Les errances de la gauche française sur la laïcité

Le documentaire de Thomas Legrand est très intéressant car il montre bien que la question du voile sur les cheveux est une question interne à la gauche.

Les gens de droite, eux, sont très sereins quand il s’agit de restreindre les libertés des étrangers, des immigrés, des pauvres et des musulmans. Cela ne fait pas de débat à droite. Quand on se dit de gauche, en revanche, c’est souvent avec l’idée qu’il faut soutenir les plus défavorisés, et les musulmans sont les plus discriminés en France, ceux qui gagnent le moins d’argent, ceux qui ont le moins de pouvoir.

Donc, en 1989, quand deux jeunes filles de Creil sont allées à l’école avec un fichu sur les cheveux, et que le proviseur les a exclues, les choses auraient pu en rester là : la droite est pour opprimer les musulmans, et la gauche les défend. Malheureusement pour la santé de la France, c’est la gauche qui était au pouvoir à ce moment-là et il a fallu que ce soit elle qui agisse et réglemente. Le reportage montre bien le malaise. La plupart des gens de gauche n’ont pas de problème majeur avec ces filles voilées. Mitterrand (président) les trouve mignonnes, Rocard (premier ministre) s’en fout, Jospin (ministre de l’éducation) explique à l’assemblée que le droit à l’instruction doit primer et qu’il faudra accepter les filles voilées à l’école. Toute la gauche pense qu’il n’y a là aucun risque pour la république.

C’est alors qu’intervient une réaction extrêmement musclée de la part d’une gauche qu’on n’avait pas vue venir : les Badinter, les Finkielkraut, tous ces gens qui, depuis, ont quitté la gauche et sont devenus de droite et d’extrême-droite. Ils trouvent les mots pour retourner l’opinion de la gauche. Ils expliquent qu’au nom du féminisme il faut interdire le voile qui est un signe de soumission de la femme.

Ils expliquent que ces filles étaient manipulées par des musulmans radicalisés.

Ils expliquent que les filles musulmanes « nous appellent au secours » et veulent être protégées de leur famille, de leur quartier, de leurs grand frères. Et nous, pauvres de nous, nous les avons crus.

Moi-même, j’ai été convaincu par ces arguments qui me paraissaient beaux et paradoxaux : interdire aux filles de s’habiller comme elle veulent pour les protéger et leur garantir la liberté de conscience. Il faut être con pour penser cela, me direz-vous, et c’est vrai, j’ai été ce con intello et sûr de ses valeurs.

C’était raciste de ma part, mais j’avoue que j’y ai cru. Quand le débat est revenu sur scène, dans les années 2000, j’étais professeur de philosophie au lycée français d’Irlande, et je me souviens de mes discussions avec mes amis irlandais dans les pubs. Mes amis ne comprenaient pas la France, ils pensaient qu’on pouvait laisser les filles s’habiller comme elles voulaient. Je les traitais de naïfs et j’essayais de leur faire la leçon sur les valeurs de la république, la laïcité et le risque des religions.

Ce reportage qui met tous ces débats en perspective nous permet de comprendre que nous avons été floués. On nous a menti, on nous a manipulés. Elizabeth Badinter était dans l’erreur mais elle était sincère en tant que bourgeoise effrayée par les maghrébins. Caroline Fourest, elle, a carrément menti pour remporter la mise. Elle prétendait que dans les auditions, les filles musulmanes demandait anonymement l’interdiction du voile pour sauvegarder un espoir de liberté.

Trente-cinq ans après l’affaire de Creil, vingt ans après la loi sur les fameux « signes ostensibles » d’appartenance religieuse, nous avons pu prendre du recul, voyager, lire, nous cultiver, rencontrer des centaines de musulmans. Le bilan est simple : on s’est fait avoir. Les filles ne demandaient pas notre aide, en tout cas pas une aide sous forme d’interdiction vestimentaire. Les musulmans s’intégraient à notre nation malgré notre hargne à les persécuter et à les fliquer, malgré notre suspicion quant à leur rapport aux femmes, jusqu’à l’intimité de leurs filles.

Trente-cinq ans après, que sont devenues ces deux jeunes Françaises voilées de Creil ? Qui se soucie d’elles ? Moi, je pense à elles.

Les vainqueurs des élections présidentielles 2022

Il résulte de cette campagne électorale trois vainqueurs et une recomposition du paysage politique.

