Pour terminer cette série sur la laïcité, qui a commencé, je le rappelle, avec une petite réflexion sur Emmanuel Kant, je propose d’organiser un référendum qui poserait aux Français la question suivante :
Voulez-vous un jour de congé supplémentaire pour que la nation reconnaissante fête avec ses frères musulmans la deuxième religion de France, à l’occasion de l’Aïd al Fitr ?
Tous les ans, à la fin du ramadan, les Français pourraient avoir un week-end prolongé grâce au vendredi qui suit l’aïd. Les écoliers et les employés du service public se réjouiraient. Les professionnels du tourisme verraient soudain d’un bon oeil cette religion musulmane qui leur permet de remplir les hôtels et les restaurants, alors qu’elle n’est présentée d’ordinaire que d’une manière négative.
Vous m’avez bien lu, je ne demande pas une loi, mais un référendum. J’aimerais voir les Français débattre sur cette idée d’un jour de congé supplémentaire et de la place joyeuse que doivent prendre les musulmans dans notre nation.
Quoique. Les arguments identitaires pleureraient sur nous comme une averse interminable. Les économistes orthodoxes expliqueraient que les Français travaillent déjà trop peu et qu’il faut au contraire augmenter les nombre d’heures au boulot pour soigner notre compétitivité. Les musulmans seraient à nouveau associés à des clichés de paresse. On les accuserait de tirer au flanc alors que tout ce qu’ils demandent est qu’on leur fiche la paix.
Non, finalement, le mieux serait une loi autoritaire, à la française, couplée à l’abrogation de la loi sur la laïcité de 2004. Le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas. Les signes religieux sont de retour. Comme je l’ai déjà écrit en 2010, nous serons encouragés à accueillir les plus belles mosquées. Toutes les confessions sont invitées à célébrer dans la joie et les couleurs. Nos villes et nos villages connaîtront un âge de renaissance.
Dans les films et les séries, on voit des classes de lycée où des filles sont voilées, et on s’étonne après cela que les jeunes Français soient défavorables en majorité à la loi de 2004 sur les signes religieux à l’école. Ils ne voient tout simplement pas où est le problème.
Chez nos voisins et partenaires, personne ne comprend la France et personne surtout ne pense que la France est efficace sur le plan du fondamentalisme religieux.
Les pays anglophones et scandinaves, pour ne parler que d’eux, sont pragmatiques. Ils apprécient une situation et ils agissent en conséquence de ce qu’ils observent. Ils acceptent les signes ostensibles d’appartenance religieuse car il a été prouvé que cela ne provoquait aucune tension. Par ailleurs, ils prennent au sérieux les crimes, les violences et les attentats. Ils traitent cette question avec pragmatisme aussi. Ils ne sont pas naïfs, ils ont des espions partout, ils renseignent, ils contrôlent, ils préviennent les passages à l’acte.
Ce que les Français doivent comprendre, simplement, c’est que nos partenaires distinguent les questions religieuses et les questions de sécurité. Une mosquée, pour eux, n’est pas un nid de fanatiques. C’est juste un lieu de prière. Quand ils cherchent une bombe ou un malfaiteur, ils ne sont pas distraits par des collégiennes qui portent un turban sur la tête et des manuels de sciences dans leur sac-à-dos.
D’expérience, ils savent que ce n’est pas dans les mosquées que les jeunes se recrutent pour aller au Jihad. Ils évaluent l’expérience française d’interdiction au nom de la laïcité, et ils décident de ne pas suivre notre modèle.
