Les professeurs d’histoire sont-ils formés pour occulter l’islam dans l’histoire de l’Europe ?

En 2021, le concours pour devenir professeur d’histoire géographie donnait ce très beau sujet de composition : « Les usages de l’écritures du XIIe au XIVe siècle (Angleterre, France, Italie, péninsule Ibérique) ». Le rapport du jury de ce concours est très instructif à tous les égards. Je recommande la lecture de ces rapports qui sont toujours extrêmement bien écrits, par des professeurs qui aiment leur métier, ou qui donnent envie de l’aimer.

Le sage précaire comprend de suite pourquoi on parle de « péninsule ibérique » au lieu d’Espagne : parce que la péninsule est arabophone à cette époque, qu’elle s’appelle Al Andalus, et que les musulmans y font régner une culture plutôt lettrée par rapport au reste de l’Europe occidentale. Les chrétiens y parlent en arabe. Les juifs aussi, et y vivent dans une sécurité relative ; relative mais plus grande que dans le reste de l’Europe occidentale, et surtout que l’Espagne conquise par les rois catholiques.

Avant de lire le rapport du jury, je rêvasse et je me demande comment traiter un tel sujet. Me viennent à l’esprit les textes connus de ces trois siècles : les chansons de geste, celles des troubadours, les grands récits de voyage de Marco Polo, de Guillaume de Rubrouck et de Jean de Mandeville. Je songe aux grands textes théoriques d’Averroès, de Maïmonide, de Thomas d’Aquin, de Duns Scott. Mon esprit divague et je salive à l’idée de lire le rapport du jury qui devrait, selon toute probabilité, éclairer ma lanterne.

Las, vous ne trouverez rien sur l’Europe arabophone. Cette phrase trahit le préjugé des historiens français :

La péninsule Ibérique est fragmentée en royaumes, nettement individualisés, portés par la Reconquista

Rapport de jury, Capes d’Histoire-Géographie

Portés par la Reconquista ? Ce mot espagnol n’est pas en italique dans le rapport alors même que le rapporteur se plaint du fait que les candidats omettent de souligner les titres et les mots étrangers. Signe peut-être que la guerre de conquête des rois catholiques est considérée comme tellement légitime qu’elle a été intégrée dans la culture française.

Le mot « arabe » n’apparaît qu’une seule fois dans le rapport du jury, pas à propos de l’Espagne mais de la Sicile :

un royaume de Sicile, fondé en 1130, caractérisé par un important syncrétisme entre influences byzantines, arabes et normandes.

Idem.

Cela me serre d’autant plus le coeur que j’ai beaucoup rêvé sur cette Sicile à la fois normande et arabe. J’utilise comme fond d’écran de mon ordinateur la fameuse carte du monde conçue en Sicile par Al Idrissi, sous le règne de Roger II. Devinez en quel siècle ? Au XIIe naturellement. Cette œuvre devrait apparaître dans la dissertation des futurs professeurs d’histoire.

Carte du monde d’Al Idrissi, orientée sud/nord, Sicile, 1154.

Hormis cette lacune, le rapport du jury est très instructif. On y découvre des textes intimes.

« La notion de scripturalité de l’intime renvoie aux écrits du for privé de l’époque moderne. Il s’agit d’une « scripturalité éphémère » ». « La « lettre d’amitié » de Jean de Gisors à Alice de Liste, petit billet du milieu du XIIIe siècle trouvé glissé dans un mur de Saint-Pierre-de-Montmartre lors de travaux de restauration, en est un témoignage exceptionnel. »

On y découvre surtout que le corps enseignant a encore beaucoup à faire pour penser l’Europe dans sa totalité, sans fermer les yeux sur des réalités pourtant incontournables. La conclusion, en toute logique, précise que la dissertation s’est réduite à la culture chrétienne, ce qui n’était pourtant indiqué dans le libellé du devoir.

Le XIIe siècle marque, dans l’Occident chrétien, non pas une apparition de l’écrit mais une nette progression de l’écrit par rapport à l’oral, et ce dans l’ensemble de l’Occident médiéval.

Idem.

Pourquoi Michel Houellebecq nous a lâchés

Cela fait plusieurs années que l’écrivain ne me fait plus d’effet. J’ai lu ses premiers romans avec plaisir, je ne le nie pas, mais je l’ai lâché au point de ne plus avoir même le désir de lire son dernier roman, même sous forme d’un petit plaisir coupable.

Il y a dix ans déjà, sa prose ne m’impressionnait plus. Déçu par La Carte et le territoire (prix Goncourt 2010), je trouvais qu’il était allé au bout de son inspiration : il ne lui restait plus qu’à se répéter pour se faire connaître et reconnaître par ceux qui n’avaient pas encore lu. Malgré cela, Soumission (2015) m’avait relativement plu. C’était intéressant d’imaginer la possibilité d’une islamisation de la France. La vision de l’islam n’y était pas très intelligente mais d’un point de vue romanesque, le dispositif fonctionnait plutôt bien.

En revanche, Sérotonine (2019), à mes yeux, ne présentait plus rien d’intéressant. L’auteur faisait du Houellebecq. Le personnage public devenait radicalement d’extrême-droite et il devenait évident pour tous qu’il n’avait plus rien à apporter au monde.

En ce qui concerne Anéantir (2022), la stratégie commerciale mise en place par l’auteur avait de trop grosses ficelles, cela n’avait plus aucun effet sur moi. Ce que j’ai entendu et lu dans les médias sur le roman m’a suffi pour m’en faire une idée. Le truc séduit exclusivement les gens qui n’ont pas lu les premiers romans de Houellebecq et qui n’ont pas d’appétence pour la déstabilisation qu’impliquent toute forme nouvelle, toute pensée originale, toute théorie novatrice. Houellebecq a fait le même chemin que Michel Onfray et Sylvain Tesson : il s’est laissé déporter vers la droite réactionnaire comme un voilier sans gouvernail, et il vend encore ses bouquins au petit million de Français qui ont de l’argent à ne plus savoir qu’en faire.

