Je relis L’Usage du monde de Nicolas Bouvier avec délice. Je ne compte plus le nombre de mes lectures. L’Usage du monde fait partie de moi depuis que je l’ai découvert lors d’un voyage en Thaïlande et au Cambodge en 2005.
Aujourd’hui, printemps 2023, je le relis à l’occasion d’un article que je rédige sur la réception de Bouvier sur les îles britanniques, mais aussi pour aider une de mes élèves qui a choisi de traiter de la peur pour son Grand Oral du baccalauréat. La peur. Beau sujet de réflexion, et étrange intérêt. Pourquoi une jeune fille de 17 ans veut plancher sur la peur ? Je lui ai parlé de ce passage dans L’Usage du monde où Bouvier sent qu’il ne doit pas rester là. Il est pris par une panique inexplicable. Il dit que le lieu lui-même nous intime l’ordre de partir. Il dessine, ce faisant, une petite théorie de la peur comme instinct de conservation.
Mais où ce passage se trouve-t-il dans le récit du voyageur ? Je le recherche depuis quelques jours, en refusant d’aller voir les notes que j’ai prises quand je faisais ma thèse. Je tiens à relire le livre car j’en découvre à chaque fois de nouveaux passages oubliés, des couleurs inattendues, des tournures inouïes.
Je me retrouve dans le dernier quart du récit, en Afghanistan, et n’ai toujours pas retrouvé mon passage sur la peur. C’est troublant car j’étais persuadé qu’il se situait dans les Balkans. Mais je crois avoir relu très précisément tout le chapitre sur la Yougoslavie et être resté bredouille.
Alors j’en appelle à la sagacité et la générosité des lecteurs fidèles de La Précarité du sage. Avez-vous une idée ?
Il y a mille manières de se retrouver au chômage et de belles perspectives associées à cette compétence que j’ai appelée en 2007 « Savoir perdre son emploi ». Je le dis à tous ceux qui souffrent du monde du travail et qui prétendent que leurs affaires tournent bien pour faire bonne figure : il ne faut pas avoir honte d’une période de chômage, cela ne dégrade pas l’idée que l’on se fait de vous.
Ni dissimulez pas les épisodes conflictuels que vous avez connus et qui vous ont valus de tomber malades, d’être harcelés, d’être traînés dans la boue par des cons. Cela arrive. Cela n’entache pas votre profil professionnel, car nous savons que derrière un employeur se cache parfois un être faible et méchant.
Prenez le cas de François Bégaudeau, écrivain et critique très puissant du monde littéraire d’aujourd’hui. Après la publication d’Histoire de ta bêtise, le magazine Transfuge l’a viré en essayant de le salir. Souvent dans les ruptures : il ne suffit pas de voir la personne s’éloigner, on veut en plus l’égratigner, justifier sa décision en soulignant des défauts de caractère rédhibitoires chez elle. Le patron de Transfuge n’y manque pas en nous informant que Bégaudeau n’a pas d’amis, qu’il n’est pas aimé dans le milieu, que c’est une tête de con.
Quelle bassesse d’âme de la part de ce Vincent Jaury. Pourquoi ne reste-t-il pas à sa place de directeur ? Son argument est perfide et surtout contre-productif car le lecteur et tout nouvel employeur peut facilement voir le verre à moitié plein : certes, Bégaudeau s’est engueulé avec d’autres gens, mais il a donné totale satisfaction pendant quinze ans ? 15 ans ? C’est énorme comme longévité dans une entreprise culturelle.
Personne, aujourd’hui, n’espère conserver un collaborateur au-delà de quelques années. À mes yeux, le fait que Bégaudeau soit allé au clash avec plusieurs employeurs et camarades, ce n’est pas le signe d’une personnalité toxique et caractérielle. Au contraire, j’y verrais plutôt la marque d’un esprit sérieux et perfectionniste, entier et libre, n’ayant aucune crainte de se retrouver sans emploi. Alors le patron Vincent Jaury, ne supportant pas cette impertinente liberté de ton, décide d’accuser Bégaudeau du plus grave des forfaits : l’antisémitisme.
Là, c’est le coup de grâce. Dans la presse parisienne, on ne se relève pas d’une accusation d’antisémitisme. Bégaudeau se défend sur son blog en affirmant que son sujet n’était évidemment pas « les juifs d’aujourd’hui », mais le fait très connu et vérifiable que les juifs français sont devenus globalement de droite, et son expression fut « l’abêtissement récent des juifs de gauche ». Il n’y a rien là d’antisémite, et le coup revient en boomerang au visage de Transfuge. Ce type d’arguments employés pour souiller des individus avait déjà été employés par Philippe Val quand il s’occupait de Charlie Hebdo et avait déjà valu une grande fuite des lecteurs.
