Où se situe le passage sur la peur dans L’Usage du monde ?

Je relis L’Usage du monde de Nicolas Bouvier avec délice. Je ne compte plus le nombre de mes lectures. L’Usage du monde fait partie de moi depuis que je l’ai découvert lors d’un voyage en Thaïlande et au Cambodge en 2005.

Aujourd’hui, printemps 2023, je le relis à l’occasion d’un article que je rédige sur la réception de Bouvier sur les îles britanniques, mais aussi pour aider une de mes élèves qui a choisi de traiter de la peur pour son Grand Oral du baccalauréat. La peur. Beau sujet de réflexion, et étrange intérêt. Pourquoi une jeune fille de 17 ans veut plancher sur la peur ? Je lui ai parlé de ce passage dans L’Usage du monde où Bouvier sent qu’il ne doit pas rester là. Il est pris par une panique inexplicable. Il dit que le lieu lui-même nous intime l’ordre de partir. Il dessine, ce faisant, une petite théorie de la peur comme instinct de conservation.

Mais où ce passage se trouve-t-il dans le récit du voyageur ? Je le recherche depuis quelques jours, en refusant d’aller voir les notes que j’ai prises quand je faisais ma thèse. Je tiens à relire le livre car j’en découvre à chaque fois de nouveaux passages oubliés, des couleurs inattendues, des tournures inouïes.

Je me retrouve dans le dernier quart du récit, en Afghanistan, et n’ai toujours pas retrouvé mon passage sur la peur. C’est troublant car j’étais persuadé qu’il se situait dans les Balkans. Mais je crois avoir relu très précisément tout le chapitre sur la Yougoslavie et être resté bredouille.

Alors j’en appelle à la sagacité et la générosité des lecteurs fidèles de La Précarité du sage. Avez-vous une idée ?

Cadeaux d’anniversaire imprévus pour le sage précaire

Photo de Element5 Digital sur Pexels.com, générée quand j’ai saisi les mots : « voyageur réactionnaire ».

Le 29 mars dernier, le sage précaire a fêté son anniversaire de la meilleure des manière, seul avec la femme qu’il aime. Sans bougie mais avec un délicieux gâteau, sans flonflon mais avec l’apaisement d’une soirée sans pression.

L’année dernière mon anniversaire fut un enfer. Des amis bienveillants étaient chez nous et voulaient me faire plaisir alors que je désirais être seul. Il fallait faire semblant d’être joyeux ce qui est probablement, pour un être humain naturellement joyeux, l’effort le plus difficile à fournir.

Cette année, une simple soirée avec celle qui sait me faire plaisir. Des cadeaux que je n’ai ouverts que le lendemain pour des raisons que je ne dévoilerai pas. Une bouteille de jus de fruit pétillant qu’on a oublié de déboucher. Le paradis.

Un cadeau d’anniversaire est apparu dans la presse : l’annonce de la parution d’un livre qui révèle les relations qu’entretiennent trois écrivains avec l’extrême droite. L’écrivain voyageur Sylvain Tesson est épinglé comme un bon vieux fasciste aux multiples fréquentations inavouables. Voilà qui tire une belle conclusion au travail que j’ai mené un peu seul depuis dix ans. Cela fait dix ans que je repère, dans l’écriture de cet aventurier, une tonalité réactionnaire, un style ampoulé faussement dandy, et des relents de racisme insupportable.

À la réflexion je ne suis pas si seul. Un autre chercheur en littérature des voyages a fait du bon travail sur l’imposture Tesson et je voudrais lui rendre hommage : Jean-Xavier Ridon. Lisez parmi ses articles ceux qui sont parus depuis les années 2015, c’est lumineux.

Le jour de mon anniversaire, donc, je vois le monde médiatique confirmer, sur le plan de l’enquête, ce que j’avais perçu dans les mailles du texte, dans la chair de l’écriture et le grain de la voix. Je sais que personne ne se dira jamais : « Il avait donc raison ce mec que j’ai rencontré dans tel train ou dans tel colloque. » Ce n’est pas ce genre de reconnaissance que l’on obtient. Les satisfactions du chercheur sont plus étouffées, plus solitaires, plus longues en bouche. Le sage précaire et sa meilleure moitié se contentent de se lover dans le noir non sans avoir avalé un entremet au chocolat.

Photo de Anna Shvets sur Pexels.com, générée quand j’ai saisi les mots : « Voyageurs racistes ».