Sans connaître les chiffres diffusés entre professionnels de l’industrie du livre, il est facile de deviner la courbe des ventes des livres de Houellebecq : ascendante de 1994 jusqu’au pic du prix Goncourt 2010. Puis un plateau dû aux émotions provoquées par son livre sur l’islamisme paru en pleine crise terroriste. Et enfin une descente qui reste soutenue grâce au public nouveau attiré par son attachement explicite à l’extrême-droite catholique.

Heureusement pour son train de vie, Houellebecq détient ce qu’il faut pour attirer le public des gens riches, le seul encore capable d’acheter des livres : une célébrité durement acquise, des idées de beauf, une pensée facile à comprendre, une image de marque, une réputation, et enfin des livres-objets de qualité pour décorer les intérieurs cossus.

Ses revenus peuvent donc être assurés pendant encore vingt à trente ans avant que son oeuvre ne sombre dans l’oubli.

Patrick Cabanel décevant à propos de Jean Carrière

Il y a cinquante ans, le cévenol Jean Carrière recevait le prix Goncourt pour L’Épervier de Maheux, un roman rude et qui se veut métaphysique au sein d’une famille qui habite dans le « haut pays », territoire inventé et inspiré des Cévennes.

Vendredi 18 novembre, la médiathèque du Vigan organisait une soirée pour rendre hommage au grand écrivain et à son Goncourt maudit. Nous fûmes honoré de la visite de l’historien Patrick Cabanel qui nous gratifia d’une conférence sur les rapports entre Jean Carrière et les autres écrivains cévenols, André Chanson et Jean-Pierre Chabrol notamment.

Voir à ce sujet : Connaissez-vous Jean Carrière ?

La Précarité du sage, 11 juin 2013

Cette conférence fut pour moi une grande déception. Je m’attendais à une présentation beaucoup plus informée, de la part d’un savant très connu pour ses livres sur l’histoire des protestants, des Cévennes et des relations entre protestants et juifs. Malheureusement, ce fut une série de propos décousus, des banalités sur la littérature et des jugements de valeur à l’emporte-pièce.

Les seuls documents qu’il avait à partager étaient quelques lettres de Carrière à Chamson, qu’il tâcha de distiller pour faire durer sa conférence, mais la matière était trop pauvre pour nourrir un auditoire un peu plus exigeant qu’une classe de collégiens. Cabanel improvisa pour combler un manque manifeste de préparation, mais ses plaisanteries et ses parenthèses n’avaient ni le brio ni l’érudition que le public viganais méritait.

J’avais déjà exprimé une légère déception vis-à-vis du roman primé par le Goncourt, et me voilà lourdement déçu par le grand historien de la région.

Salman Rushdie entre la vie et la mort

Tell a dream, lose a reader

Henry James selon Martin Amis

Dieu merci il n’a pas succombé à ses blessures, pas encore, pas cette fois-ci. Salman Rushdie a échappé à la tentative d’assassinat d’un fanatique qui pensait bien faire en poignardant un innocent. Toute ma solidarité et mes prières vont à Salman Rushdie.

L’extrême-droite peut à bon droit clamer que l’islam a encore frappé. Pourquoi ne le ferait-elle pas ? Au nom de quoi se retiendrait-elle ? Comme toujours, il y a une profonde union objective entre les pires défenseurs d’une cause et les pires adversaires de cette même cause. En l’occurrence, un islam véritable, pur et doux comme il doit l’être, adorateur d’un Dieu miséricordieux comme il est constamment répété dans le Coran, cet islam est également détesté par les fanatiques et par les ennemis de l’islam. Les musulmans, eux, accueillent chaque nouvelle d’un attentat avec le même accablement.

Le sage précaire a toujours lu Les Versets sataniques en diagonale car il n’a jamais pris un véritable plaisir à cette lecture. Une grande partie du roman consiste en des récits de rêve, or les Anglais ont un dicton qui est souvent repris par les enseignants en expression écrite : « Tell a dream, lose a reader » (« raconte un rêve, perds un lecteur. »). Martin Amis prétend dans un article que cette phrase est d’Henry James, donc ce n’est pas vrai. Cette phrase ne ressemble pas au style de Henry James. C’est probablement Martin Amis lui-même qui a dit cet apocryphe mot d’esprit, répétant ainsi ce que de nombreux lecteurs disent dans les cafés du commerce de la critique littéraire :

Ne racontez pas les rêves de vos personnages, ça gonfle tout le monde, et c’est le signe d’un manque d’inspiration évident. Bossez et tâchez d’intéresser vos lecteurs.

Pire que tout, interdisez-vous la facilité de terminer une histoire avec un personnage qui se réveille. « Tout cela n’était qu’un rêve. » C’est intolérable.

Le sage précaire

Dans Les Versets sataniques, les chapitres impairs relatent les faits et gestes de deux personnages, Gibreel Farishta et Saladin Chamcha, et les chapitres pairs sont les récits de rêves de Gibreel. Vous voyez de suite le symbolisme derrière ces prénoms de personnage :

Gibreel se prononce comme Djibril, c’est-à-dire Gabriel en arabe, l’archange qui a révélé les sourates du Coran à Mohammed.

Saladin est le nom d’un grand sultan d’Egypte du XIIe siècle, grand guerrier, victorieux des croisés francs et anglais, vainqueur de Philippe Auguste et de Richard Coeur de Lion. Le sens de Saladin, en arabe, est « rectitude de la foi ».