Transfuge, n’étant déjà pas très lu, a choisi clairement son camp. Celui de la subvention gouvernementale pour survivre plutôt que la recherche d’un lectorat. L’apparition quelques ligne plus loin du nom d’Éric Naulleau confirme ce mouvement.
Quand vous faites appel à des personnages médiatiques qui ne pensent pas, qui ne proposent rien, c’est que vous êtes à court d’argument. « D’ailleurs, Eric Naulleau l’a dit », voilà qui vous discrédite pour l’éternité aux yeux des lecteurs, mais qui rassure les donneurs d’ordre. Naulleau fait partie de ces gens dont le rôle principal consiste à taper sur la gauche tout en se réclamant de gauche, pour affaiblir autant que possible toute possibilité d’alternance. Ce patron de Transfuge ne pouvait pas mieux s’y prendre pour donner de la gloire à Bégaudeau.
François Bégaudeau a donc donné une leçon de précarité. Il a su perdre son emploi avec flamboyance et en acquérant du prestige au passage. La sagesse précaire lui tire son chapeau.
Photo de Matej sur Pexels.com, générée quand j’ai saisi les mots « vieil écrivain sur sa machine à écrire ».
L’écrivain s’est éteint à 86 ans hier ou avant-hier. Paix à son âme.
Le dernier billet que je lui ai consacré date de 2008 et recensait son dernier livre intéressant, ses mémoires intitulés Un vrai roman (2007).
Philippe Sollers se distingue comme un homme qui aura toujours été en retard sur les événements, qui aura couru après la gloire en essayant d’incarner la nouveauté alors qu’il ne faisait que se renier, qu’imiter les autres, et que prendre la pose. Petit condensé de sa carrière à grands traits :
Années 1950, il monte à Paris et prend racine dans le « milieu littéraire » qui sera son champ de bataille. Financièrement aisé, il n’enverra pas ses manuscrits par la poste, il les donnera à ses nouveaux amis éditeurs. Il écrit de manière classique, comme ses aînés, pour leur montrer qu’il est aussi bon qu’eux. Il sera donc apprécié et adoubé par des écrivains d’avant-guerre.
Années 1960, il devient d’avant-garde et écrit comme les expérimentateurs qu’il rallie (lettrisme, situationnisme, nouveau roman, etc.). Pour combler son retard sur eux, il fonde la revue Tel Quel qui les publie, et qui cherche à donner l’impression qu’il est lui-même le créateur des mouvements qu’il singe.
Années 1970, il fait son fameux tournant maoïste, des années après le « Grand bond en avant » et la « Révolution culturelle ». Ayant raté mai 68, il compense en se radicalisant et en incarnant la position chinoise. De fait, il est encore lamentablement en retard : quand Simon Leys publie Les Habits neufs du président Mao, dénonçant le mal que fait Mao à la culture chinoise, Sollers est vu comme l’intello parisien maoïste qui n’a rien compris. Il va passer des années à se défendre et à incorporer Simon Leys à sa propre galaxie pour faire oublier ses égarements.
Années 1970 encore : il retourne sa veste et rejette le marxisme-léninisme. Il soutient BHL et les « nouveaux philosophes ». Il n’aura vraiment eu aucune colonne vertébrale, sauf celle de la séduction et de la mise en réseaux de ses contacts.
Années 1980, retour à la normale, il abandonne les expérimentations, écrit des livres qui parlent de cul. Arrête la revue Tel Quel, se vend aux éditions Gallimard et y fonde la revue L’Infini qui n’a pas de prétention politique. Il fait du marketting culturel. Il surfe sur sa réputation d’écrivain, qui est entièrement due à son entregent dans le milieu littéraire. Participe souvent à l’émission de télé Apostrophe. Devient célèbre à défaut d’être un bon écrivain.
Années 1990, il règne sur le milieu littéraire. Écrit de pleines pages dans le supplément littéraire du Monde. Parle beaucoup du siècle des Lumières car il n’a rien à dire sur le monde contemporain. Il prétend, comme BHL, se cacher derrière son personnage médiatique pour mieux élaborer une œuvre dont on ne saura jamais rien.
Années 2000, années de retraite active, où il peut raconter sa vie en un beau petit livre séduisant. Terminé. Il aurait dû tirer sa révérence après cela, comme Philip Roth l’a fait.
Années 2010 et 2023. Rien.
Ce n’est pas un hasard si le titre de mon billet de 2008 était « Sollers avant la mort ». On avait déjà cette sensation que le vieux monsieur avait bien travaillé et que c’était terminé dorénavant, qu’il devait penser à se reposer. La sagesse consiste souvent à savoir s’arrêter, c’est une décision très difficile à prendre, surtout quand on est un homme de réseaux. Les derniers écrits de Sollers n’avaient plus aucun intérêt, c’était de l’édition en pilote automatique. Il ne savait même plus quel mouvement suivre pour feindre d’en être l’organisateur.