Les professeurs d’histoire sont-ils formés pour occulter l’islam dans l’histoire de l’Europe ?

En 2021, le concours pour devenir professeur d’histoire géographie donnait ce très beau sujet de composition : « Les usages de l’écritures du XIIe au XIVe siècle (Angleterre, France, Italie, péninsule Ibérique) ». Le rapport du jury de ce concours est très instructif à tous les égards. Je recommande la lecture de ces rapports qui sont toujours extrêmement bien écrits, par des professeurs qui aiment leur métier, ou qui donnent envie de l’aimer.

Le sage précaire comprend de suite pourquoi on parle de « péninsule ibérique » au lieu d’Espagne : parce que la péninsule est arabophone à cette époque, qu’elle s’appelle Al Andalus, et que les musulmans y font régner une culture plutôt lettrée par rapport au reste de l’Europe occidentale. Les chrétiens y parlent en arabe. Les juifs aussi, et y vivent dans une sécurité relative ; relative mais plus grande que dans le reste de l’Europe occidentale, et surtout que l’Espagne conquise par les rois catholiques.

Avant de lire le rapport du jury, je rêvasse et je me demande comment traiter un tel sujet. Me viennent à l’esprit les textes connus de ces trois siècles : les chansons de geste, celles des troubadours, les grands récits de voyage de Marco Polo, de Guillaume de Rubrouck et de Jean de Mandeville. Je songe aux grands textes théoriques d’Averroès, de Maïmonide, de Thomas d’Aquin, de Duns Scott. Mon esprit divague et je salive à l’idée de lire le rapport du jury qui devrait, selon toute probabilité, éclairer ma lanterne.

Las, vous ne trouverez rien sur l’Europe arabophone. Cette phrase trahit le préjugé des historiens français :

La péninsule Ibérique est fragmentée en royaumes, nettement individualisés, portés par la Reconquista

Rapport de jury, Capes d’Histoire-Géographie

Portés par la Reconquista ? Ce mot espagnol n’est pas en italique dans le rapport alors même que le rapporteur se plaint du fait que les candidats omettent de souligner les titres et les mots étrangers. Signe peut-être que la guerre de conquête des rois catholiques est considérée comme tellement légitime qu’elle a été intégrée dans la culture française.

Le mot « arabe » n’apparaît qu’une seule fois dans le rapport du jury, pas à propos de l’Espagne mais de la Sicile :

un royaume de Sicile, fondé en 1130, caractérisé par un important syncrétisme entre influences byzantines, arabes et normandes.

Idem.

Cela me serre d’autant plus le coeur que j’ai beaucoup rêvé sur cette Sicile à la fois normande et arabe. J’utilise comme fond d’écran de mon ordinateur la fameuse carte du monde conçue en Sicile par Al Idrissi, sous le règne de Roger II. Devinez en quel siècle ? Au XIIe naturellement. Cette œuvre devrait apparaître dans la dissertation des futurs professeurs d’histoire.

Carte du monde d’Al Idrissi, orientée sud/nord, Sicile, 1154.

Hormis cette lacune, le rapport du jury est très instructif. On y découvre des textes intimes.

« La notion de scripturalité de l’intime renvoie aux écrits du for privé de l’époque moderne. Il s’agit d’une « scripturalité éphémère » ». « La « lettre d’amitié » de Jean de Gisors à Alice de Liste, petit billet du milieu du XIIIe siècle trouvé glissé dans un mur de Saint-Pierre-de-Montmartre lors de travaux de restauration, en est un témoignage exceptionnel. »

On y découvre surtout que le corps enseignant a encore beaucoup à faire pour penser l’Europe dans sa totalité, sans fermer les yeux sur des réalités pourtant incontournables. La conclusion, en toute logique, précise que la dissertation s’est réduite à la culture chrétienne, ce qui n’était pourtant indiqué dans le libellé du devoir.

Le XIIe siècle marque, dans l’Occident chrétien, non pas une apparition de l’écrit mais une nette progression de l’écrit par rapport à l’oral, et ce dans l’ensemble de l’Occident médiéval.

Idem.

On peut être en retard sur son temps

Sans vouloir me fâcher avec mes chers amis du CNRS, de Princeton University et de l’université de Lausanne, je voudrais affirmer modestement qu’il n’y a rien de déshonorant à être en retard sur son temps.