Sans même lire le roman de Salman Rushdie, on peut imaginer que le personnage Gibreel représente un islam spirituel, onirique, plutôt cool, alors que Saladin va osciller entre l’esprit de chevalerie et le djihadisme qui furent les grandes caractéristiques du sultan d’origine kurde qui régna sur Jérusalem. Nul doute que le romancier anglophone d’origine indienne a joué sur les nombreux effets de sens et de sous-textes qui permettent de faire entendre des échos innombrables avec l’époque contemporaine et les problématiques lancinantes que sont la religion, le racisme, les migrations, le fanatisme ou la liberté d’expression.

Or, il est tragiquement ironique que ce soit dans un chapitre qui raconte un rêve de Gibreel qu’on peut lire les passages incriminés sur un prophète nommé Mahound. Ces passages ne sont en rien blasphématoires, (et quand bien même l’eussent-ils été…), mais ils ont valu à Salman Rushdie d’être mis à mort par des leaders religieux qui font honte à l’islam et aux musulmans.

Il est ironique que ce soit la narration d’un rêve qui cause cette aberration historique. Le dicton disait « raconte un rêve, perds un lecteur ». Les fanatiques d’aujourd’hui en inventent un autre plus lugubre : « raconte un rêve, perds un auteur. »

Un beau mois de juillet

Hannah Arendt sur le chantier de notre appartement

Ces vacances d’été n’ont de vacances que le nom.

Le sage précaire passe un mois de juillet 2022 extrêmement laborieux et studieux. Quand il ne travaille pas dans son appartement, il écrit des conférences et des articles. Quand sa femme ne fait pas de la maçonnerie, elle travaille sa thèse. Quand ils ne se rendent pas au café pour avoir de l’internet, le sage précaire et son épouse décapent, vissent, scient, posent, font du carrelage, plaquent, consolident, assemblent, peignent, vernissent, construisent, gondent et dégondent, bref apprennent les métiers du bâtiment.

Non seulement le sage et son épouse partagent les travaux du même appartement, mais en outre, ils écrivent sur un sujet assez proches et en viennent à lire des sources voisines. En conséquence, il leur arrive de discuter sur Hannah Arendt le matin, de se disputer sur des étagères l’après-midi, de se réconcilier pour faire la sieste et de relancer une discussion au soir tombé sur l’opposition entre « désolation » et « isolement ».

Pourquoi aller sur une plage ?

Comment la jalousie s’est abattue sur moi

Avant l’âge de quarante ans, je ne crois pas avoir suscité de jalousie. Avant de travailler dans une université du sultanat d’Oman, je ne me suis jamais plaint de l’envie des gens. Or, ce qui s’est passé dans ma vie, entre 2015 et 2020, fut tout à fait exceptionnel à cet égard et probablement unique dans une vie de sage précaire.

La jalousie a grandi par degrés et fut de plus en plus destructrice. Mais elle atteignit un pic fin 2017 et se stabilisa sur un plateau jusqu’à mon éviction finale de l’université cinq ans plus tard. Pour comprendre l’évolution de la jalousie, je suis obligé de me remémorer les principales étapes de mon parcours en Oman. Je dois préciser que la conscience de la jalousie des autres ne m’apparut que bien trop tard, à partir de son pic de fin 2017, parce que plusieurs personnes me le disaient avec insistance.

Je dois préciser aussi une chose importante : la plupart des événements que je relate n’avaient jamais eu lieu dans la section de français, ni non plus dans les autres sections, ni même dans l’histoire du département des langues étrangères.