Qu’on me permette de citer mes propres mots comme éloge funèbre :
Pas de doute qu’il sait s’y prendre, et qu’on le regrettera quand il disparaîtra. Il nous laissera avec des gens beaucoup moins légers, beaucoup plus corrects. En effet, ce n’est pas avec des Michel Onfray qu’on va rigoler en parlant de Nietzsche et d’érotisme.
François Bégaudeau est en train de prendre la place du meilleur intellectuel de ma génération. Signe peut-être que ma génération n’a pas trouvé sa place dans le monde, comme je le déplorais déjà en 2009, déjà à propos de Bégaudeau. Les gens nés entre mai 68 et mai 81 se trouvent dans un désert, mais je suis ouvert à toute contre-exemple qui prouverait que notre génération vaut autant que celle des boomers (terme qui désigne, je le rappelle, le groupe des gens nés entre 1942 et 1958.)
Je mesure le grand écart que je viens de faire en annonçant que François Bégaudeau était peut-être le meilleur d’entre nous. Je n’oublie pas l’avoir descendu en flèche des 2008 sur ce blog. Il l’avait mérité.
Bégaudeau est né quelques mois avant moi, d’une classe sociale plus ou moins équivalente à la mienne, et quand il parle j’entends quelqu’un que j’aurais pu rencontrer sur les bancs de la fac ou parmi mes amis du milieu artistique. Si j’avais été nantais, ou lui lyonnais, on serait devenus copains dans les années 1990.
Je n’ai jamais aimé ses romans mais c’est normal : Bégaudeau n’est pas un très bon romancier. Là où il excelle, c’est dans le genre essai. Et là où il devient admirable, c’est dans l’exercice de la critique.
Cependant il ne faut jamais oublier que la qualité première de Bégaudeau est d’être un bon imitateur, en bon agrégé de lettres qu’il est. C’est un bon élève, un bon étudiant, qui sait produire ce que les professeurs attendent de lui. Il s’est tellement imprégné de certains intellectuels que lorsqu’il parle de politique, on entend la voix de Frédéric Lordon, économiste marxiste de l’Ecole Normale Supérieure. Lordon est un véritable gourou pour la gauche radicale et intellectuelle mais beaucoup moins connu que l’écrivain.
En bref, Bégaudeau est un imitateur mais à force, comme tous les bons étudiants, il finit par avoir des moments d’invention et de pensée personnelle. Et, comme je le disais, là où il m’enthousiasme, c’est dans la critique, qui est un genre passionnant, sous estimé mais très divertissant pour l’esprit.
Critique de livres, critique de cinéma, critique d’émission de télévision. On l’écoute bouche bée et on prend des notes. Le podcast de critique qu’il produit avec un jeune anonyme depuis 2018 est un bain de jouvence. J’écoute cela en jardinant, et même si je ne vais plus au cinéma depuis des années, la critique elle-même, sans même voir le film dont il est question, suffit à mon bonheur.
Cliquez pour entendre ce podcast : La gêne occasionnée, sur Soundcloud (et ne me demandez pas ce qu’est « soundcloud »).
Chaque émission est consacré à un film et parfois un livre. Bégaudeau prépare ses idées, il est cadré par un jeune homme sympathique qui lit ses notes, ce qui permet à l’écrivain de se reposer et de fourbir ses armes.
Il y condense toute sa capacité pédagogique, il y convoque sa belle culture de lettré et de cinéphile. Il a bien assimilé son Deleuze sans en faire des tonnes, sans réciter sa leçon. C’est impeccable.
Écoutez par exemple de la minute 20’00 jusqu’à la minute 25’00 de l’épisode 28 Drive my Car, film japonais dont j’ai oublié le nom du réalisateur, et probablement, un film que je ne verrai jamais. Ces cinq minutes m’ont marqué, alors que je passais la serpillère dans la cuisine. Un petit développement un peu scolaire mais brillant sur la justesse des formes, sur Bresson, sur les gestes esthétiques, sur les formes inédites et les avant-gardes. « On ne fera jamais l’économie du constat implacable que la question de l’art est aussi la question du vrai, la question du juste. » Je me suis dit que j’allais utiliser cette séquence dans ma classe de philosophie au lycée. Puis il relie cela au film Drive my Car qui met en scène des acteurs de théâtre, pour expliquer des aspects importants du jeu d’acteur et de l’ambiguïté, la plurivocité du texte de théâtre. Enfin il termine avec « trois figures d’agencement entre texte et corps » dans le film japonais, et cela fabrique un petit système pratique et stimulant.