Je fais référence ici au colloque qui s’est tenu à l’Ecole Normale Supérieure de Lyon, il y a quelques jours. Parmi les débats qui nous ont tenus en haleine, il y avait celui qui opposait les « orientalistes » et les « post-orientalistes ».

Je m’explique brièvement.

D’un côté, mes chers amis cités plus haut pensaient que Nicolas Bouvier avait « décentré » la littérature de voyage dans un contexte d’impérialisme et de néo-colonialisme. De l’autre, il y a notamment votre serviteur qui dit simplement que non, tout génial que fût l’écrivain suisse, son grand récit L’Usage du monde tient un discours qu’il convient d’appeler « orientaliste », voire « néo-orientaliste ». Je ne vais pas répéter toutes ces choses déjà dites et écrites, mais chez Bouvier, les « autres » (les voyagés) sont vus en miroir de ce que sont les Occidentaux. Et c’est un miroir inversé : les « autres » incarnent dans L’Usage du monde le contraire de ce que « nous » sommes. Cela renvoie à ce qu’Edward Said appelait l' »orientalisme », un phénomène d’essentialisation des populations rencontrées.

La vérité est que Nicolas Bouvier n’était pas en avance sur son temps, et j’ajoute qu’il n’y a aucune honte à cela. Sur la question du récit de voyage comme discours qui met en forme un rapport à l’autre, une hiérarchisation de l’espace, voire une relation hégémonique incarnée dans des marqueurs stylistiques et des choix narratifs, la culture francophone avait déjà amorcé un processus de déconstruction du récit colonial et impérialiste : que l’on songe aux situationnistes et leurs dérives, à Michel Butor et à son Mobile américain, ou encore aux analyses de Roland Barthes sur les voyages et leurs représentations dans Mythologies notamment.

De ce point de vue là, Bouvier était en retard sur temps. Il était pétri d’une littérature d’avant guerre, et alors ? Est-ce un mal ? L’histoire de l’art et des idées abonde en êtres exceptionnels qui étaient en retard sur leur temps.

Johan Sebastian Bach composait et jouait de manière démodée. Les gens venaient l’entendre en disant : « Ça me rappelle les génies qu’on entendait du temps de mon grand-père, mais en mieux. »

Leibniz, tout révolutionnaire qu’il fût, pensait comme un homme du XVIIe siècle alors qu’il vivait au siècle des Lumières.

Nicolas Bouvier colloquisé

Le colloque des 6 et 7 octobre s’est très bien passé. On s’est bien amusé et on a été gâté par d’excellents buffets ainsi qu’un très bon restaurant japonais dans le 7ème arrondissement de Lyon, rue de Bonald. Le choix d’un japonais s’était imposé en raison du livre de Bouvier Chronique japonaise.

Le campus de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) est très beau, les amphis sont classes et les jardins laissent pousser des fleurs des champs, des mauvaises herbes, comme on le fait maintenant dans les milieux informés. Nous étions donc plongés deux jours durant dans la fabrique de l’élite française.

Les études sur Nicolas Bouvier sont chatoyantes. Beaucoup de Suisses dans ce colloque lyonnais, donc beaucoup des débats tournèrent autour de sujets qui intéressaient surtout les Suisses. Or, pendant qu’ils parlaient entre eux, les autres purent explorer les traductions et les réceptions anglaises, allemandes, italienne, espagnoles, chinoises, iranienne, et même coréenne. C’était extraordinaire.

Une performance magistrale d’Halia Koo traita de manière comique, distancée et maîtrisée de la traduction et de la réception coréenne. Maîtresse de conférence à Terre-Neuve au Canada, elle a su mêler un grand sérieux avec un sens impressionnant de la performance scénique.

Daniel Maggetti, qui règne sur les lettres françaises à Lausanne, donna une conférence passionnante sur les premières années de l’écrivain et de sa réception à l’intérieur de la Suisse : il dégonfla le mythe d’un Bouvier simple et discret, pour dévoiler une personnalité assoiffée de reconnaissance, apte à faire appel à des réseaux, des cercles et des pistons. Cela faisait écho à la conférence de Raphaël Piguet qui parla de la vie de Bouvier en Amérique et qui nous informa de tous les soutiens que le voyageur obtint de la communauté suisse pour être invité à donner des conférences dans les universités prestigieuses du Nouveau Monde.