Le moment le plus frappant de la journée « laïcité » fut cette réflexion menée par un professeur que je ne connaissais pas, un collègue qui s’occupe de classes d’élèves en difficulté : « Cela fait vingt ans que j’enseigne et que je vois mes enfants grandir. Selon moi les valeurs de la république ne sont pas menacées au premier chef par les musulmans. La pression que je vois s’exercer sur nos jeunes, c’est la pression du marketing, des grandes entreprises pour faire d’eux de dociles consommateurs. L’islam politique dont vous nous parlez, je ne dis pas qu’il n’existe pas, mais ce n’est pas la pression la plus grave qui menace l’ordre républicain. »
Les formateurs ne surent pas que répondre. J’ai même eu la sensation que les formateurs ne comprenaient pas les paroles de mon collègue. Pourtant, il était clair et concret. Les formateurs furent au contraire approximatifs et abstraits, c’est sans doute pour cela qu’ils ne sont pas entendus.
Dans les collèges et les lycées de France, l’État demande des formations de grande ampleur sur la laïcité. L’État français craint que les « valeurs de la république » soient piétinés par des fondamentalistes, alors les professeurs et tous les personnels de l’éducation nationale sont invités à suivre des sessions de formations très longues. Cela peut durer des heures, et cela peut occasionner des journées banalisées pour les élèves.
Ecoutez, chers élèves, restez chez vous, vos profs ont autre chose à faire. Ils doivent se former à la laïcité. Il paraît qu’il y a des centaines d’ « atteintes à la laïcité » chaque année. La république serait donc en danger et les instances les plus hautes de l’État décident qu’il y a urgence de remettre les points sur les i. Il paraît que la plupart des professeurs ne se sentent pas « armés » pour en parler aux élèves, qu’ils ne sentent ni « légitimes », ni assez « informés » sur ce sujet.
L’impression qui ressort de cette journée de formation est que professeurs et élèves comprennent, acceptent et appliquent la laïcité, et n’ont pas besoin de formation pour cela. En revanche il apparaît qu’ils ne comprennent pas bien la loi de 2004 sur les « signes religieux » à l’école, et ils ne la comprennent pas parce qu’elle est en effet incompréhensible. Ce n’est pas le peuple qui a besoin de formation, c’est la loi qui est mal pensée et qui ne pourra jamais être assimilée par le peuple.
Les signes et tenues qui sont interdits sont ceux dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse tels que le voile islamique, quel que soit le nom qu’on lui donne, la kippa ou une croix de dimension manifestement excessive
Bulletin officiel, mai 2004.
Qu’est-ce qu’une dimension « manifestement » excessive ? Et pourquoi faut-il interdire des signes qui manifestent une appartenance religieuse ? En quoi cela nuit-il au principe de la séparation de l’Église et de l’Etat ? On le sait depuis les débats de 1989, le but est simplement de stigmatiser les musulmans sous couvert de défense des valeurs républicaines.
Les formateurs étaient des gens charmants et compétents, mais ils ne pouvaient répondre au malaise des personnels qui ne supportaient pas le climat raciste qui pèse sur eux.
Un enseignant fit une remarque très pertinente qui mit en crise le dispositif des formateurs. « Votre diapositive montre trois colonnes, qui s’intitulent « Liberté », « Egalité » et « Séparation ». Vous avez escamoté le troisième mot de notre devise, « Fraternité », et à la place vous avez mis son contraire, la « séparation ». Nous, au quotidien, on essaie de faire de la fraternité et c’est de cela que nos élèves ont besoin, alors que vous nous encouragez à séparer. »
Un autre collègue rappela que l’Islam « ne venait pas d’ailleurs », mais était une religion française par la volonté de l’État français. « Cela fait plusieurs fois que vous dites quelque chose qui me choque : en 1905 la république ne reconnaît que les formes de christianisme et le judaïsme. Mais vous occultez qu’en 1905 la France est un empire colonial qui a conquis des territoires habités par des musulmans. L’islam est de facto une des religions de France depuis des siècles. »
Un professeur de sport, plus tard, a confessé avoir accepté qu’une fille en burkini apprenne à nager. Il a demandé aux maîtres nageurs de « fermer les yeux ». Il était tout penaud : « À la fin, la petite a réussi à nager, donc j’étais satisfait, mais j’étais hors la loi ». Il demandait presque pardon alors qu’il aurait dû être récompensé pour son action humaine et pédagogique.