Quand il analyse des romans, sur ce même podcast, c’est un peu moins brillant j’ai l’impression. Mais cette impression est sans doute due au fait que je m’y connais un peu en littérature, et qu’on ne me la fait pas.
Publié en 1925, Roux le Bandit raconte l’histoire d’un déserteur. Le jeune Roux décide de disparaître dans les montagnes des Cévennes lorsque la France mobilise sa population pour aller se battre contre l’Allemagne dans ce qui va devenir la première guerre mondiale.
On comprend immédiatement combien cette histoire m’a charmé dès que mon ami Peter me l’a racontée. J’ai lu ce roman en 2012, lorsque je vivais moi-même dans une cabane cachée dans les montagnes cévenoles. Il était impossible de ne pas identifier le sage précaire quadragénaire et le héros trentenaire de 1914. Un siècle me séparait de Roux, et bien qu’il dût vivre une épreuve difficile et dangereuse, je me sentais proche de lui.
Au tout début, les Français partaient à la guerre la fleur au fusil et pensaient être de retour dans leur ferme quelques mois plus tard. C’est pourquoi les fermiers du roman racontent l’histoire en insistant sur le mépris qu’ils ressentaient vis-à-vis de Roux, quand ils s’aperçurent que le jeune paysan manquait à l’appel, qu’il s’était évaporé dans la nature.
Pendant le premier tiers du roman, peut-être la moitié, les Cévenols traitent Roux de lâche et le méprisent pour avoir cédé à la peur. Alors que les jeunes de la région se faisaient tuer ou blesser sur le champ de bataille, les vieux du village lui reprochaient de mener la vie de bohème et de tirer au flanc.
Mais la guerre s’éternisa et les Français se sentirent floués, trahis par leurs élites encore une fois. Déserter, finalement, n’était plus considéré comme une option aussi monstrueuse. C’est l’Etat qui est monstrueux et, dans des circonstances extrêmes, la désobéissance civile peut être la seule alternative à la barbarie. C’est ce que raconte le roman d’André Chamson à l’époque où l’auteur est pacifiste. Plus la guerre dure dans le temps, plus les paysans acceptent la fuite de Roux. Ils finissent par avoir des contacts avec le fugitif et, petit à petit, on comprend ses motivations : c’est un objecteur de conscience qui fuit la guerre par fidélité pour sa religion. Aujourd’hui, si le même héros était musulman et non protestant, on dirait de lui qu’il est « radicalisé » car il place sa foi au-dessus des lois de la république.
Homme des bois cévenol, déserteur de 14-18. Source inconnue.
Roux a vraiment existé, mais dans une région située plus au nord, en Lozère. Grosse différence entre le vrai Roux déserteur et le personnage de fiction : Alfred Roux ne parlait pas de religion, il se défendait avec des armes et n’attira jamais la sympathie des Cévenols car il était un sauvage incommode.
Le célèbre historien des Cévennes, Patrick Cabanel, qui m’a déçu lors de sa conférence à la médiathèque du Vigan mais dont j’apprécie les écrits, affirme qu’il existe un exemplaire de l’édition originale signée par André Chamson et par Alfred Roux lui-même, ce qui accréditerait l’idée selon laquelle l’écrivain et l’ancien déserteur se seraient rencontrés.
Je vous invite à lire l’article de Cabanel sur Roux le Bandit, il est un peu foutraque mais dans le bon sens du terme : bien écrit, c’est de la recherche historique de qualité, créative et réflexive, avec des sources faciles mais pertinentes, et quelques documents qui paraissent légèrement apocryphes, tout ce qu’on aime dans les bureaux de la Précarité du sage. Voir, en ligne ou sur papier, Patrick Cabanel, « André Chamson : Roux le Bandit, la guerre et la paix », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (1903-2015), Vol. 160, LES PROTESTANTS FRANÇAIS ET LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE (Janvier-Février-Mars 2014), pp. 507-521, ici p. 510.
Connaissant cet historien, plus proche intellectuellement du Sage précaire que d’un scientifique incorruptible, je ne peux exclure qu’il ait purement et simplement inventé ce livre dédicacé, que personne n’a vu à part lui. Les historiens ont parfois aussi de ces envies de légendes et de mythes, comme le sage précaire les fait naître à sa façon.
