Romain Gary et l’Arabie

Je lis Les Trésors de la mer rouge de Romain Gary, un récit de voyage publié en 1971, probablement sous forme de reportages calibrés pour une presse de qualité.

Outre le talent hors norme de l’auteur célèbre, on y découvre un européen un peu obligé de verser dans des clichés orientalistes selon lesquels l’islam se définit par la conquête plutôt que par une recherche spirituelle :

De ces rives sont partis les conquérants du Maghreb et de l’Espagne, et chaque rayon étincelant du soleil évoque les sabres des cavaliers du Prophète.

Romain Gary, Les Trésors de la mer rouge, p.32.

Même la prière n’y est pas envisagée comme une élévation, ni même comme un prosaïque besoin de sérénité, mais comme une passion délirante et pathétique, ainsi qu’il sied aux âmes frustes :

La prière musulmane y prend un accent désespéré. Elle monte de tous les coins de rue : le Mourad, aidé par la griserie du kat qu’à défaut de haschisch on distribue aux fidèles, atteint à cette joie dans la lamentation que connaissent bien tous les amoureux de l’Islam…

Romain Gary, Les Trésors de la mer rouge

Le récit augmente en intensité quand Gary rencontre des individus et raconte des lambeaux d’histoires singulières. Des histoires de soldats car il est clairement bordé (embedded) par l’armée française à Djibouti dans un premier temps. Il rappelle souvent qu’il a combattu dans « l’autre armée » dans le cadre de « l’autre guerre ». On comprend vite que Romain Gary préfère les combats pour la liberté que ceux qui visent à coloniser. Mais il reste en 1971 un gaulliste sans tolérance pour la jeunesse maoïste. Le ton qu’il emploie rappelle celui des réacs qui sont passés tranquillement de la gauche à la droite au fur et à mesure que le système en place les a favorisés économiquement. Gary approche de la soixantaine quand il voyage en Arabie.

Le lecteur comprend soudain à quelle époque il vit quand il s’extrait brutalement du climat orientaliste où les Arabes sont d’éternels guerriers. Gary se réveille en une époque contemporaine qu’il ne comprend pas, mais dont il emploie les contrastes pour nourrir une littérature de chocs :

En entrant dans la cahute pour voir comment vivent ces contemporains des premiers hommes sur la Lune, je trouve assis par terre, en train de jouer d’une flûte de berger dankali, un hippie aux cheveux roux, des jeans, une chaîne composée de signes du Zodiaque, l’insigne de la paix sur un médaillon autour du cou.

– Qu’est-ce que vous êtes venu foutre ici ?

– Rien.

– Bon. Mais enfin pourquoi ?

Il réfléchit. Des taches de rousseur. Il ressemble à Huckleberry Finn :

– J’ai voulu partir loin.

(…) On les ramasse par milliers à demi morts au Népal, au pied du Kilimandjaro, sur les bords du Gange…

Romain Gary, Les Trésors de la mer rouge, 50-51.

Les hippies et les astronautes, oui, nous sommes bien dans le monde incompréhensible des années 1960.

Puis il rencontre un « petit instituteur » qui fait œuvre de sainteté dans un village reculé. Non seulement le jeune expatrié enseigne avec peu de moyens, mais il soigne, il nourrit, il sauve des âmes. Dans ce cas de figure, le grand écrivain veut bien admirer la force progressiste de la gauche. Tant que les révolutionnaires se sacrifient, ne gagnent rien, souffrent et meurent dans l’altruisme le plus austère, les bourgeois comprennent et respectent.

Vous savez ce que vous faites ici, petit instituteur d’Arcachon ? La révolution. La vraie. Pas celle des putes verbales à la Cohn-Bendit. (…) Alors si vous devez nous fiche en l’air, je suis de tout cœur avec vous, parce que je sais, j’ai vu ce que vous voulez, je suis de tout cœur avec vous, même si le monde que vous voulez bâtir ne peut l’être que sur mon dos.

Les Trésors de la mer rouge, p. 58-59

Les « putes verbales » d’aujourd’hui apprécieront.

Peut-on préférer une dictature à une démocratie ?

On nous rétorque souvent : « Mais c’est une démocratie ! » à propos de pays dont on critique telle ou telle action. Quelle valeur a donc cet argument ? En quoi le fait d’être une démocratie rend-il plus acceptables des actes inacceptables ?

La sagesse précaire, qui promeut dans l’idéal une espèce d’anarchie solidaire et individualiste, préfère la démocratie à tout autre régime connu, dans la pratique. Cependant, les faveurs du sage précaire vont vers certaines dictatures si on les compare à certaines démocraties.

