Quand on enseigne en classe terminale, on a comme public une population de jeunes qui deviennent adultes sous nos yeux, en temps réel. Jour après jour, on fait l’appel et un petit signe nous montre que tel fête aujourd’hui son dix-huitième anniversaire.
Au début de l’année, tout le monde a 17 ans. À la fin, ils ont tous 18 ans et sont passés de minorité à majorité.
C’est donc l’âge parfait pour étudier le texte de Kant publié quelques années avant la révolution française, Qu’est-ce que les Lumières ? À sa vieille habitude, le philosophe allemand cherche à donner une définition dense et formelle de la chose, plutôt que de se perdre en considérations de contenus. Il résume sa pensée de manière simple et limpide : « Les Lumières, c’est ce qui fait sortir hors de la minorité ».
Or cette minorité, poursuit Kant, cet « état de tutelle », les hommes en sont responsables. Ils veulent rester mineurs, c’est pourquoi il est si facile pour ceux qui veulent exercer du pouvoir de se donner le rôle de « tuteurs ». Ils n’ont aucunement besoin de faire preuve de violence, ils n’ont qu’à se présenter comme dépositaires d’un savoir, d’une expertise quelconque, et les hommes se soumettent docilement à leur autorité.
Qu’a fait d’autre Philippe Pétain en pleine débâcle de l’armée française ? Il s’est proposé à l’assemblée nationale comme chef de l’État, et les députés ont voté en masse pour lui offrir les pleins pouvoirs. Les députés français ont eu ce réflexe que Kant a bien décrit : ils ont affirmé qu’ils ne voulaient plus de ce fardeau qu’est la liberté de pensée. Ils voulaient qu’on s’occupe de décider à leur place. Le maréchal n’a pas eu à se battre, les Français ne lui ont opposé aucune résistance.
L’audace de savoir
C’est grâce à des exemples de ce type, certes un peu extrêmes, que l’on comprend pourquoi Kant emploie ce mot de « courage ». La devise des Lumières, dit-il, ce n’est pas « Liberté, Egalité, Fraternité », ce n’est pas « Vive l’assimilation pour les immigrés », ce n’est pas « La République pour le peuple et des vêtements discrets pour les musulmans », c’est une formule latine : Aude Sapere. « Aie l’audace de savoir ! »
« Ose penser ». « Ose utiliser ton intelligence ».
On n’a jamais fait mieux, me semble-t-il. C’est mieux, par exemple, que les fameuses formules voltairiennes de type « écrasez l’infâme ! ». L’injonction de Kant est vraiment limitée, elle ne réclame aucune révolte contre l’ordre établi, aucune révolution, ni aucun combat. Commençons à penser, et tout l’édifice craquera.
Cela n’est pas sans rappeler le Contr’un d’Étienne de La Boétie. Au XVIe siècle, l’ami de Montaigne explique que si nous sommes obéissants à si peu de personnes, ce n’est pas parce que ces personnes nous sont supérieures, mais seulement parce que nous sommes volontairement soumis. C’est pourquoi la tradition a donné ce titre à l’essai de La Boétie : Discours sur la servitude volontaire (1548).
Mais pourquoi cette idée d’audace ? Y a-t-il un danger à penser ? Le texte de Kant est jonché d’un lexique qui renvoie à l’idée qu’il y a en effet un risque : la « lâcheté » est une des causes de la préférence des hommes pour rester mineurs, le « courage nécessaire pour user de son esprit », les hommes tiennent pour « très dangereux le passage de la minorité à la majorité ». Les autorités diverses nous font croire qu’il existe un danger à penser par soi-même. La religion, notamment, incarne une de ces forces de contrainte qui empêchent les hommes de penser librement
Un espace public pour penser librement
C’est pourquoi ce texte est au fondement de la laïcité même si le mot n’apparaît pas. Il s’agit de desserrer l’étau que la religion met sur l’esprit des gens. Mais deux questions se posent : premièrement, pourquoi faut-il absolument que les hommes deviennent majeurs ? Après tout, si tout le monde est content, mineurs et tuteurs, pourquoi s’en formaliser ? Deuxièmement, comment faire pour libérer la pensée de tous en préservant l’ordre et la paix dans la nation ?
Réponse à la première question. Pour Kant, c’est le devoir des hommes de devenir majeur, et ce devoir leur vient de la nature humaine. D’ailleurs, l’expression qu’il emploie pour décrire ceux qui se sentent bien dans la servitude est « seconde nature ». Ce n’est pas inné et c’est même contre-nature, mais avec l’habitude, les hommes finissent par trouver naturel d’être dirigés, contrôlés et dépossédés de leur liberté de penser.
Réponse à la deuxième question. Kant invente l’idée d’un dédoublement de l’espace de vie, correspondant à deux usages différents de la raison, et à deux types de liberté. L’espace privé et l’espace public. Dans Qu’est-ce que les Lumières ?, l’espace privé n’est pas associé au cercle familial et amical, mais au cadre de la profession ou de la responsabilité que l’on m’a confiée. L’espace public, au contraire, correspond à l’usage de la raison que je peux exercer en tant qu’être humain indépendamment de mon métier ou de ma communauté.
En tant que professeur, je raisonne et m’exprime avec une liberté très encadrée, je dois respecter un protocole, un programme fixé par d’autres. En tant que « savant », c’est-à-dire en tant qu’être humain qui pense, ma liberté n’a pas à être entravée et je peux critiquer ma profession, mon programme et le protocole institué par l’éducation nationale. Ainsi, j’obéis aux règles de la fonction qui est la mienne tout en exerçant ma liberté.
Ce texte est donc au fondement de la laïcité. Dans cette perspective, on peut être religieux et parfaitement pieux, tout en usant librement de sa raison à propos même du dogme qui est le sien.
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