La victoire d’Emmanuel Macron est un événement historique mais elle était prévue, prédite et pressentie. Il a dû faire des erreurs mais comme il a gagné, il a été le meilleur, que peut-on dire de plus ? Avec l’équipe de bras cassés qu’il se traîne, soutenu par un parti sans doctrine, sans talent et sans identité, il a réussi là où personne ne pouvait réussir. Personnalité peu aimable, impopulaire et peu admiré, son succès a quelque chose de désarmant. Bien sûr, quand on a derrière soi les plus grandes fortunes prédatrices d’un pays, cela aide, mais ce n’est pas suffisant car il faut aussi beaucoup de talent et une chance inouïe. On a envie de lui dire, comme au sélectionneur Didier Deschamps : « Tu ne fais pas des choses qui nous plaisent, tu développes un jeu ennuyeux, mais bon, quelque chose en toi fait que tu gagnes alors vas-y, prends les rênes et tâche de ne pas nous faire trop de mal. « 

Le bon résultat de Marine Le Pen prouve qu’elle a admirablement réussi son coup : à la fois capitaliser sur son nom, profiter pleinement du travail de son père, surfer sur sa notoriété dans l’électorat populaire, et adoucir son image. Sa stratégie de dédiabolisation a fonctionné comme sur des roulettes. Même les critiques lui ont profité, c’est très fort.

Même la concurrence incroyable que lui a imposé Éric Zemmour des mois durant, elle en a fait son miel en sachant se faire discrète et en faisant profil bas. C’est de l’art martial en quelque sorte, puisqu’elle a su utiliser à son profit la force de ses adversaires. Elle a eu raison de laisser Jordan Bardella et Louis Alliot courir les plateaux télé, car elle n’est pas très bonne face aux micros.

Surtout, Marine Le Pen a eu un flair épatant en jouant la carte « éleveuse de chats ». C’était cul-cul, mais beaucoup de Français sont cul-cul. Des millions d’électeurs ont le même amour virtuel des animaux. Un amour tamisé par le filtre des réseaux sociaux et de Walt Disney. Un amour des animaux sans animalité si l’on peut dire. Je songe à tous ceux qui adorent les chats en occultant le fait qu’ils constituent une vraie menace sur la biodiversité. Lors du débat avec le président sortant, Le Pen a sorti un argument qui est passé inaperçu dans les médias mais qui a eu du poids dans la France guimauve qui se veut l’amie des bêtes : à propos des vaches qu’on allait abattre pour les bouffer, elle a désapprouvé qu’on leur fasse prendre l’avion pour « réduire la souffrance animale ». Génial, politiquement. Macron a été muet sur ce point, il n’a même pas entendu car il surplombait, comme Jupiter. Mais ce que personne n’a relevé, des millions d’oreilles l’ont entendu et ont apprécié.

Enfin le troisième vainqueur de cette élection, c’est bien sûr Jean-Luc Mélenchon. On lui doit la renaissance d’une gauche plus intéressante que celle du Parti socialiste. Là aussi, quel score pour un homme détesté de toute part. Face à une telle hostilité et compte tenu d’un abstentionnisme prôné par des stars de gauche, recueillir un tel suffrage est la marque d’une stratégie intelligente et d’un travail de terrain impressionnant, piloté par des gens qui savent s’organiser. J’entends souvent dire que Mélenchon est un « bon orateur », et que c’est là sa principale qualité. C’est faux, s’il n’avait que son talent oratoire, il aurait obtenu le score d’un Jean Lassalle ou d’un Éric Zemmour.

Zemmour justement. Sa défaite est l’autre bonne nouvelle de ce scrutin. Si seulement on pouvait s’en être débarrassé, ce serait merveilleux. Mais je n’y crois pas, malheureusement.

L’avenir proche nous dira s’il faut compter Zemmour parmi les vainqueurs ou les vaincus de cette présidentielle, qui ne fut pas moins passionnante qu’une autre.

Pourquoi tant d’acharnement contre Jean-Luc Mélenchon ?

J.-L. Mélenchon : « Je pense à ces milliers d’hommes venus de si loin pour libérer la France des nazis. Des troupes des différentes colonies, et beaucoup, beaucoup, beaucoup sont morts dans la prise de la colline. » Marseille, mai 2021.