Une démocratie comme Israël, qui commet des crimes de guerre, est moins attirante que le sultanat d’Oman qui ne commet pas de crime de guerre. En Oman, certes, le sultan est un monarque absolu et il n’y a pas de liberté de la presse, mais au moins on n’y massacre personne, on n’y laisse pas mourir de faim des petits enfants.

Évidemment, si Israël devenait demain matin une dictature, il y a peu de chance que le sort de l’humanité s’en trouverait amélioré. Sauf si le dictateur était le sage précaire. Moi dictateur, la paix reviendrait illico. Moi dictateur, la colonisation serait interdite et les Palestiniens seraient intégrés dans leurs droits de citoyens d’un État unique. La religion n’apparaîtrait pas sur les pièces d’identité. Moi dictateur, personne ne regretterait la démocratie.

Quelle place dans ta famille ?

Le sage précaire n’aurait jamais été ni aussi sage ni aussi précaire s’il n’avait pas occupé cette place spécifique dans sa fratrie.

Je suis le dernier né d’une lignée de quatre garçons, et après moi est arrivée ma sœur. Il ne fait pas de doute que mes frères et sœurs ont formé une structure symbolique qui a déterminé ma personnalité et mon rapport au monde.

Quand vous cherchez à vous comprendre, analysez votre place dans la famille.

Ma sœur fut le pôle douceur et humanité de mon existence. Avec elle pas de dispute, pas de colère, pas de drame.

Mes frères furent en revanche la grosse masse au-dessus de moi qui me montrait la voie en m’en interdisant l’accès. Mais en même temps mes frères furent un rempart de protection inexpugnable.

Moi, petit garçon, je n’avais même pas besoin de savoir me défendre. Les harceleurs et les bizuteurs me voyaient auréolé d’une armée de frères avec qui on ne badine pas. Les grands embêtaient mes amis plutôt que moi. Une fois un gars du village m’a tapé sur un terrain de football. Je me suis laissé faire car il ne faisait pas mal et que je voulais retourner au match. Il était plus âgé que moi, la préséance voulait qu’il me dominât. Il a dû se prendre une chasse monumentale chez lui car il n’a jamais recommencé et a toujours joué au football avec moi malgré mon jeune âge. On ne bat pas un petit Thouroude.

Une autre fois, un grand du collège me faisait peur car il était très laid et me maltraitait avec des gestes de petit caïd. Mon frère Jean-Baptiste, alerté par mon père, est venu vers lui en l’appelant par son surnom « le pisseux » : l’adolescent est parti en courant et ne m’a plus jamais importuné.

Mes frères avaient ce pouvoir magique de faire disparaître le danger sur mon chemin.

Cela explique je crois mon rapport décontracté au monde et au voyage. Je n’ai presque jamais peur et ne pense jamais qu’il pourrait m’arriver un malheur. Même les hommes qui me regardent salement, je les aborde avec un sourire et les mains ouvertes. Cette confiance en l’humanité et cette légèreté face aux responsabilités, je les dois à mes frères et sœurs. Ils m’ont encadré de manière protectrice.

D’un autre côté ils me disaient que j’étais trop petit pour comprendre et j’ai intégré cette variable. Je me perçois donc comme petit, capable de peu, et je mets toujours la barre très bas quand je me lance dans une entreprise. Par exemple, quand je suis parti vivre à l’étranger, personne ne croyait que je réussirais et moi pas plus que les autres. Mon objectif était de tenir trois mois. Quand, dans les pubs de Dublin, je rencontrais des jeunes qui avaient passé six mois en Irlande, j’étais éperdu d’admiration.

Rien n’est plus éloigné du sage précaire que les ambitieux adeptes d’aphorismes. Il faut viser les étoiles car au pire, en cas d’échec, tu atteindras la lune. Le sage précaire ne vise ni la lune ni les étoiles. Ses ambitions sont terre à terre et il ne se croit jamais supérieur aux autres. Quand il est supérieur aux autres, c’est temporaire, c’est dû à ses efforts et non à son talent, et il endosse la responsabilité afférente sans orgueil particulier. Ce que les autres voient comme de l’arrogance est simplement de l’impolitesse mêlée à de l’assurance enfantine. Je sais faire cela car je l’ai déjà fait, nul besoin de prétendre autre chose.

Quand on est un petit frère, on est donc modeste dans ses objectifs mais fier dans ses maigres réussites. Clamer sa fierté quand on a sauté des obstacles est davantage une manifestation de joie que de prétention. Tu as vu le but que j’ai mis ? Les grands frères haussent les épaules car on ne complimente pas dans la famille, ce sont les femmes qui complimentent, mais le petit frère puise en lui-même sa validation. Je suis devenu cet adulte plein d’assurance, qui ne se croit pas capable de grandes choses mais qui sait reconnaître ce qu’il a fait de bien, sans attendre qu’on le lui dise. Au football, j’étais donc le capitaine de mon équipe, sans avoir jamais ambitionné de l’être.