Roux le Bandit doit donc prendre sa place dans la jeunesse des années 2020, après avoir plus à celle des années 1920. À l’heure des réformes iniques sur l’âge de la retraite, ce roman nous invite à réfléchir sur l’idée de retraite, de mises en retrait. Au temps venu des expérimentations de vie autonome et alternative, ce récit nous montre une vie d’insoumis pacifique et auto-suffisante. Le personnage de Chamson se débrouille tout seul, sans l’aide de la société, mais continue d’entretenir des relations d’entraide avec des vieux et des vieilles, il n’hésite pas à offrir son aide clandestinement à ceux qui le voient sur la draille ou dans les forêts. De ce point de vue, il me fait penser aux jeunes Arc-en-ciel qui vivaient en marge des villages et qui organisaient un système de solidarité inouï. C’est donc le roman des néo-ruraux qui cherchent quelque chose comme une résistance durable aux dérives du capitalisme.
Jeunes gens qui prônez la désobéissance civile, plutôt que de brandir des auteurs américains, lisez dans vos yourtes et exposez dans vos manifs de beaux exemplaires de Roux le Bandit, le roman des réfractaires non violents.
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Le 29 mars dernier, le sage précaire a fêté son anniversaire de la meilleure des manière, seul avec la femme qu’il aime. Sans bougie mais avec un délicieux gâteau, sans flonflon mais avec l’apaisement d’une soirée sans pression.
L’année dernière mon anniversaire fut un enfer. Des amis bienveillants étaient chez nous et voulaient me faire plaisir alors que je désirais être seul. Il fallait faire semblant d’être joyeux ce qui est probablement, pour un être humain naturellement joyeux, l’effort le plus difficile à fournir.
Cette année, une simple soirée avec celle qui sait me faire plaisir. Des cadeaux que je n’ai ouverts que le lendemain pour des raisons que je ne dévoilerai pas. Une bouteille de jus de fruit pétillant qu’on a oublié de déboucher. Le paradis.
Un cadeau d’anniversaire est apparu dans la presse : l’annonce de la parution d’un livre qui révèle les relations qu’entretiennent trois écrivains avec l’extrême droite. L’écrivain voyageur Sylvain Tesson est épinglé comme un bon vieux fasciste aux multiples fréquentations inavouables. Voilà qui tire une belle conclusion au travail que j’ai mené un peu seul depuis dix ans. Cela fait dix ans que je repère, dans l’écriture de cet aventurier, une tonalité réactionnaire, un style ampoulé faussement dandy, et des relents de racisme insupportable.
À la réflexion je ne suis pas si seul. Un autre chercheur en littérature des voyages a fait du bon travail sur l’imposture Tesson et je voudrais lui rendre hommage : Jean-Xavier Ridon. Lisez parmi ses articles ceux qui sont parus depuis les années 2015, c’est lumineux.
Le jour de mon anniversaire, donc, je vois le monde médiatique confirmer, sur le plan de l’enquête, ce que j’avais perçu dans les mailles du texte, dans la chair de l’écriture et le grain de la voix. Je sais que personne ne se dira jamais : « Il avait donc raison ce mec que j’ai rencontré dans tel train ou dans tel colloque. » Ce n’est pas ce genre de reconnaissance que l’on obtient. Les satisfactions du chercheur sont plus étouffées, plus solitaires, plus longues en bouche. Le sage précaire et sa meilleure moitié se contentent de se lover dans le noir non sans avoir avalé un entremet au chocolat.
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Cette question est le libellé du sujet de l’essai philosophique tombé hier lundi 20 mars lors de l’épreuve du baccalauréat dite « Humanités, Littérature & Philosophie » (HLP).
L’un des chapitres de ce cours d’HLP portait justement sur « Les expressions de la sensibilité » et mon copain Ben, professeur de philo plénipotentiaire, avait partagé avec moi des documents pédagogiques qui m’ont permis de faire ce cours alors que je ne savais rien de la nouvelle mouture du bac et de ses inénarrables réformes. Par ailleurs, dans le cours de philosophie en tronc commun, des notions du programme permettaient aussi de traiter un tel sujet : non seulement l’inconscient, l’art, le langage, mais aussi la raison, la vérité, voire la technique. Nos élèves étaient donc armés.
Le savoir nuit-il à la sensibilité ?
On peut déceler un double paradoxe dans la question. D’abord, dans l’histoire de la pensée, c’est plutôt le contraire que l’on avance : la sensibilité nuirait à la recherche de la vérité. Que ce soit Platon qui arrache le philosophe du monde sensible pour accéder au monde intelligible, ou Descartes qui se méfie de ses sens quand il part à l’assaut d’une connaissance indubitable.
