Le Sage précaire apprend à fermer sa gueule

Il y a des gens qui détestent les cons. Pas moi. D’ailleurs, je ne sais pas les identifier. Je peux fréquenter quelqu’un pendant des années, sans savoir si c’est un con ou pas. Les autres m’en informent parfois.

Les difficultés relationnelles, le sage précaire les connaît plutôt avec une engeance spécifique : les supérieurs hiérarchiques.

Pas tous, notez, bien. J’ai connu de très bons chefs, sous l’autorité de qui j’ai travaillé des mois et des années sans l’ombre d’un nuage. Le vrai problème, en réalité, c’est l’incompétence de certains supérieurs hiérarchiques. Qu’ils aient de l’autorité sur moi, passe encore. Qu’ils soient stupides, ou incultes, admettons, ça ne me dérange pas. S’ils savent de quoi ils parlent, s’ils connaissent leur domaine d’activité, c’est déjà beaucoup et ça me convient amplement.

Mais trop souvent, ces individus se retrouvent en position de responsabilité sans le mériter, et détiennent un droit de vie ou de mort sociale qu’ils manipulent sans scrupule et sans lumière. Cet état de fait me rend nerveux, et je ne parviens pas à m’y soumettre. Ces mauvais chefs s’avèrent mal assurés dans leur gestion, peu sachant dans leurs approches, confus dans leurs ordres, malhabiles dans leurs feedbacks, ce qui les rend contradictoires dans un premier temps, difficiles à suivre, puis lâches dans un second, avant d’être expéditifs pour faire table rase. Et ils se débarrassent de vous comme si, par magie, d’autres collaborateurs leur apporteraient les compétences dont ils manquent.

Ce sont ces supérieurs qu’il faut savoir endurer pour réussir dans la vie. Je regarde autour de moi : nombre de mes amis ont le portefeuille bien rempli et dorment sur leur deux oreilles, grâce à leur capacité à avoir su se taire face à des supérieurs incapables. Ils en souffrent, mais savent souffrir en silence. C’est une force qu’ils ont, et que je contemple avec envie.

Autant le sage précaire aime travailler en équipe et s’entend bien avec ses égaux, autant il peut être chatouilleux avec celles et ceux qui ont du pouvoir. Pour des raisons purement pragmatiques, il vaudrait mieux s’écraser et laisser dire, mais c’est difficile pour moi. Le fait même qu’ils aient du pouvoir, c’est plus fort que moi, me conduit à les provoquer. C’est bizarre, cela doit correspondre à une maladie.

Un vieux problème avec l’autorité, qui a commencé dès l’école maternelle.

Mais cela doit finir. Résolution de la nouvelle année : le sage précaire va tâcher de fermer sa gueule avec les cons qui l’emploient.

 

 

Théorie du manard

Je suis donc, en quelque sorte, l’ouvrier de mon frère. Je me place explicitement sous ses ordres, sous sa responsabilité. Je l’écoute parler de ce qu’il voudrait faire, je le regarde et j’essaie de l’imiter. Ce n’est pas la première fois que je l’imite à ma façon, car il jouait une sorte de rôle modèle pour moi quand j’étais gamin ; si j’ai appris à jouer de la guitare, par exemple, c’est inspiré par sa capacité à lui de sortir de morceau de bois des sons enchanteurs. Depuis, j’ai abandonné la musique et ne chante plus que pour impressionner les femmes.

Je suis fondamentalement un ouvrier, et un ouvrier familial, puisque j’ai été celui de mon père pendant dix ans, à l’époque où j’étais ramoneur à temps partiel.

Un ouvrier un peu particulier tout de même, car je travaille quand j’en ai envie, et que je participe aux frais du chantier. Mais cette question d’argent est secondaire car elle n’est qu’une contribution que je verse en qualité de quasi parasite. Mon frère me paie de mon travail en me permettant de vivre dans un endroit paradisiaque, un an, sans payer de loyer. C’est considérable.

Non, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’un ouvrier a une dignité propre et qu’il a son petit caractère. Il peut obéir, et en règle générale il obéit, mais il faut que l’ordre lui paraisse utile, ou alors que la personne qui donne l’ordre soit légitime. Combien de chantiers ont capoté à cause d’un patron incompétent. Même le manard le moins qualifié (votre serviteur en est un) sait reconnaître un mauvais contremaître ; un mauvais chef est celui qui compte sur ses subordonnés pour combler ses lacunes à lui.

Mon frère est donc le chef du chantier et il sera le seul à être félicité, ou à être blâmé le cas échéant, quand tout sera terminé. Jusqu’à présent, les deux tâches principales consistaient à apporter des pierres pour les murs, et à travailler des « longueurs », c’est-à-dire des troncs de chataîgnier, pour qu’elles puissent servir de voliges à la charpente.

Au début, nous travaillions ces troncs de manière grossière, privilégiant la solidité et l’efficacité à la perfection et aux règles de l’art. Puis vint un jour où mon frère s’y prit avec davantage de douceur et découvrit des couleurs variées provenir du tronc. Il changea alors son fusil d’épaule et décida de perdre un peu de temps pour privilégier l’esthétique.

Il a eu la révélation qu’allongé sur le dos, l’habitant éventuel de ce mazet ne verrait que ces poutres, et qu’elles méritent à ce titre  qu’on en prenne un soin particulier.

Alors je tâche de l’imiter, de mon mieux et à mon rythme. Mes écouteurs d’I-pod dans les oreilles, j’écoute des émissions de radio consacrées à Picasso en rabotant des troncs d’arbre. C’est dans ces moments magiques que le manard se fait orfèvre pour faire ressortir des couleurs ocres et rougeâtre de ces arbres si intensément cévenols qu’ils en sont presque l’incarnation.