On peut se demander ce qui leur prend, à tous, de taper si fort sur Jean-Luc Mélenchon. Le seul qui ait subi une telle animosité contre lui dans l’histoire récente fut Jean-Marie Le Pen dans les années 1980 et 1990. Moi-même, j’avoue que j’avais peur de Le Pen à l’époque.

Cette unanimité fait réfléchir. Mélenchon doit faire peur, mais pourquoi fait-il peur ? Pourquoi lui préférer François Ruffin, Adrien Quatennens ou tout autre figure de la gauche ? Pourquoi tant de gens ont peur d’un vieil homme littéraire qui n’a pas de bons sondages, qui n’a pas commis d’autres crimes que de hausser la voix quand des hommes lui interdisaient d’entrer dans ses propres locaux, un vieil homme franc-maçon, ancien professeur, député de la nation ?

Que peut-on craindre d’un homme comme lui ? Au point pour le philosophe Raphael Einthoven d’aller dire que Le Pen lui est préférable ? Au point pour l’autre philosophe (Ô ma France, pays des intellectuels) Michel Onfray de le traiter d’homme malade et « condensé de pathologies » ? Au point pour le pouvoir en place de le traiter d' »ennemi de la République »…

Je ne sais pas si Mélenchon ferait un bon président et je ne sais pas si je voterai pour lui. D’ailleurs, je ne sais plus pour qui j’ai voté au premier tour de la présidentielle de 2017. Et le sage précaire n’a que peu d’appétence pour l’Assemblée constituante voulue par la France insoumise ; pas davantage pour l’usine à gaz que sera sans doute la sixième république. Mais la sagesse précaire n’a pas peur de Jean-Luc Mélenchon, ceci est une chose certaine. La sagesse précaire n’appelle pas à voter, la sagesse précaire s’en fout, mais elle aime bien écouter les gens qui ont quelque chose à dire, à droite, à gauche, au centre, et parmi toutes les religions. La sagesse précaire a plus peur des racistes, des suprématistes, des délinquants, des voleurs, des évadés fiscaux, des prédateurs économiques, que des populistes lyriques qui appellent à la réconciliation nationale.

Alors voici mon hypothèse. Mélenchon fait peur car il est le seul en France à posséder un art rhétorique capable de faire vibrer une corde sensible chez des populations très variées. Si ces populations se mettaient soudain à voter, et personne ne peut être sûr qu’elles ne le feront pas, cela ferait bouger les lignes de manière irréversible.

Jean-Luc Mélenchon est le seul orateur capable de se faire entendre par des ouvriers, des chômeurs, des profs, des fonctionnaires, des intellectuels et surtout aussi des immigrés, des musulmans et des gens originaires d’Afrique. Personne d’autre ne sait faire cela aujourd’hui en France. Et tout ce petit monde mis bout à bout fait largement 50 % de Français.

Alors il est certain que si l’on pouvait « se débarrasser » de Mélenchon « le plus vite possible » (dixit une ancienne ministre de François Hollande), il y aurait moins de risque qu’une jonction apparaisse entre les différents mouvements sociaux, les différentes luttes pour le respect et la reconnaissance, les différents combats des pauvres gens et les différentes soifs de dignité.

La détresse de Michel Onfray

M. Onfray : « La personnalité de J.-L. Mélenchon est un concentré de pathologies », juin 2021

Cela fait trente ans que j’observe Michel Onfray. En 1991, je commençais des études de philosophie à l’Université Jean-Moulin Lyon 3. J’y retrouvai une vieille copine, Catherine, et j’y rencontrai des jeunes gens bien sous tous rapport, Ben, Philippe, Alex, Habib, Willy, Françoise et j’en oublie, qui sont restés mes copains.

Dès la première année de fac, notre vieux prof, Pierre Carriou, nous parlait des Cyniques grecs. Les Cyniques étaient des philosophes de l’antiquité qui vivaient de précarité et de provocations. L’un des rares auteurs à avoir publié sur les Cyniques, en France, s’appelait Michel Onfray, alors notre professeur l’invita à Lyon pour une conférence-débat.

Dans le milieu de la philosophie universitaire, Onfray n’a jamais été terriblement respecté. Il était regardé comme un beau parleur qui n’apportait rien à la discipline. Mais enfin il avait écrit un livre sur les Cyniques et sur Georges Palante (le professeur de philosophie qui avait inspiré Cripure de Louis Guilloux), il se voulait à la fois nietzschéen et de gauche, comme Georges Palante, il parlait de vin, de bouffe, il était quand même plutôt sympathique.