Les élèves cultivés auront discerné qu’au XIXe siècle, un tournant opéré d’abord par le romantisme puis par certaines formes de vitalisme, a renversé la perspective et considéré l’intellectuel comme un être faible et plein de ressentiment à l’égard du corps. L’une des illustrations de cette dualité peut être lue au XXe siècle dans le roman de N. Kazantzakis, Alexis Zorba, dont le narrateur est un doctorant qui étudie l’oeuvre poétique de Mallarmé, si je ne m’abuse, et qui se décrit comme exagérément cérébral, tandis que Zorba jouit de la vie d’une manière plus sage, car plus vitale, plus sensible, plus corporelle.
J’avoue que j’ai été sensible moi-même à ce genre de pensée. J’ai longtemps hésité avant de me lancer dans une thèse de doctorat parce que l’acquisition du style d’écriture savante exigé par l’université me faisait peur. Je craignais que devenir savant m’assèche le cerveau et me rende incapable de produire les petits poèmes en prose en quoi consiste l’œuvre du sage précaire.
Le deuxième paradoxe du sujet se trouve dans le texte d’Octave Mirbeau présenté en première partie de l’examen. La narratrice, femme de chambre, fait la lecture à un jeune esthète bourgeois malade de la tuberculose. Grâce à cette relation ancillaire, la femme de chambre découvre la poésie, le monde de l’esthétique, et se découvre elle-même comme sujet d’une sensibilité appréciée. Cela changera sa vie. Le garçon lui explique que la beauté de la poésie est inaccessible aux « savants », du fait qu’ils ont « trop d’orgueil ». D’où la question pour l’essai philosophique : le savoir nuit-il à la sensibilité ?
Le paradoxe concernant ce texte est évident. Loin d’être une nuisance, le savoir est au coeur de la sensibilité des personnages. Le jeune homme apprécie une poésie très intellectuelle pour son temps, Mirbeau cite les noms de Baudelaire et Maeterlinck. Pour un roman de la Belle époque, ce sont des références ultra modernes et raffinées. Il fallait être un savant pour connaître et apprécier les poètes symboliques au tournant du XXe siècle. De plus, la femme de chambre ne savait pas qu’elle possédait une sensibilité. L’état de son savoir ne lui permettait pas de se rendre compte qu’il existât une chose qu’on appelle « beauté », et qu’elle fût elle-même capable de se délecter d’une oeuvre poétique. C’est le jeune homme qui lui enseigne ce qu’est la poésie, et qui lui apprend qu’elle-même dit parfois des choses belles et sensibles.
C’est ce que Bergson explique à la même époque que ce roman de Mirbeau, à propos de l’émotion ressentie devant des oeuvres d’art modernes. Pour apprécier une oeuvre nouvelle, encore faut-il pouvoir y prêter « attention ». Or l’attention est, selon Bergson, « la jonction entre la perception et des états anciens ». S’il y a trop de différence entre ce que j’ai l’habitude d’apprécier et la perception d’une chose nouvelle, la « jonction » ne se fait pas et je manque la rencontre avec l’oeuvre. La sensibilité ne peut donc pas se vivre de manière indépendante du savoir. Pour reprendre les mots de Bergson, la « concentration » est
une coalescence entre le souvenir et la perception. Si la distance est trop grande entre ce qu’on perçoit et ce qu’on connaît déjà, la coalescence ne peut pas se faire et l’attention en réalité ne se fixe pas.
Henri Bergson, Conférence de 1904.
Le savoir défini comme une culture acquise et méditée est donc une condition de possibilité de toute expression, même imparfaite et lacunaire, de la sensibilité. En revanche, on connaît des individus qui utilisent des éléments de connaissance de manière à empêcher et à travestir l’expression et l’épanouissement de la sensibilité. C’est le cas notamment des mauvais poètes et des auteurs industriels qui se servent de clichés pour exprimer des sentiments stéréotypés. Les exemples abondent mais celui que j’aimerais utiliser vient d’un texte qui m’a été envoyé par Ben en novembre dernier. Il s’agit des Salons de Denis Diderot, dans lequel on peut lire une extraordinaire parenthèse qui pourrait constituer un ouvrage autonome autour d’une exposition du peintre Joseph Vernet ; ce texte est connu sous le nom de » Promenade Vernet » :
deux poëtes ont quelquefois fait deux mêmes vers sur un même sujet
Denis Diderot, Salon de 1767.
Le philosophe ne blâme pas les deux poètes qui pourtant, visiblement, ne sont pas d’une grande originalité. Ce qu’il avance, au contraire, c’est que les sensations sont trop nombreuses et subtiles pour trouver leur juste expression dans un idiome vernaculaire :
C’est qu’il n’y a dans la même pensée rendue par les mêmes expressions, dans les deux vers faits sur un même sujet, qu’une identité de phénomène apparente ; et c’est la pauvreté de la langue qui occasionne cette apparence d’identité.
Diderot.