Et cela n’arrêtait pas, et les formateurs n’avaient pas les mots.
Le documentaire de Thomas Legrand est très intéressant car il montre bien que la question du voile sur les cheveux est une question interne à la gauche.
Les gens de droite, eux, sont très sereins quand il s’agit de restreindre les libertés des étrangers, des immigrés, des pauvres et des musulmans. Cela ne fait pas de débat à droite. Quand on se dit de gauche, en revanche, c’est souvent avec l’idée qu’il faut soutenir les plus défavorisés, et les musulmans sont les plus discriminés en France, ceux qui gagnent le moins d’argent, ceux qui ont le moins de pouvoir.
Donc, en 1989, quand deux jeunes filles de Creil sont allées à l’école avec un fichu sur les cheveux, et que le proviseur les a exclues, les choses auraient pu en rester là : la droite est pour opprimer les musulmans, et la gauche les défend. Malheureusement pour la santé de la France, c’est la gauche qui était au pouvoir à ce moment-là et il a fallu que ce soit elle qui agisse et réglemente. Le reportage montre bien le malaise. La plupart des gens de gauche n’ont pas de problème majeur avec ces filles voilées. Mitterrand (président) les trouve mignonnes, Rocard (premier ministre) s’en fout, Jospin (ministre de l’éducation) explique à l’assemblée que le droit à l’instruction doit primer et qu’il faudra accepter les filles voilées à l’école. Toute la gauche pense qu’il n’y a là aucun risque pour la république.
C’est alors qu’intervient une réaction extrêmement musclée de la part d’une gauche qu’on n’avait pas vue venir : les Badinter, les Finkielkraut, tous ces gens qui, depuis, ont quitté la gauche et sont devenus de droite et d’extrême-droite. Ils trouvent les mots pour retourner l’opinion de la gauche. Ils expliquent qu’au nom du féminisme il faut interdire le voile qui est un signe de soumission de la femme.
Ils expliquent que ces filles étaient manipulées par des musulmans radicalisés.
Ils expliquent que les filles musulmanes « nous appellent au secours » et veulent être protégées de leur famille, de leur quartier, de leurs grand frères. Et nous, pauvres de nous, nous les avons crus.
Moi-même, j’ai été convaincu par ces arguments qui me paraissaient beaux et paradoxaux : interdire aux filles de s’habiller comme elle veulent pour les protéger et leur garantir la liberté de conscience. Il faut être con pour penser cela, me direz-vous, et c’est vrai, j’ai été ce con intello et sûr de ses valeurs.
C’était raciste de ma part, mais j’avoue que j’y ai cru. Quand le débat est revenu sur scène, dans les années 2000, j’étais professeur de philosophie au lycée français d’Irlande, et je me souviens de mes discussions avec mes amis irlandais dans les pubs. Mes amis ne comprenaient pas la France, ils pensaient qu’on pouvait laisser les filles s’habiller comme elles voulaient. Je les traitais de naïfs et j’essayais de leur faire la leçon sur les valeurs de la république, la laïcité et le risque des religions.
Ce reportage qui met tous ces débats en perspective nous permet de comprendre que nous avons été floués. On nous a menti, on nous a manipulés. Elizabeth Badinter était dans l’erreur mais elle était sincère en tant que bourgeoise effrayée par les maghrébins. Caroline Fourest, elle, a carrément menti pour remporter la mise. Elle prétendait que dans les auditions, les filles musulmanes demandait anonymement l’interdiction du voile pour sauvegarder un espoir de liberté.
Trente-cinq ans après l’affaire de Creil, vingt ans après la loi sur les fameux « signes ostensibles » d’appartenance religieuse, nous avons pu prendre du recul, voyager, lire, nous cultiver, rencontrer des centaines de musulmans. Le bilan est simple : on s’est fait avoir. Les filles ne demandaient pas notre aide, en tout cas pas une aide sous forme d’interdiction vestimentaire. Les musulmans s’intégraient à notre nation malgré notre hargne à les persécuter et à les fliquer, malgré notre suspicion quant à leur rapport aux femmes, jusqu’à l’intimité de leurs filles.