Je suis donc ahuri de voir ce que Michel Onfray est devenu ces vingt dernières années. Nous assistons à un véritable désastre obscur, devant nos yeux, un lent suicide en direct, en vitesse réelle, en grandeur nature. L’hédoniste prolétarien est devenu râleur, raciste, nationaliste, aigri, judéo-chrétien, coincé, réac. Que s’est-il passé ?

Je verrais trois étapes dans sa carrière :

1- Du Ventre des philosophes (1989) jusqu’au début de son université dite « populaire » (2002) qui ne fut ni une université ni populaire.

2- De son Antimanuel de philosophie (2001) à son Freud (2010).

3- La série de non-livres, entretiens publiés, articles, opinions, chroniques sur l’actualité, où toute pensée se dissout comme un cachet d’aspirine.

Le pire de cette dernière partie de son oeuvre est à mon avis Penser l’islam (2016) publié à l’occasion des attentats terroristes de 2015. Livre non écrit, collage de diverses interventions dans les médias, sans corrections ni relecture. Onfray a accompagné ce livre d’une conférence d’une heure toujours disponible en podcast : Un paradis à l’ombre de l’épée. Penser l’Islam. Dans cette double production islamophobe, le philosophe ne cite que trois sources : le Coran, les Hadith et la vie du prophète. En réalité, il ne cite qu’une ou deux fois le Coran, et passe plus de temps à citer un récit de la vie de Mohammed que personne ne lit et, surtout, qu’aucun musulman ne considère ni comme sacré ni comme fondamental dans sa foi. C’est comme si un raciste anti-européen critiquait le catholicisme en s’appuyant sur La Légende dorée de Jacques de Voragine, un peu d’Évangile (quelques détails polémiques), et les Apocryphes bibliques ainsi que d’obscurs prédicateurs de l’Inquisition. On lit cela avec effarement.

On est surtout triste de voir un homme chuter de la sorte.

Selon moi, Michel Onfray est un homme en grande souffrance. Physiquement d’abord, bien sûr. On sait qu’il a des problème de coeur, qu’il a subi des AVC dès son plus jeune âge, et son récit médiatique du COVID 19 montre un patient qui n’a pas beaucoup de résistance. On diagnostique qu’il va mal dans la vision qu’il offre de son corps. Je souffre quand je le vois à la télévision, son corps adipeux, sans colonne vertébrale, ses mains enflées, gonflées, qui témoignent d’une mauvaise circulation sanguine et probablement d’une consommation médicamenteuse mal contrôlée. Ses vêtements bouffants pour cacher un corps sans vigueur.

Mais c’est pour sa santé mentale que je m’inquiète le plus. Michel Onfray est en grande détresse psychologique. Partir d’un hédonisme rigolo pour dire, trente ans plus tard, que les Français sont incompatibles avec les Arabes, que l’islam doit être bouté hors d’Europe, qu’on aime les autres cultures mais « chacun chez soi », que notre « pays » est une « civilisation », que cette civilisation est « judéo-chrétienne », que ce judéo-christianisme trouve son origine en Terre-sainte il y a deux mille ans, il faut vraiment être le jouet d’une maladie intime, un Horla silencieux qui vous ronge, qui vous broie et va vous tuer.

Dans la première partie de sa carrière, son public était constitué de professeurs et d’étudiants en philosophie, de journalistes et de lecteurs curieux.

Dans la deuxième partie de sa carrière, son public était des profs à la retraite, des fonctionnaires et des professions libérales.

Dans la dernière partie de sa carrière, son public est constitué de fans, de followers, et on les trouve chez les bourgeois qui achètent des livres pour des raisons de prestige social, on les trouve aussi chez les téléspectateurs de CNews, les abonnées de Valeurs actuelles, du Figaro et du Point. C’est dans ces organes de presse qu’Onfray s’exprime. Il est devenu le meilleur ami d’Éric Zemmour avec qui il converse en étant d’accord sur tout sous couvert de débat. Leurs échanges sur la France font pleurer tous les sages précaires qui aiment la France.

Je vous le prophétise, il va lui arriver un malheur. Non pas un attentat ni une agression quelconque, mais un malheur interne. On va le retrouver dans une prostration sans lendemain.

Prions pour la santé de Michel Onfray. Il a bien mérité de se reposer et de prendre soin de lui, d’arrêter ses activités professionnelles pour profiter de sa fortune calmement, tranquillement, et de retrouver la sérénité de la promenade silencieuse.