Diderot nous invite à une réflexion sur le langage pour expliquer les difficultés que nous rencontrons à exprimer adéquatement notre sensibilité. Or le langage est une partie intégrante de notre « savoir » et de notre culture. La langue serait trop « pauvre » parce qu’elle a été créée pour des motifs sociaux et pratiques. Nous parlons pour communiquer des idées compréhensibles par tous, en vue d’actions collectives. Les langues naturelles ne sont pas apparues pour faire de la poésie, et encore moins pour trouver des expressions précises à toutes les variations de notre âme.
De ce point de vue, on pourrait dire que ce n’est pas le savoir en tant que tel qui limite la sensibilité, mais la structure de la langue elle-même. La question peut donc évoluer en se demandant s’il est possible d’acquérir des modes linguistiques qui permettent de donner à la langue une capacité d’approcher l’idiosyncrasie de notre moi. Cette langue nouvelle, plus proche de la sensibilité, à la fois singulière et communicable, n’est-ce pas ce qu’on appelle la littérature ?
Il y aurait mille choses à dire pour répondre à cette question. Ce qui me plaît dans ce genre de sujet, c’est qu’ils peuvent être abordés à plusieurs niveaux de compréhension, et traités par lancers, comme une fusée à plusieurs étages.
En 2021, le concours pour devenir professeur d’histoire géographie donnait ce très beau sujet de composition : « Les usages de l’écritures du XIIe au XIVe siècle (Angleterre, France, Italie, péninsule Ibérique) ». Le rapport du jury de ce concours est très instructif à tous les égards. Je recommande la lecture de ces rapports qui sont toujours extrêmement bien écrits, par des professeurs qui aiment leur métier, ou qui donnent envie de l’aimer.
Le sage précaire comprend de suite pourquoi on parle de « péninsule ibérique » au lieu d’Espagne : parce que la péninsule est arabophone à cette époque, qu’elle s’appelle Al Andalus, et que les musulmans y font régner une culture plutôt lettrée par rapport au reste de l’Europe occidentale. Les chrétiens y parlent en arabe. Les juifs aussi, et y vivent dans une sécurité relative ; relative mais plus grande que dans le reste de l’Europe occidentale, et surtout que l’Espagne conquise par les rois catholiques.
Avant de lire le rapport du jury, je rêvasse et je me demande comment traiter un tel sujet. Me viennent à l’esprit les textes connus de ces trois siècles : les chansons de geste, celles des troubadours, les grands récits de voyage de Marco Polo, de Guillaume de Rubrouck et de Jean de Mandeville. Je songe aux grands textes théoriques d’Averroès, de Maïmonide, de Thomas d’Aquin, de Duns Scott. Mon esprit divague et je salive à l’idée de lire le rapport du jury qui devrait, selon toute probabilité, éclairer ma lanterne.
Las, vous ne trouverez rien sur l’Europe arabophone. Cette phrase trahit le préjugé des historiens français :
La péninsule Ibérique est fragmentée en royaumes, nettement individualisés, portés par la Reconquista
Rapport de jury, Capes d’Histoire-Géographie
Portés par la Reconquista ? Ce mot espagnol n’est pas en italique dans le rapport alors même que le rapporteur se plaint du fait que les candidats omettent de souligner les titres et les mots étrangers. Signe peut-être que la guerre de conquête des rois catholiques est considérée comme tellement légitime qu’elle a été intégrée dans la culture française.
Le mot « arabe » n’apparaît qu’une seule fois dans le rapport du jury, pas à propos de l’Espagne mais de la Sicile :
un royaume de Sicile, fondé en 1130, caractérisé par un important syncrétisme entre influences byzantines, arabes et normandes.
Idem.
Cela me serre d’autant plus le coeur que j’ai beaucoup rêvé sur cette Sicile à la fois normande et arabe. J’utilise comme fond d’écran de mon ordinateur la fameuse carte du monde conçue en Sicile par Al Idrissi, sous le règne de Roger II. Devinez en quel siècle ? Au XIIe naturellement. Cette œuvre devrait apparaître dans la dissertation des futurs professeurs d’histoire.
Carte du monde d’Al Idrissi, orientée sud/nord, Sicile, 1154.
Hormis cette lacune, le rapport du jury est très instructif. On y découvre des textes intimes.
« La notion de scripturalité de l’intime renvoie aux écrits du for privé de l’époque moderne. Il s’agit d’une « scripturalité éphémère » ». « La « lettre d’amitié » de Jean de Gisors à Alice de Liste, petit billet du milieu du XIIIe siècle trouvé glissé dans un mur de Saint-Pierre-de-Montmartre lors de travaux de restauration, en est un témoignage exceptionnel. »
On y découvre surtout que le corps enseignant a encore beaucoup à faire pour penser l’Europe dans sa totalité, sans fermer les yeux sur des réalités pourtant incontournables. La conclusion, en toute logique, précise que la dissertation s’est réduite à la culture chrétienne, ce qui n’était pourtant indiqué dans le libellé du devoir.