La première publication du sage précaire : une histoire de Musée d’art contemporain

Revue Lieu-dit, 1999

C’était dans l’excellente revue de littérature Lieu-dit, publiée à Lyon et diffusée dans toute la francophonie. Feuilleter les numéros parus au tournant du siècle, avant l’avènement d’Internet, est une expérience sensorielle puissante.

De beaux efforts de graphisme une recherche constante de la matérialité la plus adéquate.

Le texte que j’ai écrit pour eux s’intitulait « Léopold » car c’était le nom du personnage principal de la nouvelle. Il travaillait au Musée d’art contemporain de Dublin.

Il partageait son prénom avec le héros d’Ulysse, le roman de James Joyce que je lisais avec avidité lors de mes premiers mois en Irlande.

Je n’aurais probablement jamais lu Joyce si je ne m’étais pas expatrié à Dublin à la fin du siècle dernier. C’est cette expérience d’exil et d’émigration qui m’en a donné l’énergie.

Dissimulé derrière Joyce et Beckett, l’histoire littéraire et une délocalisation opportune, je pouvais me moquer du responsable du Musée de Lyon qui m’avait fait perdre mon emploi quelques mois plus tôt. Derrière Léopold gisait R., que le milieu culturel lyonnais reconnaissait aisément.

Perdre cet emploi au Musée d’art contemporain de Lyon avait constitué un traumatisme en moi car l’injustice était criante. Les chefs reconnaissaient que j’avais fait du bon travail, mais ils désiraient recommencer avec une équipe toute neuve. Ils profitaient de la précarité de notre statut pour se débarrasser de nous et former de nouveaux vacataires bien soumis.

Le pire était qu’ils se prétendaient de gauche et qu’ils nous reprochaient de ne pas manifester avec la CGT.

Moi, à 24 ans comme à 50, j’étais trop pauvre pour manifester. Le sage précaire n’a pas les moyens d’être de gauche. Léopold, lui, était payé chaque mois, il pouvait bavarder toute la journée au service culturel. Moi je devais jongler avec plusieurs emplois, ramoneur et médiateur culturel notamment, pour m’en sortir.

Le jour où il m’a viré, moi et les autre camarades animateurs-conférenciers, Leopold n’en menait pas large, pour lui c’était un mauvais moment à passer. Je lui ai dit en face : « Que penseraient tes amis de la CGT de ce que tu es en train de faire ? On n’a fait aucune faute professionnelle et tu nous jettes. C’est ça ta morale de gauche ? » On m’a dit plus tard que ma défense l’avait affecté.

Cette première publication fut l’occasion pour moi de mettre en forme et de sublimer la colère qui m’habitait. La joie que j’ai ressentie en voyant ce numéro de Lieu-dit n’a jamais été égalée depuis par aucune autre publication.

Le témoignage d’un sage : Rony Braumann

C’est un homme de confession juive qui est né en Israël et qui a grandi dans une adhésion naturelle au projet sioniste.

Son récit de vie est intéressant et sa manière de mettre en perspective sa biographie intellectuelle est passionnante.

L’entretien que je mets ici en ligne est l’épopée d’une conscience qui se libère de ses dogmes et qui cherche une voie droite dans un monde tordu.

Le Sage précaire number One

Le site Academia.edu est un réseau social qui réunit les chercheurs universitaires et qui permet de mettre en ligne leurs publications. Par conséquent, on peut trouver de nombreux articles intéressants et beaucoup de chercheurs passent aussi par ce réseau quand ils défrichent un terrain conceptuel.

Je ne sais pourquoi, l’algorithme de ce site opère des classements à partir d’un certain mouvement sur vos publications.

Et j’ai l’honneur de vous annoncer que chez Academia, le sage précaire fait partie du pourcentage le plus élevé : top 1 % !

Qu’est-ce que cela signifie exactement, je n’en sais rien, mais il faut prendre des vitamines là où on les trouve.

Promenade dominicale au musée

Le dimanche à Munich, plusieurs très beaux musées baissent leur prix à un euro le ticket d’entrée.

Comme les musées sont équipés de cafés, et qu’il pleut certains dimanche, c’est le lieu idéal pour se donner rendez-vous avec des amis.

On se voit, on est fringants, on est jeunes et beaux, on se balade avec légèreté dans le musée d’arts anciens, Alte Pinakothek en allemand, sans s’apesantir sur les merveilles impressionnistes car ce n’est pas la première fois qu’on fait cette visite.