Comme je m’occupais de la réception britannique/irlandaise, et que Raphaël devait a priori rester centré sur les États-Unis, nous nous sommes parlé plusieurs fois sur des rendez-vous « Zoom », lui à Princeton et moi en Cévennes, depuis l’hiver 2022 jusqu’à cet automne. Nous avons ainsi évité de marcher sur nos plates-bandes respectives et avons précisé nos objets d’étude. Lui s’est finalement attelé à la réception « grand public » anglophones, et moi aux usages « universitaires » de la critique bouviérienne.

Liouba Bischoff, dont le livre L’Usage du savoir a profondément renouvelé les études sur Bouvier, a parlé notamment de sa postérité dans l’oeuvre des écrivains qui ont suivi. Elle nous a fait le plaisir de citer un extrait sonore de Jean Rolin himself, et de souligner sans chercher la polémique la nullité de Sylvain Tesson et les limites de la « littérature voyageuse ».

Je ne vais pas revenir sur toutes les contributions, qui furent vraiment intéressantes et riches. Notons seulement qu’apparemment une pilule ne passe pas dans la communauté des bouviériens : le fait qu’il ait été un jeune homme de droite, plutôt orientaliste, admirateur d’auteurs réacs. Cela ne l’a pas empêché de se déporter sur la gauche, comme d’autres écrivains avant lui. Victor Hugo aussi a commencé conservateur avant d’être très à gauche. Jean-Paul Sartre aussi, on oublie souvent que dans les années 1930, il était loin d’être le combattant des causes prolétaires qu’on a connu plus tard. J’ai suffisamment écrit et publié sur la question des errements politiques de Nicolas Bouvier, je n’ai pas besoin d’y revenir.

Il y avait une jeune femme iranienne, une jeune femme russe, une Chinoise restée en Chine qui a parlé en visioconférence. L’actualité brûlante du temps présent était incarnée par ces jeunes gens.

Une France comique et désertée qu’on visite en pantoufles

La Traversée de Bondoufle, de Jean Rolin, P.O.L, 2022, 200 pages.

Jean Rolin parle de La Traversée de Bondoufle. Vidéo de Jean-Paul Hirsch, 24 avril 2022.

Voici le meilleur livre de cette rentrée littéraire 2022.

Deuxième livre de voyage à pied en temps de confinement. Après Le Pont de Bezons, publié en 2021, qui racontait des escapades de l’auteur le long de la Seine entre Mantes et Melun, le nouveau Jean Rolin quitte la ligne du fleuve pour adopter une figure circulaire autour de Paris. La première et la dernière page se situent ainsi au même endroit.

La Traversée de Bondoufle ne raconte donc nullement une traversée, et ne se passe pas à Bondoufle (commune de l’Essonne), c’est la magie des titres. Il se passe dans les communes d’Aulnay-sous-Bois, de Gonesse, du Thillay, de Bouqueval, de Villiers-le-Bel, de Garges, d’Écouen, etc. On verra Bondoufle quand même, attention, il n’y a pas non plus tromperie sur la marchandise, mais ce sera aux pages 143-147. Je le précise pour les fans de Bondoufle qui n’achèteront le livre que pour leur commune préférée.

Le but de ce récit est de suivre la limite entre la ville et la campagne. Faire le tour de Paris d’une manière psychogéographique : suivre la ligne qui marque la fin de Paris. Marcher sur la zone qui opère le passage de l’urbanisation parisienne à la campagne française. Le projet n’est pas nouveau mais il reste intéressant et surtout, c’est un régal de lecture.

Pour parler de ce livre, on est tenté de dresser un inventaire de tout ce que le marcheur rencontre et voit : des champs de maïs, des camps de Roms, des fermes, des cèpes, des prisons, des décharges sauvages, des ronds-points, des chemins aux noms incroyables, des chasseurs qui forcent le narrateur, pour ne pas se prendre une balle, à traverser un champ en chantant comme un dément.

Idéalement, la route qu’emprunte le randonneur Rolin est une départementale bordée de pavillons d’un côté, et de champs de culture de l’autre.

La plupart des lieux traversés, Rolin y est allé deux fois bizarrement. Il ne cesse d’écrire « la première fois que je suis entré à … » ; « Le fait est qu’un an plus tard, dans les premiers jours d’août 2020, repassant par le même chemin, je constaterai que … » (38) ; « Après deux tentatives de sortie de Cergy par la campagne … » (70). Ces dédoublements fantomatiques ajoutent à l’ambiance globalement mystérieuse et presque fantastique de La Traversée de Bondoufle. On sait que tout est vrai, vérifiable, et pourtant tout est nimbé d’une poésie surréelle.