Trente-cinq ans après, que sont devenues ces deux jeunes Françaises voilées de Creil ? Qui se soucie d’elles ? Moi, je pense à elles.
Publié en 1925, Roux le Bandit raconte l’histoire d’un déserteur. Le jeune Roux décide de disparaître dans les montagnes des Cévennes lorsque la France mobilise sa population pour aller se battre contre l’Allemagne dans ce qui va devenir la première guerre mondiale.
On comprend immédiatement combien cette histoire m’a charmé dès que mon ami Peter me l’a racontée. J’ai lu ce roman en 2012, lorsque je vivais moi-même dans une cabane cachée dans les montagnes cévenoles. Il était impossible de ne pas identifier le sage précaire quadragénaire et le héros trentenaire de 1914. Un siècle me séparait de Roux, et bien qu’il dût vivre une épreuve difficile et dangereuse, je me sentais proche de lui.
Au tout début, les Français partaient à la guerre la fleur au fusil et pensaient être de retour dans leur ferme quelques mois plus tard. C’est pourquoi les fermiers du roman racontent l’histoire en insistant sur le mépris qu’ils ressentaient vis-à-vis de Roux, quand ils s’aperçurent que le jeune paysan manquait à l’appel, qu’il s’était évaporé dans la nature.
Pendant le premier tiers du roman, peut-être la moitié, les Cévenols traitent Roux de lâche et le méprisent pour avoir cédé à la peur. Alors que les jeunes de la région se faisaient tuer ou blesser sur le champ de bataille, les vieux du village lui reprochaient de mener la vie de bohème et de tirer au flanc.
Mais la guerre s’éternisa et les Français se sentirent floués, trahis par leurs élites encore une fois. Déserter, finalement, n’était plus considéré comme une option aussi monstrueuse. C’est l’Etat qui est monstrueux et, dans des circonstances extrêmes, la désobéissance civile peut être la seule alternative à la barbarie. C’est ce que raconte le roman d’André Chamson à l’époque où l’auteur est pacifiste. Plus la guerre dure dans le temps, plus les paysans acceptent la fuite de Roux. Ils finissent par avoir des contacts avec le fugitif et, petit à petit, on comprend ses motivations : c’est un objecteur de conscience qui fuit la guerre par fidélité pour sa religion. Aujourd’hui, si le même héros était musulman et non protestant, on dirait de lui qu’il est « radicalisé » car il place sa foi au-dessus des lois de la république.
Homme des bois cévenol, déserteur de 14-18. Source inconnue.
Roux a vraiment existé, mais dans une région située plus au nord, en Lozère. Grosse différence entre le vrai Roux déserteur et le personnage de fiction : Alfred Roux ne parlait pas de religion, il se défendait avec des armes et n’attira jamais la sympathie des Cévenols car il était un sauvage incommode.
Le célèbre historien des Cévennes, Patrick Cabanel, qui m’a déçu lors de sa conférence à la médiathèque du Vigan mais dont j’apprécie les écrits, affirme qu’il existe un exemplaire de l’édition originale signée par André Chamson et par Alfred Roux lui-même, ce qui accréditerait l’idée selon laquelle l’écrivain et l’ancien déserteur se seraient rencontrés.
Je vous invite à lire l’article de Cabanel sur Roux le Bandit, il est un peu foutraque mais dans le bon sens du terme : bien écrit, c’est de la recherche historique de qualité, créative et réflexive, avec des sources faciles mais pertinentes, et quelques documents qui paraissent légèrement apocryphes, tout ce qu’on aime dans les bureaux de la Précarité du sage. Voir, en ligne ou sur papier, Patrick Cabanel, « André Chamson : Roux le Bandit, la guerre et la paix », Bulletin de la Société de l’Histoire du Protestantisme Français (1903-2015), Vol. 160, LES PROTESTANTS FRANÇAIS ET LA PREMIÈRE GUERRE MONDIALE (Janvier-Février-Mars 2014), pp. 507-521, ici p. 510.