  1. À mon arrivée, on enviait peut-être le fait que je sois docteur dans un département qui en comptait peu, chercheur actif dans un groupe qui publiait peu de livres et d’articles, tout en étant aussi populaire que les autres avec les étudiants.
  2. L’Institut français de Mascate m’invita fin 2015 à donner une conférence sur la littérature, ce qui me distingua. Aucun collègue ne fit le déplacement, excepté ma supérieure directe, la chef de section.
  3. Avec le professeur de lettres du Lycée français de Mascate, nous lançons une action pédagogique avec croisement de classes sur des textes littéraires, et échanges entre étudiants omanais et élèves français. Partenariat bien vu par la hiérarchie des deux établissements.
  4. Alors que mes collègues affirmaient que la recherche était impossible dans cette université, que d’autres avaient essayé en vain, j’ai quand même organisé un petit colloque avec des participants de plusieurs pays. Je surmontais les difficultés administratives, la hiérarchie ne me mettaient pas de bâtons dans les roues. Je reçus même une subvention de plus de mille euros pour cet événement. Je suis dans le deuxième semestre de ma première année : nous organisons la première session de ce colloque qui est un gentil succès.
  5. La hiérarchie de la faculté me nomme président de la commission de la recherche au sein du département des langues étrangères.
  6. Sur ces entrefaites, une jeune femme tunisienne arrive dans notre département, tellement ravissante que tout le monde lui fait la cour, moi aussi. Elle passe du temps avec moi. Parfois elle me demande ce que je pense d’un tel ou d’un tel. Elle me confie que mes collègues disent du mal de moi. Ils lui disent que je ne suis pas un vrai chercheur, que mes publications sont pourries et que le livre que je promets ne paraîtra jamais car je ne suis qu’un beau parleur.
  7. La ravissante Tunisienne et moi-même profitons des vacances d’été 2016 pour nous marier et nous revenons à l’université en septembre avec ce nouveau statut marital. Rage de tous ceux qui draguaient ma belle, et malaise parmi celles qui, peut-être, voyaient en moi un célibataire envisageable.
  8. Novembre 2016 : j’organise sur le campus la deuxième session de mon colloque avec la présence d’un grand professeur venu d’Angleterre, qui attire à nous l’attention des huiles de la faculté. Succès sur toute la ligne. La jalousie commence à se faire sentir et se traduit par des vexations diverses, des pressions inutiles et des remarques acerbes.
  9. Le partenariat avec le Lycée français se passe très bien, mais des tensions s’accroissent à mon endroit sans que je comprenne ce qui se passe.
  10. Court voyage à Paris. Je suis invité à un colloque à la Sorbonne sur l’oeuvre de Jean Rolin.
  11. Début 2017. Je fais paraître un article de recherche sur Fabula.
  12. C’en est trop, mes collègues se liguent contre moi pour me faire chuter alors que je suis au même niveau qu’eux. Les provocations s’enchaînent sans que je prenne conscience de cela et, plutôt que de faire profil bas, je réponds aux provocations, ce qui déclenche une procédure de plainte contre moi. Je me défends, cherche de l’aide dans la hiérarchie et remporte la partie. La DRH m’assure du soutien total de la haute administration. Ce soutien est évidemment à double tranchant : certains voudront se venger.
  13. Fin de l’année universitaire. On cherche à m’humilier en distribuant les emplois du temps de manière injuste, sans que je sois consulté, alors que tous les collègues sont consultés et obtiennent satisfaction. On me met dans une sorte de placard. Heureusement, mon épouse reste mon plus grand soutien dans l’épreuve et nous montrons elle et moi une image de couple uni, ce qui agace.
  14. La rentrée suivante se passe tranquillement, les vacances ont calmé tout le monde. Ce ne sera que de courte durée. Octobre 2017 : mon épouse organise une fête surprise pour la parution de mon livre aux éditions de La Sorbonne. C’est là que j’ai vu la jalousie sur le visage de mes collègues pour la première fois.
  15. Le Chancelier me nomme Vice-Doyen de la faculté, en charge de la recherche et des études supérieures. La jalousie est alors devenue incandescente. Tout ce que je touche prend feu. Aux yeux de certains, je suis un adversaire, voire un ennemi. Je suis trop accaparé par mes nouvelles responsabilités pour m’en rendre compte.
  16. Fin 2017, je me retrouve donc catapulté assez haut dans l’organigramme, au-dessus de tous ceux qui me voulaient du mal. La jalousie prend alors d’autres formes. Dorénavant, je serai superbement ignoré, snobé. Quand je prends la parole en public, certains quitteront la salle ostensiblement. D’autres feront tout pour éviter les procédures administratives prises en charge par le bureau que je dirige, mettant à mal leurs propres projets. Naturellement, je serai tenu pour responsable de leurs éventuels échecs.
  17. 2018 : Je reçois des coups de toute part mais ceux-ci ne sont pas tous dus à la jalousie. Certains veulent ma place. Procès en illégitimité. On m’accuse d’être « un espion ». Des complots se forment contre moi, mais cela dépasse de beaucoup les cercles restreints où j’évoluais depuis août 2015. Plus je réussis dans mon action, plus on cherche à me nuire. Mais est-ce une expression de la jalousie ? Je ne sais pas.
  18. Mars 2018, je suis invité en tant qu’écrivain et chercheur à une « Rencontre littéraire francophone » organisé par le Lycée français, en partenariat avec l’ambassade, l’AEFE, l’Institut français et des mécènes privés. C’est dans le cadre d’une action culturelle assez large. Présence de l’ambassadeur himself et des huiles de la francophonie en Oman. Trois visages ornent l’affiche, dont le mien. J’invite tous mes collègues français et francophones, car ce sera l’occasion pour eux de rencontrer le nouvel ambassadeur et d’autres personnes. Personne ne se déplacera, à part ma femme et quelques étudiants.
  19. Mes étudiants écrivent et mettent en scène une pièce de théâtre en français. C’est une première dans l’histoire de l’université mais cela n’attire aucun commentaire de la part des enseignants. Les représentations en revanche sont louées par la hiérarchie et jusqu’à la diplomatie française ainsi que les acteurs de la francophonie du pays.
  20. Invitations en cascade à venir donner des conférences, suite à la parution de mon livre qui connaît une belle carrière : Doha (Qatar), Paris (France), Ratisbonne (Allemagne), Jaen (Espagne). Je m’arrange pour ne pas rater de cours et pour n’en annuler aucun, mais j’entends dire que mes voyages sont des privilèges.
  21. 2019 connaît son lot de bonnes nouvelles qui creusent ma tombe : publication d’un collectif que j’avais dirigé sur l’oeuvre de Jean Rolin. Voyage tous frais payés en Australie pour un colloque.
  22. Invitation officielle pour être « Keynote speaker » dans une grande université britannique, dans le cadre d’un colloque. En français, on peut traduire cela par « orateur principal », mais c’est moins institutionnalisé que dans le monde anglo-saxon, où le fait d’être keynote speaker est une vraie marque de reconnaissance dans une carrière.
  23. J’essaie de mettre sur pied un colloque à Nizwa pour faire briller la faculté. On me bloque de toute part. Je dois abandonner après des mois de préparation. Victoire des envieux qui ont réussi à tirer la faculté vers le bas et faire régner l’inertie.
  24. Je postule pour une promotion universitaire. Mon dossier est recevable car il est reconnu comme complet. Ma promotion est rejetée au motif que la publication de livres ne compte pas pour la promotion. Le rejet de ma candidature est confirmé en appel. Jubilation des envieux qui voient là la preuve du mauvais niveau de mes recherches.
  25. Tout ce que je propose pour améliorer le niveau de français de nos étudiants est rejeté systématiquement, mais remplacé par aucune autre proposition d’amélioration. Nous voyons couler le niveau de nos étudiants sans réaction. Ils échouent aux tests de langue de type DELF et nous restons sans réponse. Dans ce contexte, se distinguer est perçu comme arrogant.
  26. Quand je suis nommé chef de la section de français, certains refusent même de participer aux réunions et l’hostilité devient palpable, hargneuse. En revanche, il n’y a pas de conflit ni de plaintes. Il s’agit d’une attitude « passive agressive » qui a pour but de me faire échouer, comme ces joueurs de football qui font exprès de perdre des matchs pour se débarrasser de leur entraîneur. Je fais preuve de patience avec mes collègues et ne leur fais aucun reproche. Je me débrouille. Je trouve d’autres appuis et travaille avec les étudiants. La réussite de certaines actions avec les étudiants me valent alors une mise à mort à base de mensonges, de calomnies et de harcèlement.