Et juste avant que je franchisse ce pas, je vis se profiler au-dessus de moi la silhouette de ce que dans ma confusion je pris tout d’abord pour un très petit chevreuil, et qui s’avéra être un lièvre gigantesque, au moins vu sous cet angle, en contre-plongée et se détachant sur un ciel clair

Jean Rolin, La Traversée de Bondoufle, P.O.L, 2022, p. 112.

Le narrateur est seul la plupart du temps, sauf quand il est accompagné de cette femme cryptique appelée « Celui des Ours », vestige du roman précédent. Il est souvent seul, parfois invisible et parfois clownesque, burlesque et objet de moqueries. Certaines scènes sont dignes du cinéma muet. Par ailleurs, si l’auteur n’a peur de rien quant à son style, le narrateur a toujours peur qu’un malheur lui arrive, qu’un délinquant l’agresse, qu’une chienne lui morde les mollets. La raison de cette peur est toujours la même depuis les premiers livres de Jean Rolin : il n’a rien à faire là, ceci n’est pas un territoire touristique, ni un chemin de randonnée, il peut gêner par sa seule présence. En témoignent les mots qui figurent sur la quatrième de couve.

Car à vrai dire, en cette chaude journée de septembre, il n’y a guère que moi à traîner sans raison dans les parages.

Jean Rolin, La Traversée de Bondoufle, quatrième de couverture.

Et il finira bien par y avoir une « algarade », un « incident sérieux » avec « un de ses semblables » qui ne supporte pas qu’on se permette de marcher sur un de ces chemins. Mais cette bagarre qui est annoncée comme un teaser plusieurs fois dans le corps du texte, il faudra attendre les dernières pages du livre pour en lire la relation et elle sera décevante car (spoiler alert !) les deux hommes n’en sont pas venus aux mains finalement.

Chaque court chapitre est un délice de lecture. Tout à l’heure j’ai dit « régal de lecture », ce n’est pas tout à fait pareil. C’est le style, le phrasé de Rolin, qui fait toute la différence, c’est pourquoi on aimerait lui laisser la parole. Il faut citer ces moments où l’on se prend à rigoler à propos de chevaux et de haras :

… la traversée d’un cavalier. Lequel m’accusa au passage d’avoir fait peur à son cheval, mais sur un ton si outrageusement snob qu’il ne pouvait s’agir que d’une parodie. En m’éloignant dans la direction de Poissy sur le chemin de la Bidonnière, je ruminais l’incident minuscule qui venait de se produire, me demandant si le cavalier avait effectivement voulu rire en s’adressant à moi sur ce ton.

Ibid., p. 94-95.

C’est ainsi qu’est dressé le portrait d’une France périurbaine qui ne manque pas de charme, qui est un peu dégueulasse par endroits mais qui n’est pas à feu et à sang. Une France où l’on ne rencontre pas grand-monde, au fond, et où les animaux prennent bien plus de place que les humains.

Jean Rolin se fait arpenteur de la limite ville-campagne sans juger, sans fermer les yeux sur les choses désagréables, politiquement incorrectes, mais en essayant de ne pas tenir de discours politique sur les évolutions du pays et de ses territoires. Certains y verront la preuve que la décadence du pays est bien en marche, d’autres que la France semble être un pays est en paix et plutôt harmonieux. Voyez les toutes dernières lignes :

Dans les jardins se voyaient des cerisiers dont certains étaient chargés de fruits, une circonstance assez rare, cette année-là, en raison des gelées tardives. Et toujours une grande abondance de roses. En approchant de ce bois que la carte au 1/25 000e désigne comme le bois d’Amour, il me sembla entendre des coups de feu, puis j’observai le vol ondulé d’un pic-vert. En contrebas de la route, juste avant le bois, un chemin que je n’avais pas encore emprunté filait droit au milieu des blés.

Jean Rolin, La Traversée de Bondoufle, p. 201.

Des revues universitaires

C’est toute une affaire de publier dans cette revue canadienne. On fait relire votre article par des experts au moins trois fois, on vous dit de procéder à toute sorte de modifications, en général pour le bien de l’article.