Connaissant cet historien, plus proche intellectuellement du Sage précaire que d’un scientifique incorruptible, je ne peux exclure qu’il ait purement et simplement inventé ce livre dédicacé, que personne n’a vu à part lui. Les historiens ont parfois aussi de ces envies de légendes et de mythes, comme le sage précaire les fait naître à sa façon.
Roux le Bandit doit donc prendre sa place dans la jeunesse des années 2020, après avoir plus à celle des années 1920. À l’heure des réformes iniques sur l’âge de la retraite, ce roman nous invite à réfléchir sur l’idée de retraite, de mises en retrait. Au temps venu des expérimentations de vie autonome et alternative, ce récit nous montre une vie d’insoumis pacifique et auto-suffisante. Le personnage de Chamson se débrouille tout seul, sans l’aide de la société, mais continue d’entretenir des relations d’entraide avec des vieux et des vieilles, il n’hésite pas à offrir son aide clandestinement à ceux qui le voient sur la draille ou dans les forêts. De ce point de vue, il me fait penser aux jeunes Arc-en-ciel qui vivaient en marge des villages et qui organisaient un système de solidarité inouï. C’est donc le roman des néo-ruraux qui cherchent quelque chose comme une résistance durable aux dérives du capitalisme.
Jeunes gens qui prônez la désobéissance civile, plutôt que de brandir des auteurs américains, lisez dans vos yourtes et exposez dans vos manifs de beaux exemplaires de Roux le Bandit, le roman des réfractaires non violents.
En 2021, le concours pour devenir professeur d’histoire géographie donnait ce très beau sujet de composition : « Les usages de l’écritures du XIIe au XIVe siècle (Angleterre, France, Italie, péninsule Ibérique) ». Le rapport du jury de ce concours est très instructif à tous les égards. Je recommande la lecture de ces rapports qui sont toujours extrêmement bien écrits, par des professeurs qui aiment leur métier, ou qui donnent envie de l’aimer.
Le sage précaire comprend de suite pourquoi on parle de « péninsule ibérique » au lieu d’Espagne : parce que la péninsule est arabophone à cette époque, qu’elle s’appelle Al Andalus, et que les musulmans y font régner une culture plutôt lettrée par rapport au reste de l’Europe occidentale. Les chrétiens y parlent en arabe. Les juifs aussi, et y vivent dans une sécurité relative ; relative mais plus grande que dans le reste de l’Europe occidentale, et surtout que l’Espagne conquise par les rois catholiques.
Avant de lire le rapport du jury, je rêvasse et je me demande comment traiter un tel sujet. Me viennent à l’esprit les textes connus de ces trois siècles : les chansons de geste, celles des troubadours, les grands récits de voyage de Marco Polo, de Guillaume de Rubrouck et de Jean de Mandeville. Je songe aux grands textes théoriques d’Averroès, de Maïmonide, de Thomas d’Aquin, de Duns Scott. Mon esprit divague et je salive à l’idée de lire le rapport du jury qui devrait, selon toute probabilité, éclairer ma lanterne.
Las, vous ne trouverez rien sur l’Europe arabophone. Cette phrase trahit le préjugé des historiens français :
La péninsule Ibérique est fragmentée en royaumes, nettement individualisés, portés par la Reconquista
Rapport de jury, Capes d’Histoire-Géographie
Portés par la Reconquista ? Ce mot espagnol n’est pas en italique dans le rapport alors même que le rapporteur se plaint du fait que les candidats omettent de souligner les titres et les mots étrangers. Signe peut-être que la guerre de conquête des rois catholiques est considérée comme tellement légitime qu’elle a été intégrée dans la culture française.