Minc, Attali : la face sombre de la sagesse précaire

Les héros contemporains de la sagesse précaire sont des personnes très antipathiques. Pourtant le sage précaire est un garçon plutôt sympathique, selon l’angle sous lequel on l’approche. Comment expliquer ce paradoxe ?

Cela s’explique par le fait que la sagesse précaire est une ascèse de l’imposture. Pour être un sage précaire, il ne suffit pas de travailler, il faut encore savoir être roublard.

Prenez Alain Minc. Voilà un homme qui ne sait rien faire, comme le sage précaire, qui vit exclusivement au crochet des autres, comme le sage précaire, et qui ne doit sa fortune qu’à son charme et sa voix suave. Et à sa capacité à flatter les riches et les puissants.

Prenez Jacques Attali. Même profil qu’Alain Minc, un pur parasite, d’une puissance intellectuelle proche du néant, mais qui sait admirablement se faufiler dans le monde. Son oeuvre, la seule chose qu’il aura réussi à accomplir, c’est d’organiser des dîners, de présenter des gens les uns aux autres, de se faire payer pour des conseils fumeux. Mais pourquoi les gens payaient-ils pour ses conseils ? Non parce qu’ils étaient perspicaces, mais parce que les payeurs voulaient entrer dans le cercle magique des « amis d’Attali », et être introduits à leur tour auprès des politiques et des financiers qui gravitent dans certains cercles mondains.

Minc et Attali nous renvoient aux romans de Proust, et on ne peut comprendre leur succès dans la vie qu’en repensant aux personnage de Swann ou de Legrandin.

Le sage précaire admire, dans ces personnages étonnants, la vacuité de leur parole et de leurs livres, et la capacité qu’ils ont d’en faire quelque chose. De transmuer le rien en en quelque chose. Leur aptitude à s’élever à partir d’une incompétence fondamentale. Mais on peut difficilement les prendre pour modèles, car ce sont quand même des gens néfastes pour la collectivité.

Bon, on va dire qu’ils entrent dans le panthéon de la sagesse précaire, mais comme des génies sombres.

Pierre Rabhi, la belle histoire

Tout commence dans le soleil d’Algérie. Pierre Rabhi raconte une enfance lumineuse et sage dans le sud de l’Algérie. Il raconte une pauvreté joyeuse et tranquille. Puis quand il immigre à Paris, il raconte la désolation du travail en usine, et son rêve d’avoir un lopin de terre. Dans son combat quotidien, il rencontre une Française aux yeux verts, qui travaille dans un bureau. L’immigré vertueux et la belle autochtone de la classe ouvrière se plaisent. Ils vivront leur histoire d’amour dans le travail du corps, dans la pauvreté, mais dans la beauté de la nature.

Le petit homme ne promet pas à la jeune femme des richesses mirobolantes, il lui promet simplement une vie heureuse sous le soleil, près de la terre. Avec l’énergie du désespoir, ils réussissent à s’extirper de la ville pour aller s’installer dans les Cévennes ardéchoise. Pourquoi là-bas ? Parce que plus personne ne veut de cette terre ingrate, que les gens quittent la campagne, et qu’on peut acheter quelques arpents de terre et une maison en ruine pour une bouchée de pain.

Du Sahara aux Cévennes

 

Pendant des années, sans électricité ni eau courante, Pierre Rabhi donne ses forces comme ouvrier agricole pour gagner trois francs six sous, et travaille sa propre terre. Il fondera sa famille et finalement, il réussira à vivre frugalement mais paisiblement.

Voilà, tout s’arrête là. Pour le sage précaire, Pierre Rabhi, c’est cela et rien d’autre. Il n’a rien de ce « grand penseur » qui est devenu la coqueluche des médias. Il n’est même pas un penseur à proprement parler. Il est un réservoir de rêve. Rabhi, c’est un voyage de toute une vie, qui va de l’Algérie aux collines de l’Ardèche. Pierre Rabhi, c’est une belle histoire à raconter aux enfants, et c’est une inspiration pour celles et ceux qui se cognent la tête dans une société trop dure pour eux. Une belle histoire qui s’arrête à la fin du XXe siècle.