L’intérêt, pour moi, de faire tous ces efforts pour cette revue, c’est qu’elle bénéficie d’un classement international remarquable. Pour les universités asiatiques et moyen-orientales, ce détail est d’une importance capitale.

Au final, l’article est amélioré mais pas meilleur que ce que vous publiez dans des revues moins regardantes et moins prestigieuses.

Deux auteurs de voyage, un amateur et un professionnel

Quand le professionnel vous fait détester le monde, écouter l’amateur qui vous le fait aimer.

Le sage précaire.

Voici deux livres dont j’ai déjà parlé séparément, semblables à bien des égards et au destin opposé. Dans les deux cas, un homme arrivé à l’âge mûr décide de raconter un long voyage, à pied ou à vélo, effectué dans une région du monde moins industrialisée que la France.

L’un est un amateur, médecin à la retraite passionné de lecture et d’écriture. L’autre est un professionnel de l’écriture qui a passé sa vie dans le journalisme et les médias. L’un a publié chez L’Harmattan, avec ce que cela charrie de préjugés, l’autre avait déjà un contrat d’éditeur avec les éditions Phébus avant même de partir et de commencer à écrire.

Sur le même thème, lire Peut-on être randonneur et écrivain ? Longue Marche de Bernard Ollivier
La Précarité du sage, 2007.

Naturellement, vous n’avez jamais vu le livre de Denis Fontaine, dans aucune librairie ni aucune bibliothèque, vous n’en avez jamais entendu parler et n’avez pas vu son nom sur les programmes des festivals de livres de voyage. En revanche, celui de Bernard Ollivier a fait l’objet de nombreux comptes rendus dans la presse, à la télévision, sa présence a été longuement soutenue par un système médiatique bien rôdé. Une citation tirée du Monde des Livres apparaît même sur la couverture de son édition de poche, preuve supplémentaire que l’un des deux auteurs a « la carte », qu’il est adoubé par les instances de légitimation. Ces instances (édition, presse, librairie, prix, événementiel) forment un système qui professionnalise quelques auteurs et quelques produits.

Pour ce qui est de la qualité littéraire, le meilleur des deux récits est celui de l’amateur, et non celui qui a bénéficié de toute cette légitimation. L’auteur le plus intéressant du point de vue littéraire est l’auteur obscur publié chez l’éditeur déprécié. Je vous laisse le loisir d’aller voir par vous-même. La Précarité du sage se pose comme pôle de légitimation littéraire à lui tout seul. Lisez sans a priori les deux livres et décidez lequel des deux mérite le plus la publicité et la presse. Les deux sont écrits avec franchise et simplicité, mais celui de Denis Fontaine est mieux construit, plus tenu. Paradoxalement, c’est chez l’amateur qu’il y a le plus de « métier », plus de maîtrise des codes d’écriture. Mais ce n’est que mon avis et je suis ouvert à tout avis contradictoire. Simplement, cher lecteur, si tu veux me contredire, il te faudra faire l’effort d’aller explorer ce terrain vague qu’est l’édition non balisée, l’écriture non légitimée par le système médiatique.

Ce qui est indiscutable en revanche, c’est l’aspect idéologique et intellectuel, bien plus intéressant chez l’amateur que chez le professionnel. Alors que l’expert journaliste méprise les Chinois et dédaigne d’apprendre même des rudiments de mandarin, le médecin lettré montre un véritable intérêt pour les Algériens et accepte avec patience les rodomontades de certains membres des forces de l’ordre qui veulent en remontrer aux voyageurs occidentaux.

Le professionnel, et on retrouve cela chez les « nouveaux explorateurs » du genre Tesson, Poussin et Franceschi, n’hésite pas à lancer des jugements de valeur dignes de touristes qui sortent pour la première fois de leur bled. Exemple, il entre en Chine avec un préjugé négatif : « Les Chinois ne sont pas connus pour leur hospitalité ». Ce n’est déjà pas glorieux d’écrire des clichés éculés comme celui-ci, mais on devrait s’attendre d’un voyageur qu’il aille au-delà de ses préjugés. Bien au contraire, Bernard Ollivier ne fera que les accentuer :

En passant la frontière je suis tombé dans un autre monde. Tomber est bien le mot. Comme dans un puits.

Bernard Ollivier, Longue Marche, III, Le vent des steppes, p. 129.