Mes jours étaient comptés à partir de l’été 2020 puisque le doyen quittait la direction de la faculté. Il me convoqua pour m’annoncer qu’il jetait l’éponge et qu’il se recentrait sur d’autres activités moins énergivores et plus gratifiantes. Je ne saurai jamais les vraies raisons derrière sa décision de partir. Il me confia alors que le nouveau doyen changerait son équipe et choisirait d’autres vice-doyens. C’est un peu comme un remaniement ministériel.

Mes responsabilités au sein de la direction de la faculté m’occupaient trop l’esprit pour que je prête attention aux phénomènes d’envie et de commérage. Dès que je fus démis de mes fonctions de vice-doyen, ce fut un déchainement contre moi. Les gens pouvaient enfin me piétiner en toute tranquillité. J’étais lâché, apparemment, par la hiérarchie. J’avais perdu mon Mojo. Le nouveau doyen avait entendu parler de moi en bien et en mal, il me harcela en toute quiétude.

Ce n’est pas à cause de la jalousie que j’ai perdu mon emploi. Je raconterai mon exclusion une autre fois car c’est une affaire sans lien avec mon action, et sans lien avec les relations interpersonnelles. S’il n’y avait pas eu cet événement extérieur qui a causé le limogeage de plusieurs personnes, je n’aurais pas perdu mon emploi. En revanche, la jalousie a accompagné mes jours pendant cinq ans en Oman et je n’ai pas su m’en extirper. Elle n’existait pas avant et elle a disparu après.

Des différentes versions de Celestial Bodies, vainqueur du Man Booker Prize 2019

Le jour même où j’ai conduit Qods à l’aéroport de Mascate, l’écrivaine Jokha Al Harthi remportait le Man Booker Prize pour son roman traduit en anglais Celestial Bodies. Hajer le lisait en arabe tandis que je le lisais en anglais et nous comparions les versions qui divergeaient considérablement. Au terme de nos conversations comparatistes, il semblerait que la traductrice ait exercé une influence déterminante dans la clarification des intentions narratives de l’autrice. Je comprenais des choses qui avaient échappé à la sagacité d’Hajer, du fait notamment que chaque chapitre est intitulé par un nom de personnage dans la version anglaise, alors qu’en arabe le texte coule comme un long monologue intérieur, sans coupure ni titres d’aucune sorte.

Hajer et moi pensâmes quelques minutes que nous pourrions joindre nos forces pour traduire ce roman en français, en nous appuyant sur les deux versions connues, mais nous abandonnâmes l’idée quand des projets plus urgents se présentèrent à nous.

Le Royaume d’Emmanuel Carrère

Le Royaume d’Emmanuel Carrère sur une photo de Birkat al Mouz

Ce livre est un de mes préféré depuis sa parution, en 2014. Je ne m’en sépare pas et le relis fréquemment, comme une source.

Le Royaume raconte deux histoires également passionnantes : d’abord la crise religieuse que l’auteur traversa dans les années 1990, lors de laquelle il devint chrétien pratiquant pendant quelques années. Ensuite la création de la religion chrétienne, il y a deux mille ans. Comment quelques juifs sous l’autorité d’un gourou déjanté ont pu créer une religion si puissante et si ramifiée dans le monde entier ? Comment est-ce possible que quelques Grecs plus ou moins convertis au judaïsme aient écrit des textes qui guident la vie de millions d’hommes pendant des milliers d’années ? Carrère l’écrit mieux que moi :

Comment une petite secte juive, fondée par des pêcheurs illettrés, soudée par une croyance saugrenue sur laquelle aucune personne raisonnable n’aurait misé un sesterce, a en moins de trois siècles dévoré de l’intérieur l’Empire romain et, contre toute vraisemblance, perduré jusqu’à nos jours.

Emmanuel Carrère, Le Royaume, p. 182.

Tout est dans l’expression « dévoré de l’intérieur ». Soudainement, ce choix stylistique nous fait changer de dimension et rend l’histoire religieuse aussi haletante qu’un film d’horreur. Carrère est un auteur qui aime concilier l’auto-fiction, l’analyse sociologique et le récit d’épouvante. Tous ses livres racontent des carnages.

Carrère fait une enquête, il insiste sur ce mot. Son livre est une enquête dans le sens où ce n’est ni un travail d’historien, ni de romancier, ni d’autobiographe, ni de poète, ni de religieux, mais un travail qui tient un peu de tout cela. Il s’intéresse tout particulièrement à la figure de Paul, qui, on le sait, fut le premier doctrinaire du christianisme. Sans l’intervention de Paul et de ses lettres (ses épîtres), il n’y aurait pas eu de rupture au sein du culte juif. L’enseignement de Jésus aurait été une des branches du judaïsme antique, sans plus.

Puis à travers Paul, Carrère trouve son personnage le plus important, en la personne de l’évangéliste Luc. Le récit de la vie de ce médecin grec passionné par ce qu’il perçoit comme un nouveau mouvement de pensée, un récit absolument fascinant. Carrère se sent très proche de Luc car il voit en lui un intellectuel sensible, intelligent, à l’écoute des gens et, en même temps, capable d’écrire des histoires qui font vibrer les coeurs. Luc et Carrère, même combat. L’écrivain français se voit dans le miroir de l’évangéliste et il adore nous faire découvrir combien Luc a inventé certaines des paraboles qu’il mettait dans la bouche de Jésus.