Car dans les couloirs de La Précarité du sage, on se gausse et on ricane bruyamment. Les collaborateurs de ce blog connaissent Pierre Rabhi depuis des lustres, et nous observons son devenir star avec un certain malaise. Ce que nous ressentons est similaire à ce que ressent un fan de rock qui délaisse son groupe favori au moment où il connaît le succès. Il a perdu son authenticité, sa vigueur, et jusqu’à son identité, en conformant son discours aux émissions de télévision.

Dans les médias, on parle de lui comme un nouveau maître à penser, en le présentant à chaque fois comme un parfait inconnu qu’on a déniché derrière un fagot. Mais pour la sagesse précaire, Pierre Rabhi est un vieux compagnon de route, quelqu’un qu’on ne présente plus. On n’en a même jamais parlé sur ce blog parce qu’il fait partie de nous, il nous est trop intime.

Depuis les années 2000, il court le monde et donne conférence sur conférence. Il s’est transformé en homme public. En homme médiatique. Il organise des stages, il fonde association sur association, il se présente même à des élections. C’est une grande star. Mais en terme de star, le sage précaire préfère Marilyn Monroe.

 

Du Sahara aux Cévennes 2

 

 

Le Before : la nouvelle émission culte de la télévision française

Thomas Thouroude, photo de Stéphane Grangier pour Le Monde.
Thomas Thouroude, photo de Stéphane Grangier pour Le Monde.

S’il y a une émission qui n’est pas conçue a priori pour la sagesse précaire, c’est bien Le Before, de Canal +, diffusée tous les jours entre 18 et 19h00. On y parle de « pop culture », c’est-à-dire de trucs qui sont censés intéresser les adolescents. Hip hop drôlatique, blockbusters « déjanté », gamers « incroyables », rappeurs « bling bling » mais « fashion », jeux vidéo « décalés »… pas exactement une programmation dont le sage précaire serait le coeur de cible.

Et pourtant, c’est à mes yeux la meilleure émission culturelle du PAF en 2014, car elle réussit à divertir, à informer et à faire rire les quadragénaires grincheux que nous sommes, moi et mes nombreuses collaboratrices. En ces fêtes de fin d’année qui nous désespèrent, et rendent mon équipe particulièrement bougonne, nous trouvons dans Le Before  un certain réconfort, et pour cela déjà, nous lui décernons la palme d’or du festival de la Sagesse précaire.

La trajectoire de cette émission est fascinante, car l’affaire n’avait pas très bien démarré. On me parlait du Before comme d’un échec. Les concurrents parlaient de flop monumental, pour des raisons de faible audience. Certes, les audiences étaient faibles, mais ce fut intéressant d’observer la réaction de la chaîne et de l’équipe productrice du Before : plutôt que d’arrêter l’émission, de la remplacer par un jeu, et plutôt que de chercher des téléspectateur en faisant du bruit et du buzz, ils ont emprunté la voie de la qualité. Les gens ne nous regardent pas ? Faisons une émission encore plus classe, encore plus exigeante, allons encore plus loin dans nos choix culturels. Et pour cette attitude de rigueur, si rare à la télévision de nos jours, pour cette attitude qui nous rappelle l’époque d’Océanique sur FR3, le jury de la Sagesse précaire décerne la palme du meilleur producteur à celui du Before.

Car à mon avis, cette émission va devenir culte. Un peu comme Les Enfants du rock dans les années 80, ou les documentaires de Pierre-André Boutang que l’on continue de visionner aujourd’hui. Dans trente ans, on regardera ces numéros du Before, quoique confidentiels à leur sortie, et on dira : c’était ça les années 2010. Les grandes stars diront : c’est là que nous avons fait notre première télé, c’était le seul endroit où nous avions une place, il y avait là une énergie et une érudition qu’on ne trouvait nulle part ailleurs. On parlera du Before comme on parle des magazines de Jean-François Bizot. Un peu élitiste, un peu branchouille, mais rigolo, novateur et créatif.

Son but : faire émerger des talents venus de nos banlieues, de nos écoles de journalisme, et de la nébuleuse d’internet. Ses moyens pour y parvenir : le travail, l’écriture et le professionnalisme. On sent à chaque seconde un gros travail de fond dans la préparation, une exigence impressionnante quant aux invités et aux concerts en direct, associés à un authentique sens de la déconnade sur la forme. Exactement le contraire de ce que propose La Précarité du sage, qui incarne dans la blogosphère un pôle d’imprécision intellectuelle dans une rigidité formelle parfaitement assumée.