C’est chez l’amateur, à l’inverse, que vous jouirez d’une approche proprement voyageuse, sans jugement personnel, qui essaie de comprendre la vie des gens.

Dernière chose : le professionnel aime montrer qu’il est lui-même objet de curiosité. Il se brosse les dents, les jeunes gens s’agglutinent en face de lui pour le regarder : « Pour eux le spectacle est si extraordinaire », ibid., p. 130. On ne saura rien sur les gens qui habitent là. L’écrivain voyageur professionnel semble satisfait de nous en rapporter ce presque rien qui fait de lui, le voyageur professionnel, le centre du spectacle.

Sur le même thème, lire Traverser à vélo l’Algérie des années 1980

La Précarité du sage, 2022.

Vous ne lirez rien de tel chez Denis Fontaine, qui n’a pas peur de parler de lui pour être plus apte à rencontrer les autres. Nulle part dans son récit le voyageur est plus intéressant que les personnes rencontrées dans le voyage, et au final il a su donner l’impression d’être un homme modeste, courageux et ouvert au monde.

Conclusion : il est urgent d’inverser les jugements de valeur sur le professionnalisme et accorder davantage de confiance aux amateurs. Les instances de légitimation ne sachant plus où donner de la tête, la qualité ne se trouvera pas forcément où on la cherche.

Amateurs et Professionnels de l’écriture

Lettre de ma soeur qui pensait n’avoir jamais écrit. Lettres du Brésil, 2015.

Pour choisir les livres que vous achetez et lisez, vous suivez des critères inconsciemment : vous êtes sensibles à l’apparence de la couverture car les apparences disent beaucoup de choses sur le sérieux de l’entreprise. D’un simple coup d’oeil vous déterminez si l’écrivain est fiable, et cela se détermine à des éléments extérieurs au texte, ce qu’on appelle le « paratexte ». La couverture est bien faite, donc l’éditeur est un professionnel. L’objet se trouve dans une librairie cossue du centre ville, donc c’est une affaire de professionnels. Un bandeau rouge couvre le livre indiquant éventuellement un prix littéraire, donc la chose est légitimée par la profession.

Le contraire absolu de ce professionnalisme, c’est le blog. J’ai rencontré beaucoup de lecteurs qui, bien que lecteurs de La Précarité du sage et inspirés par certaines de ses pages, ne le considèrent pas comme une lecture à part entière.

Une lettre d’un voyageur à son père. Lettres du Brésil, 2015.

Il est temps de faire l’éloge de l’amateurisme. Être un amateur ne signifie pas être moins bon qu’un professionnel, bien au contraire, cela signifie « agir par amour », par inclination. Cela implique qu’on ne cherche pas à être payé, mais pas qu’on ait peu de connaissance ni moins de talent dans le domaine en question.

Sur ce sujet, lire Intellectuel amateur contre Chercheur professionnel

La Précarité du sage, 2008

Gardons cela à l’esprit : nos écrivains préférés étaient pour la plupart des amateurs qui vivaient d’autre chose que l’écriture. Montaigne, Pascal, Descartes, Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Diderot, Nerval, Baudelaire, Stendhal, Flaubert, Verlaine, Rimbaud. Aucun d’eux ne vivait des ventes de leurs livres. Vous allez me dire que je joue avec les mots car Il faut comparer ce qui est comparable et prendre en considération le contexte économique, culturel et industriel de la France du XXe siècle.

Voici pour le XXe siècle : Marcel Proust était un écrivain amateur qui gagnait sa vie comme rentier et homme d’affaires. Guillaume Apollinaire était un poète amateur qui gagnait sa vie comme journaliste. En revanche, l’anarchiste Octave Mirbeau, l’antisémite Drumont ainsi que le nationaliste Maurras étaient des écrivains professionnels, car ils vendaient beaucoup de livres.

Chez les écrivains géographes d’aujourd’hui, Antonin Potoski est un écrivain amateur qui gagne sa vie dans un emploi mystérieux et obscur, alors que Tesson, les époux Poussin ou Franceschi vendent assez de livres pour vivre de leur plume, ce qui fait d’eux des professionnels.

Pour en avoir le coeur net, j’ai lu des auteurs best-sellers comme Nothomb, Musso, Lévy, Grimaldi, etc. Ne perdez pas votre temps, vous imaginez que ça ne vaut pas grand chose et c’est en effet de la merde. Concentrons-nous sur les auteurs qui valent quelque chose.