Dans Le Royaume, Luc est à la fois un enquêteur qui voyage en Orient pour retrouver des témoins de la vie de Jésus, et un romancier qui se pose des questions de style, de narration et d’émotions littéraires.

Et Jésus là-dedans ? Il en parle, Carrère, de Jésus Christ ?

La vie de Jésus est racontée dans ses moindres détails tout le long du Royaume, par petites touches, ou par un procédé agricole de goutte à goutte. C’est ce qui est admirable dans ce livre extraordinaire. Le sujet le plus important est presque invisible dans l’économie du récit, mais il irrigue toute la narration et, finalement, il vous irradie comme une explosion nucléaire.

Alors on me dit que j’ai été offensant dans mon livre Birkat al Mouz car j’ai dit des choses un peu familières sur le Messie. Or, c’est dans Le Royaume qu’on lit notamment des récits qui font de Jésus un « gourou » (p. 380) « provocateur » (357) qui montre ses « super-pouvoirs » (417) comme un personnage de comics américains. C’est là qu’on le voit comme un simple mortel qui porte un nom banal pour un juif, comme notre Roger ou notre Kevin, en bisbille avec sa famille (300), qui a été condamné à une mort infamante :

C’est comme si on annonçait que le sauveur du monde, en lus de s’appeler Gérard ou Patrick, a été condamné pour pédophilie. On est choqué mais captivé.

Emmanuel Carrère, Le Royaume, p. 164.

Qu’on me comprenne bien. Je ne cherche pas à me cacher derrière la prose de Carrère. J’assume mes propos et d’ailleurs ce ne sont pas mes propos qui importent. Ce qui importe, c’est de lire et de relire Le Royaume de Carrère pour essayer de percer le mystère des mystères : comment faire un si bon livre. Un mystère plus épais encore que celui de croire en des mythes et des miracles.

Lettre ouverte à une lectrice offensée

Photo de Thought Catalog sur Pexels.com. Image générée quand j’ai saisi les mots « offended lady reading a book ».

Chère Madame,

Je tiens d’abord à vous remercier de lire mon livre et de faire l’effort de m’écrire pour le dire. Vous me faites plaisir, sachez-le, en exprimant vos sentiments sur mon écrit, fussent-ils mitigés. Les mots que vous employez pour qualifier mon récit me touchent : « plein de douceur, de volupté et d’ouverture spirituelle. » Malheureusement vous avez été déçue par la comparaison que je propose entre Jésus et Mahomet, dans les pages 102-104 de Birkat al Mouz, et même si cela est malheureux, ce sont des remerciements sincères que je veux vous envoyer.

Je me permets de vous citer : « En tant que chrétienne profondément croyante, je me suis sentie offensée et injustement attaquée dans ma foi. » Je tiens à vous présenter toutes mes excuses et à vous demander pardon. Je vous assure que mon intention n’était pas d’offenser les chrétiens, et encore moins d’attaquer votre foi. Je crois humblement qu’une lecture littérale de mon texte démontrera ma bonne foi (sans jeu de mots).

Je rappelle le contexte narratif. Nous sommes dans le chapitre 3 du livre, chapitre intitulé « Les aubes du Ramadan ». Le narrateur est devenu musulman, il fait son premier ramadan, et il profite de vivre dans une belle oasis du Sultanat d’Oman pour aller prier dès l’aube dans les vieilles mosquées de la palmeraie. Après la première prière du matin, sachant qu’il jeûne jusqu’au soir, le narrateur s’offre quelques minutes de promenade dans l’oasis avant de partir au travail. Le récit tresse donc des impressions fugitives, des histoires d’oiseaux bleus qui virevoltent et des réflexions décousues sur ce que le narrateur a lu dans le Coran. Soudain, lui arrive cette épiphanie :

Ce que je pense de Mohammed, je ne le pense pas d’Ibrahim, mon autre prophète préféré, et je ne le pense pas de Jésus, le prophète de mes ancêtres.

Birkat al Mouz, p. 101.

On le voit, je m’apprête à comparer les prophètes entre eux mais pas à les juger. Je rappelle que Jésus était une figure importante et qu’Abraham est aussi importante que Mahomet aux yeux du narrateur, ce qui exclut l’idée que mon livre promeut l’islam par opposition au christianisme. Le narrateur essaie de s’expliquer à lui-même pourquoi il se sent proche d’un prophète plutôt que d’un autre, compte tenu que l’islam les vénère tous et qu’il n’y a pas dans le Coran de prééminence de Mahomet sur les autres :

Jésus est un homme de génie mais il est exceptionnel dans son ascétisme, il est hors norme et ne peut constituer un exemple pour moi.

Idem.

« Homme de génie », « exceptionnel », « hors norme », on ne peut pas dire que je cherche à offenser ceux qui aiment le Christ, me semble-t-il. Le narrateur reconnait le caractère extraordinaire de Jésus, mais il explique que c’est justement cette perfection, cette grandeur qui font obstacle, car le narrateur se sent trop petit, trop faible, trop médiocre pour le Messie. Ce n’est pas un jugement de valeur, mais une sensation de ne pas valoir l’attention de ce grand prophète miraculeux. Pour vous donner une image triviale, imaginez un brave type sans envergure qui se sentirait mal à l’aise à la table de grands bourgeois sûrs d’eux-mêmes, ou un amoureux inexpert qui se dirait que telle femme est trop belle pour lui. De même, le narrateur n’a pas les épaules pour vivre à l’imitation de Jésus, c’est plutôt sur lui-même que porte la critique s’il devait y en avoir une.