L’équilibre de l’émission (ces deux tendances à l’information et au rire) a été trouvé après quelques mois d’antenne et d’ajustement, et est dû en grande partie à l’animateur, Thomas Thouroude, qui est un génie de la télé en plus de porter le même patronyme que le Sage précaire. On le savait bon journaliste et bon présentateur de journal télévisé. Dans le Before, il révèle un nouveau talent, celui de comédien. Thomas est vraiment drôle dans les rôles parodiques que lui écrivent les auteurs de Canal +, et c’est une forme de drôlerie qui se trouve à l’opposée de celle d’un Cyril Hanouna. Ce dernier est génial dans l’improvisation, dans la panique du moment présent qui dérape, et c’est ce qui le rend fascinant. Thouroude, lui, est un artiste de la comédie : il sait incarner des personnages et leur donne une charge comique que peu d’acteurs sont capables de donner. Dans ses sketches,  il me fait penser à des comédiens de la trempe de Jean Dujardin, à la fois beaux gosses et hilarants. Alors que Cyril Hanouna n’est jamais convaincant lorsqu’il joue la comédie dans un film. C’est ma conviction, quand je compare les performances de ces deux animateurs, à la fois proches l’un de l’autre et aux antipodes l’un de l’autre : l’un est fait pour l’amusement en direct, l’autre est calibré pour les meilleurs scénarios de comédie.

C’est pourquoi il est aisé de prédire l’avenir : le Before va tenir encore un peu, le temps d’arriver à un nombre d’émissions qui puisse faire masse, et marquer de son empreinte l’histoire de la télévision, puis on retrouvera Thomas Thouroude au cinéma. C’est en tout cas ce que je souhaite au cinéma.

L’origine proustienne de Cyril Hanouna

Le sage précaire regarde la télévision pour s’instruire parfois, mais surtout pour se divertir.

Non, ce n’est pas correct : le sage précaire ne regarde la télévision que pour se divertir.

Non, ce n’est pas ça.

Le sage précaire ne s’instruit pas, il ne fait que se distraire, et ce, en regardant la télévision. Et ces temps-ci, il contemple un génie de l’humour improvisé, un animateur qui n’a aucune autre prétention que de faire rire. Cyril Hanouna est la révélation médiatique de ces dernières années : son émission est géniale parce qu’elle est vide. Tout y dénué d’intelligence, de contenu culturel, d’alibi intellectuel, de réflexion. Elle ne tient que par la grâce de l’animateur qui lance parfois des fusées de drôlerie inattendues.

On me dit parfois : « Pourquoi regardes-tu cette bêtise, c’est nul. » Mais la nullité est fascinante, chers confrères. Rien n’est plus intrigant, grisant, que le vide d’une société. Marcel Proust a construit la plus grande oeuvre romanesque du XXe siècle sur ces communautés vaines et vaniteuses qu’étaient les cercles mondains de son époque. Les émissions de télé actuelles sont les chroniques mondaines d’aujourd’hui. Ce que fait une starlette comme Nabilla n’est pas moins intéressant à suivre que les faits et gestes d’une Odette de Crécy, et les vannes d’un Laurent Baffie ne sont pas moins drôles que les flèches de Robert de Montesquiou.

Proust a eu l’immense courage de prendre au sérieux les gens les plus cons de son époque, et de faire littérature à partir des groupes les plus superficiels qu’on pût imaginer. Aujourd’hui, Proust ferait un roman avec les célébrités de nos écrans, et si possible, les célébrités les plus ineptes.

Cyril Hanouna serait peint sous des couleurs contrastées : drôle et gamin, son humour repose sur la mise en boîte de ses chroniqueurs, ravalés au rang de faire-valoir. Narcissique, son personnage deviendrait diabolique au fur et à mesure du roman, et son rire aigu, forcé, prendrait une dimension lugubre pour terminer en effrayante saillie d’orfraie. Dans le marigot de la mondanité contemporaine, Cyril Hanouna pourrait incarner le rôle d’une hyène rieuse et cruelle, capable d’humilier ses partenaires tout en les forçant à rire.

Il ne faut pas s’étonner, ni se chagriner, du succès de ces émissions inconsistantes. Il n’y a rien là de neuf. Nous avons toujours aimé les commérages et les histrions qui se donnaient en spectacle. Relisons Proust et rigolons des frasques absurdes d’Hanouna, voilà le programme culturel de ces fêtes, concocté par la Sagesse précaire.