Parmi eux, aujourd’hui, les écrivains professionnels ne vendent pas assez de livres pour générer un revenu digne de ce nom mais jouissent d’à-valoir et de contrats d’éditeurs qui mensualisent leurs revenus. Il sont donc obligés de publier un livre par an pour honorer leurs contrats. Comme cela demeure modeste, ils courent après les bourses, les prix littéraires, les résidences et les aides en tous genres. Ils font une cour humiliante aux journalistes pour obtenir une visibilité toujours décevante. Ce n’est pas une vie pour eux et cela ne constitue pas, pour nous, un patrimoine littéraire de grande valeur.

Alors le sage précaire revendique son statut d’amateur et d’écrivain blogueur. Et surtout, il met sa confiance de lecteur en ceux qui écrivent par amour, de manière désintéressée, car les chefs d’œuvre sont sortis de cerveaux en vacances.

Le souffle des Andes. À quoi tient un succès de librairie

Retour des pays chauds, je me rends à la librairie Sauramps de Montpellier où je découvre, à ma surprise, que le rayon de littérature des voyages se trouve près de l’entrée principale. Que se passe-t-il dans le genre ces temps-ci ? Y a-t-il un livre géographique incontournable qui fait fureur ? Un.e auteur.e étonnant.e qu’il faudrait découvrir toute affaire cessante ?

Le libraire me fait faire le tour des nouveautés et je fais l’acquisition d’un beau livre de Claudio Magris, d’un récit écrit à quatre mains d’Éric Faye et de Christian Garcin, d’un essai polonais sur les oiseaux d’un certain Stanislaw Lubienski. Le libraire me recommande avec énergie Le Souffle des Andes de Linda Bortoletto. Il a été vraiment touché par l’écriture de cette femme qui fut violée lors d’une randonnée en Turquie et qui cherche la guérison dans une autre randonnée en Amérique du Sud. Je me laisse convaincre car je m’intéresse aux voix féminines et aux questions de la santé dans le récit de voyage.

Comment ai-je pu me laisser piéger aussi facilement ?

Il est pourtant évident qu’on sait tout à l’avance. Dès qu’on vous raconte le pitch, vous savez ce que vous allez trouver dans le livre et, en effet, il n’y aura aucune surprise ni aucun émerveillement. Il ne manquera aucun poncif de la littérature commerciale du voyage. La stratégie de démarcation est assumée quand la voyageuse rencontre des Français qui regardent des blocs de glace qui « se détachent d’un iceberg » :

Comme nous, ils se détachent de la masse.

Linda Bortoletto, Le Souffle des Andes, Payot & Rivages, coll. « Voyageurs », 2021

Vous lecteurs, je vous le dis tout net, vous êtes dans la masse, et vous l’êtes jusqu’au cou. Que dis-je, vous êtes la masse, vous êtes cette chose compacte et gluante dont il faut se détacher si l’on veut réussir sa vie. Les âmes d’élite n’ont que faire de votre vie sédentaire et endormie.

On trouvera aussi des clichés par centaines sur le désir, la vie, la mort et l’amour. Une page entière sera consacrée à l’amour et sur le fait que Linda B. a retrouvé l’amour, mais le lecteur borné que je suis sera étonné de lire qu’elle est une amoureuse sans objet ; elle est amoureuse de la vie.

Enfin que serait un récit de voyage des nouveaux explorateurs sans les habituels couplets sur la liberté.

Le vent souffle, encore, toujours. Il est froid, puissant. Libre.

Ibid.

À la fin, vous le savez, l’aventurière aura soigné sa douleur et elle sera devenue une autre en devenant elle-même. Ou inversement, elle sera devenue elle-même en devenant une autre. On ne dévoile rien quand on dit que la narratrice trouvera la paix intérieure et la sérénité. La randonnée comme exercice de spiritualité. On a lu cela des centaines de fois. Écoutez, si ça marche (sans jeu de mots), pourquoi se priver ?
Cette histoire est réelle et elle consiste en ce que les Américains appellent le Story telling. L’auteure utilise son histoire de manière à obtenir des suffrages.

En l’espèce il s’agit de vendre des livres, à quoi s’ajoutent des stages de toutes sortes. Il n’y a plus qu’à élargir le business model pour se lancer dans des huiles essentielles, des godasses de randonnée végétaliennes ou des produits de beauté spécial résilience.