Je vous cite à nouveau, chère madame : « Pour ma part, Jésus incarne la douceur dont vous parlez pour votre prophète, ses miracles n’ont pas pour but de l’éloigner de nous mais bien de montrer qu’il est Dieu fait chair. » Ici, vous reconnaîtrez qu’un musulman ne peut pas vous suivre puisqu’il ne peut pas croire à ce dogme du « Dieu fait chair ». L’islam étant fondamentalement une réforme du monothéisme, son ascèse tourne entièrement autour de l’unicité du Créateur. Par conséquent, le musulman vénère Jésus comme un grand prophète mais pas comme un fils de Dieu. Or, comme vous le voyez, je ne parle pas de cela dans mon livre, car je laisse les questions théologiques aux théologiens et reste sur le terrain des affects de mon narrateur :

C’est trop dur d’imiter Jésus, ou même de s’identifier à lui. Il n’a pas de femme, pas de famille.

Idem.

Je pourrais ajouter : il n’a pas de sexualité, il n’est jamais médiocre, jamais bas, jamais idiot. Jamais perturbé par ses bas instincts, comme je le suis. Mon narrateur, rappelons-le, vient de rencontrer sa femme, de se marier, il baigne dans les bonheurs et les soubresauts d’une vie de couple dont il doit apprendre les règles. Je voulais montrer, d’une manière je crois inédite, qu’il se sentait plus en phase avec un prophète qui parle de femmes et de sexe, des questions d’intendance, de problèmes de famille et de gestion des ressources humaines, qui traite des questions de couple et même de scènes de ménage.

Les prophètes ne sont pas que des messagers de Dieu. Ils agissent aussi comme modèles et maîtres à penser. Dans ce cadre, pour prendre un autre exemple, les gens qui se posent des questions sur leur descendance, sur leurs difficultés à avoir des enfants, se sentiront logiquement en adéquation avec Abraham.

Il est trop pur pour moi, et ses miracles le rendent hors de portée de quelqu’un d’ordinaire. J’admire Jésus mais je ne m’intéresse pas plus à lui que je ne m’intéresse aux histoires de super-héros dotés de super pouvoirs.

Birkat al Mouz, p. 102.

Comment pouvez-vous être offensée de lire que Jésus est « trop pur » ? Vous devriez avoir pitié de ce narrateur, qui se sent si impur. La question des miracles est trop complexe pour cette réponse. En bref, je dirais qu’en effet il est plus facile pour un petit homme rationnel de se laisser aller avec un prophète qui ne prétend pas faire de miracles, comme Mahomet, et qui n’est qu’un homme comme les autres.

Enfin, je peux comprendre votre gêne lorsque j’écris ceci sur un caractère difficile, intraitable et radical de Jésus:

Il est extrêmement exigeant avec ses compagnons, il les mène en bateau, fait preuve d’ironie, les met constamment à l’épreuve et les sort sans arrêt de leur zone de confort pour les déstabiliser. Jésus fait pleurer ses parents, il renie sa mère. C’est un rebelle qui a beaucoup inspiré les hippies, les révolutionnaires et les insoumis de la contre-culture. C’est un provocateur charismatique, un héros transgressif qui finit crucifié à force de s’être mis tout le monde à dos.

Idem.

D’accord, ce n’est pas facile à avaler, mais vous le savez mieux que moi, on lit dans les Évangiles des passages où le Messie a des paroles dont le sens premier est le rejet des parents biologiques, et si ce n’est le rejet, du moins l’effort de se détacher des liens affectifs du monde familial. Vous m’accusez de ne pas bien comprendre les Écritures : « Votre compréhension du lien entre Jésus et sa famille est mauvaise et démontre votre méconnaissance de la Bible, de son contexte, de son message. » Je serais très heureux d’échanger avec vous pour que vous me l’enseigniez, ce message. Je promets d’écouter sans faire de mauvais esprit. Je suis certain par avance de vous donner raison à la fin.

Mais ma compréhension de la personnalité de Jésus ne m’est pas propre. Pour la rédaction de ce passage j’ai été très inspiré par le beau livre d’Emmanuel Carrère, Le Royaume, dans lequel il montre combien les parabole du Christ sont effroyablement difficiles à comprendre et à suivre. Le niveau d’exigence requis pour être un de ses compagnons est presque vertigineux, si l’on en croit Carrère. Il en ressort que Jésus est un vrai génie et que méditer à ses côtés force à explorer les galeries profondes des paradoxes humains. Cela n’a pas pour but de déprécier la religion chrétienne, au contraire.

Et je crois que c’est assez banal de dire que la figure de Jésus est à l’origine de la « rebelle attitude », de toutes les formes de contre-culture, de toutes les formes occidentales de rejet des conventions, de l’émancipation individuelle des codes sociaux et familiaux. Je n’avais pas l’impression d’être sacrilège, ici, ni même exagérément provocateur. Les hippies se réclamaient de Jésus. Sans vouloir vous accabler, mais au contraire pour vous faire sourire, je vous rappelle que Johnny Hallyday chantait en 1970 « Jésus est un hippie ». Si Johnny le dit, c’est que la chose était dans les tuyaux depuis bien longtemps déjà.

Enfin je vous remercie de bien vouloir me donner une seconde chance. Je vous cite à nouveau car je me délecte de vos paroles : « Je préfère néanmoins terminer ce mail par une note positive. J’apprécie votre ouvrage, Birkat Al Mouz me fait rêver et m’emporte loin du tumulte de ma ville. Je vais poursuivre ma lecture car il me reste encore l’autre moitié du livre à lire. Dans la poursuite de ma lecture, j’espère ne plus devoir supporter d’offence envers la personne qui inspire mon quotidien. » J’espère aussi qu’il n’y aura plus de comparaison avec le christianisme car je n’ai vraiment pas l’intention de faire des hiérarchies parmi les croyances. Je m’en voudrais de décevoir encore une si bonne volonté.