Nouveaux explorateurs et vieilles ficelles

Série de documentaires diffusée sur Canal + depuis 2007, Les Nouveaux explorateurs jouit de l’impunité habituelle des productions liées au voyage. C’est un phénomène curieux : dès qu’on voyage et qu’on relate ses aventures, on devient inattaquable dans les médias. Pourtant, le récit de voyage est un champ de création qu’il faut regarder avec autant de sens critique que tous les autres genres narratifs.

Qu’on me pardonne une légère immodestie, ce blog est un des rares espaces où sont critiqués des voyageurs. Au risque de me faire durement tancé, La Précarité du sage a critiqué Michel Le Bris, la « littérature voyageuse », Christophe Ono-Dit-Bio, Priscilla Telmon et Sylvain Tesson. Cela m’a valu des volées de bois vert, dont je ne me plains pas. Paradoxalement, on me reproche aussi de dire trop de bien de certains écrivains et plasticiens du voyage : Jean Rolin, Caroline Riegel, Jean-Paul Kauffmann, Raymond Depardon, Catherine Cusset ou Bruce Bégout.

Ce n’est pas que les uns seraient nuls et les autres parfaits, mais il existe une ligne de fracture assez profonde dans la manière d’aborder le voyage depuis la deuxième guerre mondiale. Ceux dont je fais l’éloge savent que le monde a changé, qu’on ne peut plus découvrir le monde comme les anciens explorateurs. Ils explorent donc les banlieues, les bretelles d’autoroutes, les forêts et les fleuves avec prosaïsme et humour.

Ceux que je critique ne manquent pas forcément de talent, mais ils prétendent être des baroudeurs de la même trempe que les grands aventuriers des années 1930, ou imitent un peu bêtement les orientalistes du XIXe siècle. Ils s’autoproclament « explorateurs ». Ceux produits par Canal + mentent d’ailleurs effrontément : ils prétendent nous présenter des peuples indigènes purs de toute acculturation, alors même qu’ils communiquent en anglais, et qu’ils exhibent des costumes traditionnels au sein de réserves d’autochtones subventionnées, et habilitées à recevoir la visite de caméras.

La Nouvelle exploratrice de l’émission, dont j’ai oublié la date de diffusion, traverse le Brésil avec ce sentiment d’impunité : les tribus se laissent photographier en regardant ailleurs, et notre télévision nous vend cela pour de l’aventure nouvelle. Il ne s’agit pourtant que des mêmes vieilles ficelles des images prises par les explorateurs dominateurs, supérieurs, protégés par des puissances colonisatrices.

Carnet de route à Dublin : des écrivains irlandais à la télé française.

Ce soir, sur la 5, il y avait les Carnets de route, de François Bunel. A Dublin, capitale de l’Irlande. J’ai pris l’émission en retard, quand le journaliste interviewait John Banville.

Putain, John Banville à la télévision française ! J’étais tout émoustillé. Quinze minutes plus tard, c’était Edna O’Brien, dans une ruelle de Dalkey. Nom de Dieu, pensé-je, Edna O’Brien dans mon salon ! Un peu plus tard, Joseph O’connor résume brillamment, dans le parc St Stephen’s Green, les grandes étapes de l’identité irlandaise depuis l’indépendance des années 1920. Je suis ébloui. L’écrivain parle doucement, avec modestie, comme si ce qu’il dit était une banalité archiconnue. En fait, c’est une prodigieuse analyse, narrative, que je n’avais jamais entendue de personne.

Enfin, l’émission se termine chez la star, le grand écrivain, celui qui peut prétendre devenir un classique de notre temps : Colum McCann. Dans la banlieue de Blackrock, l’écrivain nous présente son père, ancien écrivain lui aussi, en fauteuil roulant. L’auteur de Transatlantique parle de tout et de rien.

Une émotion me serre le cœur.

Ces émissions sont l’honneur de la télévision française. Je me demande si, quelque part, des adolescents regardent ça avec la même émotion que celle qui m’étreignait quand je regardais Océaniques, dans les années 80, et les documentaires littéraires de Pierre-André Boutang.

Mais c’est une émotion compliquée. Me reviennent en mémoire ma vie à Dublin, la femme que j’aimais, mes déambulations. Surtout, me revient à l’esprit la difficulté que je ressens à écrire sur Dublin. Cela fait des années que je dois écrire un livre sur cette ville et son fleuve, et des années que j’échoue à le faire.