Le XIIe siècle marque, dans l’Occident chrétien, non pas une apparition de l’écrit mais une nette progression de l’écrit par rapport à l’oral, et ce dans l’ensemble de l’Occident médiéval.
Cela fait plusieurs années que l’écrivain ne me fait plus d’effet. J’ai lu ses premiers romans avec plaisir, je ne le nie pas, mais je l’ai lâché au point de ne plus avoir même le désir de lire son dernier roman, même sous forme d’un petit plaisir coupable.
Il y a dix ans déjà, sa prose ne m’impressionnait plus. Déçu par La Carte et le territoire (prix Goncourt 2010), je trouvais qu’il était allé au bout de son inspiration : il ne lui restait plus qu’à se répéter pour se faire connaître et reconnaître par ceux qui n’avaient pas encore lu. Malgré cela, Soumission (2015) m’avait relativement plu. C’était intéressant d’imaginer la possibilité d’une islamisation de la France. La vision de l’islam n’y était pas très intelligente mais d’un point de vue romanesque, le dispositif fonctionnait plutôt bien.
En revanche, Sérotonine (2019), à mes yeux, ne présentait plus rien d’intéressant. L’auteur faisait du Houellebecq. Le personnage public devenait radicalement d’extrême-droite et il devenait évident pour tous qu’il n’avait plus rien à apporter au monde.
En ce qui concerne Anéantir (2022), la stratégie commerciale mise en place par l’auteur avait de trop grosses ficelles, cela n’avait plus aucun effet sur moi. Ce que j’ai entendu et lu dans les médias sur le roman m’a suffi pour m’en faire une idée. Le truc séduit exclusivement les gens qui n’ont pas lu les premiers romans de Houellebecq et qui n’ont pas d’appétence pour la déstabilisation qu’impliquent toute forme nouvelle, toute pensée originale, toute théorie novatrice. Houellebecq a fait le même chemin que Michel Onfray et Sylvain Tesson : il s’est laissé déporter vers la droite réactionnaire comme un voilier sans gouvernail, et il vend encore ses bouquins au petit million de Français qui ont de l’argent à ne plus savoir qu’en faire.
Sans connaître les chiffres diffusés entre professionnels de l’industrie du livre, il est facile de deviner la courbe des ventes des livres de Houellebecq : ascendante de 1994 jusqu’au pic du prix Goncourt 2010. Puis un plateau dû aux émotions provoquées par son livre sur l’islamisme paru en pleine crise terroriste. Et enfin une descente qui reste soutenue grâce au public nouveau attiré par son attachement explicite à l’extrême-droite catholique.
Heureusement pour son train de vie, Houellebecq détient ce qu’il faut pour attirer le public des gens riches, le seul encore capable d’acheter des livres : une célébrité durement acquise, des idées de beauf, une pensée facile à comprendre, une image de marque, une réputation, et enfin des livres-objets de qualité pour décorer les intérieurs cossus.
Ses revenus peuvent donc être assurés pendant encore vingt à trente ans avant que son oeuvre ne sombre dans l’oubli.
Il y a cinquante ans, le cévenol Jean Carrière recevait le prix Goncourt pour L’Épervier de Maheux, un roman rude et qui se veut métaphysique au sein d’une famille qui habite dans le « haut pays », territoire inventé et inspiré des Cévennes.
Vendredi 18 novembre, la médiathèque du Vigan organisait une soirée pour rendre hommage au grand écrivain et à son Goncourt maudit. Nous fûmes honoré de la visite de l’historien Patrick Cabanel qui nous gratifia d’une conférence sur les rapports entre Jean Carrière et les autres écrivains cévenols, André Chanson et Jean-Pierre Chabrol notamment.
Cette conférence fut pour moi une grande déception. Je m’attendais à une présentation beaucoup plus informée, de la part d’un savant très connu pour ses livres sur l’histoire des protestants, des Cévennes et des relations entre protestants et juifs. Malheureusement, ce fut une série de propos décousus, des banalités sur la littérature et des jugements de valeur à l’emporte-pièce.
Les seuls documents qu’il avait à partager étaient quelques lettres de Carrière à Chamson, qu’il tâcha de distiller pour faire durer sa conférence, mais la matière était trop pauvre pour nourrir un auditoire un peu plus exigeant qu’une classe de collégiens. Cabanel improvisa pour combler un manque manifeste de préparation, mais ses plaisanteries et ses parenthèses n’avaient ni le brio ni l’érudition que le public viganais méritait.