Vous dites que ce texte vous fait rêver. Je ne rêve de rien de plus.

Je vous souhaite une excellente fin de lecture et me dis bien à vous.

Guillaume Thouroude

Deux auteurs de voyage, un amateur et un professionnel

Quand le professionnel vous fait détester le monde, écouter l’amateur qui vous le fait aimer.

Le sage précaire.

Voici deux livres dont j’ai déjà parlé séparément, semblables à bien des égards et au destin opposé. Dans les deux cas, un homme arrivé à l’âge mûr décide de raconter un long voyage, à pied ou à vélo, effectué dans une région du monde moins industrialisée que la France.

L’un est un amateur, médecin à la retraite passionné de lecture et d’écriture. L’autre est un professionnel de l’écriture qui a passé sa vie dans le journalisme et les médias. L’un a publié chez L’Harmattan, avec ce que cela charrie de préjugés, l’autre avait déjà un contrat d’éditeur avec les éditions Phébus avant même de partir et de commencer à écrire.

Sur le même thème, lire Peut-on être randonneur et écrivain ? Longue Marche de Bernard Ollivier
La Précarité du sage, 2007.

Naturellement, vous n’avez jamais vu le livre de Denis Fontaine, dans aucune librairie ni aucune bibliothèque, vous n’en avez jamais entendu parler et n’avez pas vu son nom sur les programmes des festivals de livres de voyage. En revanche, celui de Bernard Ollivier a fait l’objet de nombreux comptes rendus dans la presse, à la télévision, sa présence a été longuement soutenue par un système médiatique bien rôdé. Une citation tirée du Monde des Livres apparaît même sur la couverture de son édition de poche, preuve supplémentaire que l’un des deux auteurs a « la carte », qu’il est adoubé par les instances de légitimation. Ces instances (édition, presse, librairie, prix, événementiel) forment un système qui professionnalise quelques auteurs et quelques produits.

Pour ce qui est de la qualité littéraire, le meilleur des deux récits est celui de l’amateur, et non celui qui a bénéficié de toute cette légitimation. L’auteur le plus intéressant du point de vue littéraire est l’auteur obscur publié chez l’éditeur déprécié. Je vous laisse le loisir d’aller voir par vous-même. La Précarité du sage se pose comme pôle de légitimation littéraire à lui tout seul. Lisez sans a priori les deux livres et décidez lequel des deux mérite le plus la publicité et la presse. Les deux sont écrits avec franchise et simplicité, mais celui de Denis Fontaine est mieux construit, plus tenu. Paradoxalement, c’est chez l’amateur qu’il y a le plus de « métier », plus de maîtrise des codes d’écriture. Mais ce n’est que mon avis et je suis ouvert à tout avis contradictoire. Simplement, cher lecteur, si tu veux me contredire, il te faudra faire l’effort d’aller explorer ce terrain vague qu’est l’édition non balisée, l’écriture non légitimée par le système médiatique.

Ce qui est indiscutable en revanche, c’est l’aspect idéologique et intellectuel, bien plus intéressant chez l’amateur que chez le professionnel. Alors que l’expert journaliste méprise les Chinois et dédaigne d’apprendre même des rudiments de mandarin, le médecin lettré montre un véritable intérêt pour les Algériens et accepte avec patience les rodomontades de certains membres des forces de l’ordre qui veulent en remontrer aux voyageurs occidentaux.

Le professionnel, et on retrouve cela chez les « nouveaux explorateurs » du genre Tesson, Poussin et Franceschi, n’hésite pas à lancer des jugements de valeur dignes de touristes qui sortent pour la première fois de leur bled. Exemple, il entre en Chine avec un préjugé négatif : « Les Chinois ne sont pas connus pour leur hospitalité ». Ce n’est déjà pas glorieux d’écrire des clichés éculés comme celui-ci, mais on devrait s’attendre d’un voyageur qu’il aille au-delà de ses préjugés. Bien au contraire, Bernard Ollivier ne fera que les accentuer :

En passant la frontière je suis tombé dans un autre monde. Tomber est bien le mot. Comme dans un puits.

Bernard Ollivier, Longue Marche, III, Le vent des steppes, p. 129.

C’est chez l’amateur, à l’inverse, que vous jouirez d’une approche proprement voyageuse, sans jugement personnel, qui essaie de comprendre la vie des gens.

Dernière chose : le professionnel aime montrer qu’il est lui-même objet de curiosité. Il se brosse les dents, les jeunes gens s’agglutinent en face de lui pour le regarder : « Pour eux le spectacle est si extraordinaire », ibid., p. 130. On ne saura rien sur les gens qui habitent là. L’écrivain voyageur professionnel semble satisfait de nous en rapporter ce presque rien qui fait de lui, le voyageur professionnel, le centre du spectacle.

Sur le même thème, lire Traverser à vélo l’Algérie des années 1980

La Précarité du sage, 2022.

Vous ne lirez rien de tel chez Denis Fontaine, qui n’a pas peur de parler de lui pour être plus apte à rencontrer les autres. Nulle part dans son récit le voyageur est plus intéressant que les personnes rencontrées dans le voyage, et au final il a su donner l’impression d’être un homme modeste, courageux et ouvert au monde.

Conclusion : il est urgent d’inverser les jugements de valeur sur le professionnalisme et accorder davantage de confiance aux amateurs. Les instances de légitimation ne sachant plus où donner de la tête, la qualité ne se trouvera pas forcément où on la cherche.