Le mot « arabe » n’apparaît qu’une seule fois dans le rapport du jury, pas à propos de l’Espagne mais de la Sicile :
un royaume de Sicile, fondé en 1130, caractérisé par un important syncrétisme entre influences byzantines, arabes et normandes.
Idem.
Cela me serre d’autant plus le coeur que j’ai beaucoup rêvé sur cette Sicile à la fois normande et arabe. J’utilise comme fond d’écran de mon ordinateur la fameuse carte du monde conçue en Sicile par Al Idrissi, sous le règne de Roger II. Devinez en quel siècle ? Au XIIe naturellement. Cette œuvre devrait apparaître dans la dissertation des futurs professeurs d’histoire.
Carte du monde d’Al Idrissi, orientée sud/nord, Sicile, 1154.
Hormis cette lacune, le rapport du jury est très instructif. On y découvre des textes intimes.
« La notion de scripturalité de l’intime renvoie aux écrits du for privé de l’époque moderne. Il s’agit d’une « scripturalité éphémère » ». « La « lettre d’amitié » de Jean de Gisors à Alice de Liste, petit billet du milieu du XIIIe siècle trouvé glissé dans un mur de Saint-Pierre-de-Montmartre lors de travaux de restauration, en est un témoignage exceptionnel. »
On y découvre surtout que le corps enseignant a encore beaucoup à faire pour penser l’Europe dans sa totalité, sans fermer les yeux sur des réalités pourtant incontournables. La conclusion, en toute logique, précise que la dissertation s’est réduite à la culture chrétienne, ce qui n’était pourtant indiqué dans le libellé du devoir.
Le XIIe siècle marque, dans l’Occident chrétien, non pas une apparition de l’écrit mais une nette progression de l’écrit par rapport à l’oral, et ce dans l’ensemble de l’Occident médiéval.
Cela fait plusieurs années que l’écrivain ne me fait plus d’effet. J’ai lu ses premiers romans avec plaisir, je ne le nie pas, mais je l’ai lâché au point de ne plus avoir même le désir de lire son dernier roman, même sous forme d’un petit plaisir coupable.
Il y a dix ans déjà, sa prose ne m’impressionnait plus. Déçu par La Carte et le territoire (prix Goncourt 2010), je trouvais qu’il était allé au bout de son inspiration : il ne lui restait plus qu’à se répéter pour se faire connaître et reconnaître par ceux qui n’avaient pas encore lu. Malgré cela, Soumission (2015) m’avait relativement plu. C’était intéressant d’imaginer la possibilité d’une islamisation de la France. La vision de l’islam n’y était pas très intelligente mais d’un point de vue romanesque, le dispositif fonctionnait plutôt bien.
En revanche, Sérotonine (2019), à mes yeux, ne présentait plus rien d’intéressant. L’auteur faisait du Houellebecq. Le personnage public devenait radicalement d’extrême-droite et il devenait évident pour tous qu’il n’avait plus rien à apporter au monde.
En ce qui concerne Anéantir (2022), la stratégie commerciale mise en place par l’auteur avait de trop grosses ficelles, cela n’avait plus aucun effet sur moi. Ce que j’ai entendu et lu dans les médias sur le roman m’a suffi pour m’en faire une idée. Le truc séduit exclusivement les gens qui n’ont pas lu les premiers romans de Houellebecq et qui n’ont pas d’appétence pour la déstabilisation qu’impliquent toute forme nouvelle, toute pensée originale, toute théorie novatrice. Houellebecq a fait le même chemin que Michel Onfray et Sylvain Tesson : il s’est laissé déporter vers la droite réactionnaire comme un voilier sans gouvernail, et il vend encore ses bouquins au petit million de Français qui ont de l’argent à ne plus savoir qu’en faire.
Sans connaître les chiffres diffusés entre professionnels de l’industrie du livre, il est facile de deviner la courbe des ventes des livres de Houellebecq : ascendante de 1994 jusqu’au pic du prix Goncourt 2010. Puis un plateau dû aux émotions provoquées par son livre sur l’islamisme paru en pleine crise terroriste. Et enfin une descente qui reste soutenue grâce au public nouveau attiré par son attachement explicite à l’extrême-droite catholique.