Sans être un snobisme exactement, la sagesse précaire s’y connaît un peu et n’a pas trop de leçon à recevoir de personne, si vous voyez ce que je veux dire.

On fait une pause au café et on rigole pendant une heure. Avant de partir pour se cuisiner un petit quelque chose, on traverse tranquillement les salles qui vont du Moyen-âge jusqu’au XVIIIe siècle. Chacun à son rythme et avec l’aisance que la sagesse précaire partage avec les héritiers bourgeois.

Pierre Bourdieu parle d’un rapport « docte » au savoir pour les classes populaires, alors que la bourgeoise aurait un rapport « mondain » à la culture. Le conservateur du Musée d’art contemporain de Lyon, quand j’y travaillais, disait que lui-même qu’il n’avait que mépris pour les artistes et qu’il admirait les universitaires.

Le sage précaire, lui, entretient un rapport amoureux avec les musées et les arts. Il profite de son statut d’homme sans travail, sans héritage et sans héritiers pour passer entre les lignes des doctes et des mondains.

L’Allemagne en pointe contre la menace identitaire

La sagesse précaire n’est pas donneuse de leçons. Si des gens veulent croire que le plus grand danger de l’Europe vient des Africains, des musulmans, des femmes, des gens en transition de genre, des journalistes d’investigation, ou des chercheurs en sciences, qu’ils fassent comme bon leur semble.

Le sage précaire demande en revanche qu’on mette les mots qui conviennent sur les choses réelles, et en l’espèce qu’on s’abstienne de reprendre le vocabulaire des néo-nazis en vogue. Donc, je suggère d’utiliser la liste des mots ci-dessus et de contester l’emploi de ceux-là : immigration de masse, islamo-gauchistes, fréristes, journalistes de gauches, khmers verts, wokistes, délateurs, censeurs, fouille-merde, écolo-terroristes.

L’extrême-droite est un danger plus réel qu’on ne le croit, ce n’est pas qu’une querelle de mots. Les Allemands sont en pointe sur ce sujet car son parti anti-immigré prévoit des déportations d’êtres humains. Les nazis, en 1932, ne prévoyaient de massacrer les juifs, mais de les exclure gentiment puis de les « déplacer » seulement.

Je ne veux pas donner de leçons, je veux seulement vous demander de songer à cela : quand vous pensez au calvaire des juifs en 1941, songez que demain les victimes seront d’innocents noirs et arabes.

Souvenez-vous que nous n’avons pas protesté quand l’État s’est acharné contre l’innocent M. Iquioussen. Quand il a interdit le port de robes couvrantes dans les écoles. Quand il propose de revenir sur le droit du sol et rêve de déchéance de la nationalité.

Les Allemands chantent dans la rue et c’est assez émouvant à mes yeux.

Si l’école Stanislas était musulmane, elle serait fermée sur-le-champ par le gouvernement

Je partage ici deux ou trois captures d’écran de l’article qui cite le rapport administratif sur la très élitiste école Stanislas, établissement scolaire d’un « beau » quartier de Paris, accueillant des élèves de la maternelle au baccalauréat, et même de classes préparatoires.

Enfin, pour conclure, la mission administrative donne quelques recommandations à suivre pour que Stanislas puisse se conformer à la loi et aux valeurs de la république :

Où sont passés les sourires allemands ?

L’épouse du sage précaire est une personne souriante et elle se demande souvent pourquoi les Allemands ne lui sourient pas.

Ces derniers nous paraissent austères, parfois énervés, et cela contredit les impressions que j’ai toujours eues dans mes voyages precédents.

Notre ami Ben m’en est témoin : quand nous traversâmes l’Europe en autostop, pour aller de Lyon à Nuremberg, je demandais souvent notre chemin à des passant.e.s. Les gens me souriaient. C’était l’hiver, il faisait froid, il neigeait, et les Allemands souriaient. Nous étions jeunes, c’était en 1992 ou 1993, l’Allemagne venait de se réunifier. Est-ce le vent d’optimisme de la fin du siècle qui faisait sourire les Allemands ?

En 2023 et 2024, Hajer et moi ne comprenons pas toujours pourquoi tant de personnes semblent en colère, tendus, boudant. On ne leur a pourtant rien fait de mal et, je le répète, Hajer sourit beaucoup. L’argument de ma jeune beauté d’il y a trente ans disparue depuis ne tient pas une seconde.

Les gens sont exaspérés dans leur voiture, ils klaxonnent souvent. Je finis par leur crier dessus, ou par les provoquer.

Toute ces trognes closes conduisent Hajer à se souvenir de la France comme d’un pays où les gens sont souriants, mêmes ceux qui votent Zemmour, et je suis sûr que vous serez contents d’apprendre qu’une âme pure pense quelque part quelque chose comme cela de vous.