Ce qui me frappe depuis le début des mouvements sociaux en Tunisie et au Maghreb, c’est que la France y est absente. On lui reproche toujours de ne pas être assez critique vis-à-vis des dictateurs. Incidemment, ce que je note, c’est que personne ne dit plus que les malheurs des Tunisiens viennent de l’ancien colonisateur.
Le chômage des jeunes, la hausse des prix, l’absence de liberté politique, la concurrence chinoise, tout ce dont souffre la population est peut-être liée à l’histoire coloniale, mais de manière trop indirecte, trop lointaine pour qu’on en parle sérieusement.
La gêne des politiques français n’a d’égale que celle de tous les Français d’origine tunisienne qui peuplent les médias français. Ils se taisent, ou se sont longuement tus. Pourquoi ? Ils ont des maisons là-bas, c’est-à-dire qu’ils se sont parfaitement bien accommodés du régime de Ben Ali. Tout de même, ils auraient pu profiter de leur tribune médiatique pour dénoncer ces régimes non ? Une fois de temps en temps, par solidarité. Ils ont donc un peu honte d’eux-mêmes tout en étant fiers de leurs compatriotes.
Plus profondément, ce que leur gêne nous dit, c’est ceci : avant la « révolution de jasmin », il était préférable de ne pas critiquer trop ouvertement la dictature de Ben Ali, non pas seulement parce qu’il était un rempart contre l’islamisme, mais parce qu’il ne fallait pas paraître regretter l’indépendance. À un certain niveau de conscience, critiquer un des régimes du Maghreb, c’était courir le risque de donner raison aux nostalgiques de l’Algérie française, c’était apporter de l’eau au moulin de ceux qui disent qu’ « ils » ne peuvent pas se gouverner tout seuls.
Les Européens aussi étaient mal à l’aise. Les Européens préféraient le discours confortable de la victimisation, qui consistait à dire que tout était de la faute de la colonisation. Finalement, cette obsession de la colonisation a été un rempart idéologique assez efficace pour éviter que les dictatures du Maghreb et d’Afrique ne se sentent visés par la vindicte populaire internationale.
Or, ce sont les Tunisiens eux-mêmes qui se révoltent maintenant, et qui n’ont pas de complexe vis-à-vis de la France. Ils ne craignent plus de passer pour des pro-français car cela n’aurait aucun sens. Les Tunisiens nous montrent qu’ils sont bien en avance sur nous et nos approches postcolonialistes des problèmes actuels.
L’impression que tout cela me laisse est que les études postcoloniales, appliquées aux cultures et aux sociétés africaines, sont déjà dépassées, et qu’elles le sont depuis longtemps. Pour comprendre ce qui se passe en Tunisie, on est obligé de prendre en compte la diversité de la population actuelle, ses classes sociales, son élite bourgeoise qui a soutenu les manifestations dès la première heure, son niveau général d’éducation, son utilisation des « nouvelles technologies ». La situation d’ex-colonisée de la Tunisie n’éclaire presque rien, n’apporte apparemment rien au débat.
Le poète et essayiste Adbellawab Meddeb, dans une tribune au Monde d’aujourd’hui, résume assez bien la situation intellectuelle dans laquelle cette « révolution du jasmin » nous plonge : « Il semble que les événements de Tunisie devraient nous éviter un double tropisme : celui du paternalisme de la décolonisation et celui de la pensée différentialiste et hégémonique qui divise le monde en centre et en périphérie. » Que ce soit l’immolation de Mohamed Bouazizi dans le village de Sidi Bouzid, ou le rôle de la blogosphère, tout se passe à la phériphérie et dans la déterritorialité. Et quand on cherche un centre, par rapport à cette périphérie, on l’imagine plutôt dans la relation Chine/Etats-Unis, ou Europe/Afrique, ou Occident/Islam, mais certes pas à Paris.
La territorialité, dont les soulèvements ont contesté la préséance, ce n’est pas la France, c’est l' »appareil d’Etat » (pour parler comme Deleuze). Et la déterritorialisation, produite par les anonymes tunisiens, est le résultat d’une machine de guerre (encore Deleuze) créatrice d’un discours qu’on a encore du mal à entendre car il dit des choses incertaines, subversives et nouvelles.
C’est peut-être la fin du fantôme de la colonisation, la fin de la postcolonie, et certainement la ringardisation des études postcoloniales.