enjoint de conserver, de restaurer et d’imposer des oeuvres éternelles. Le matrimoine encourage à s’adapter, à réparer et à recoudre des choses du quotidien.
Le patrimoine vise l’immortalité. Le matrimoine s’inscrit dans le présent mouvant.
Le patrimoine définit l’art comme une pratique solide, glorieuse et éclatante. Le matrimoine fait entrer l’art dans des pratiques sociales, des échanges et du flux.
Le patrimoine est du côté de Pascal et Claudel. Le matrimoine est du côté de Montaigne et de Gide.
Participez et sortez vos boutons, car je ne le puis
Les authentiques Journées du Matrimoine sont toujours d’actualité aujourd’hui et je vous invite à visiter leur site. Vous pouvez participer à cette « oeuvre immatérielle » en quelques gestes simples. Allez voir ces images de boîtes à boutons photographiées, c’est d’une beauté poignante.
Moi, je n’ai pas de boîte à boutons, alors je ne peux pas participer à l’oeuvre immatérielle des Journées du Matrimoine. J’ai demandé à mon épouse, mais elle non plus n’en a pas, car nous sommes des nomades. Les nomades n’utilisent pas de boutons. Regardez les Mongols dans leur steppe, les Bédouins dans leur désert. Ce n’est que foulards entourés, voiles et turbans, ceintures de soie, lacets, mais pas de boutons.