Heureusement pour son train de vie, Houellebecq détient ce qu’il faut pour attirer le public des gens riches, le seul encore capable d’acheter des livres : une célébrité durement acquise, des idées de beauf, une pensée facile à comprendre, une image de marque, une réputation, et enfin des livres-objets de qualité pour décorer les intérieurs cossus.
Ses revenus peuvent donc être assurés pendant encore vingt à trente ans avant que son oeuvre ne sombre dans l’oubli.
La laïcité, au XIXe siècle, était une valeur républicaine qui avait pour but de créer un espace public séparé des pouvoirs religieux. Fondée sur la philosophie du XVIIIe siècle, la laïcité devait garantir une vie politique émancipée de l’influence du pape, des évêques et des curés.
Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable.
Emmanuel Kant, Qu’est-ce que les Lumières, 1784.
En France, les religions minoritaires soutenaient à fond la laïcité car cette dernière était exclusivement dirigée contre le contrôle qu’exerçait l’église catholique. Les protestants et les juifs ont toujours été de fervents laïcards.
Depuis les années 2000, le terme de laïcité revient très fort sur la scène intellectuelle alors même que les gens désertent les églises, que le catholicisme français n’est plus que l’ombre de lui-même.
Le petit réseau de privilégiés « Conférence Olivain » a organisé une journée d’étude à Science Po l’année dernière sur le thème « S’emparer de la laïcité ». Guillaume Renée, président de la « Branche Jeune », prit la parole pour ouvrir le colloque. Diplômé de Science-Po, élève de l’ENS, chef de projet au ministère de l’intérieur, M. Renée en connaît un rayon sur la laïcité, sinon il n’aurait pas suivi ce brillant parcours ! Il explique ainsi pourquoi il était urgent de réfléchir sur la laïcité en ces années 2020 :
D’une part, la laïcité est un thème d’une actualité permanente. Une actualité parfois effroyable. L’assassinat du professeur d’histoire-géographie Samuel Paty, le 16 octobre 2020, nous le rappelle.
Voilà ce que nos élites ont fait de notre laïcité.
Avant, le risque dont il fallait se prémunir, c’était une église surpuissante qui pesait sur les consciences. Aujourd’hui on brandit la laïcité pour se protéger de meurtriers isolés.
En 1905, la laïcité servait à nous protéger d’une classe dirigeante, riche, privilégiée, conservatrice et même réactionnaire. Maintenant, l’élite nouvelle la porte en bandoulière pour incriminer des personnes marginalisées, pauvres et précaires.
En 1905, la république devait se défaire de l’influence d’une église organisée et hiérarchisée. Depuis les années 2000, l’élite veut nous faire croire que le danger vient de musulmans incultes qui ne prêchent dans aucune mosquée, qui ne comprennent rien à leur propre religion.
En 1905, le danger qu’il fallait éviter, c’était la scission du peuple français car toutes les personnes concernées, catholiques ou libre-penseurs, étaient français. Cent ans plus tard, les coups de boutoir dans la laïcité viendraient d’étrangers, sans-papiers, clandestins. Les assassins crient « Allah Akbar » avec la même conviction que l’immigré italien cria « Vive l’Anarchie » lors de l’attentat qui coûta la vie au président de la république Sadi Carnot dans les années 1890.
Que l’on compare une seconde les attentats de la troisième république et ceux qui sont commis par les imbéciles depuis 2015 : à l’époque ils ne se bornaient pas à tuer des innocents dans la rue ou des dessinateurs dans un immeuble. Ils lançaient des bombes dans l’assemblée nationale et ils tuaient des chefs d’État. Les institutions de la république pouvaient sentir le danger.
Quand la France connut cette vague d’attentats dits « anarchistes », au XIXe siècle, cela donna lieu aux fameuses « lois scélérates » dénoncées par Jean Jaurès qui n’était pas, lui, ni anarchiste ni terroriste. En revanche, quand le même pays chercha à se protéger contre un vrai système de pensée et de contrôle comme l’église, il a dû inventer plus qu’une loi : la laïcité définissait un nouveau cadre de pensée pour organiser la société indépendamment des décisions de l’église.
La France a connu de nouvelles vagues d’attentats dits « islamistes », un siècle plus tard. Une poignée de Français, quelques Tchétchènes, des illuminés tunisiens, des pauvres abrutis sans âme et sans argent. Nos élites ont peur, ou veulent que nous ayons peur. Alors elles pointent du doigt les vêtements portés par les femmes, rappellent en boucle les attentats et dégainent le terme de laïcité.
Cela ne vous paraît pas évident qu’aujourd’hui le mot de laïcité n’est pas à sa place ? Que nos élites l’ont sciemment perverti ? Qu’il est devenu la façon de pouvoir être raciste sans le dire ouvertement ?
Si j’en crois le philosophe officiel de la France centriste, Raphaël Enthoven, il faut lutter contre les femmes voilées et contre le Qatar qui est antisémite.
Sur un plateau de TV du service public, il égrène ses griefs contre le Qatar et je souligne ceci : « pays antisémite, où il est interdit de prier en hébreux dans la rue. »
Tous les mots de cette phrase m’étonnent et m’interrogent.
Il est interdit de prier dans les rues ? Pourquoi, qui a envie de prier dans les rues ? Qui voudrait se révolter parce qu’on interdit de prier dans les rues ? Même en France, où l’on a connu des phénomènes de prières musulmanes dans les rues, il y a dix ans et encore en 2017, même en France on a réglé la question et on ne prie plus ni en arabe ni en hébreux dans les rues.
Prier en hébreux ? Pourquoi prierait-on en hébreux dans un pays musulman ? Pourquoi Raphaël Enthoven feint-il d’être choqué que cela ne soit pas autorisé au Qatar ? Y a-t-il un seul pays au monde, à part Israël, où l’on prie en hébreux dans la rue ?
Je crois comprendre la stratégie du philosophe parisien. Son but est de criminaliser le Qatar, et de l’anathématiser sous le tripalium tétanisant de la misogynie, l’homophobie et l’antisémitisme. Il faut accréditer l’idée que le Qatar persécute les femmes, les homosexuels et les juifs.
Or, nous avons vu que, jusqu’à plus ample informé, les homosexuels étaient tranquilles dans le Golfe persique, même s’ils ne jouissaient pas des mêmes droits qu’en Europe. Nous savons aussi que les femmes étrangères y sont libres si elles sont financièrement indépendantes, et que les juifs n’y sont jamais menacés.
Donc Raphaël Enthoven ment devant nous tous, mais pour quelles raisons ? Je lance une hypothèse : le Qatar est un pays qui refuse de banaliser la politique d’Israël. À la différence de ses voisins, le Qatar continue de désigner Israël comme un pays colonisateur et injuste avec les Palestiniens. Je ne vois pas d’autres raisons qui pousseraient un intellectuel français à déclarer que tel pays est antisémite.
La même semaine, le même philosophe publie ce tweet :
« Un soignant antivax… qui lui confierait sa santé ? Et pourquoi pas un boucher vegan ? Une féministe voilée ? Un plagiste astronome ? Un cercle carré ? »
Raphaël Enthoven, 25 novembre 2022
Une femme qui porte un voile, surtout si elle est musulmane, ne peut pas être féministe selon Enthoven. C’est même une contradiction dans les termes, cela revient à imaginer un cercle carré. Or, je connais beaucoup de femmes voilées qui me paraissent et se déclarent féministes. Rien dans leur comportement et dans leurs paroles ne trahit un anti-féminisme, mais elles portent un voile sur les cheveux, librement, pour des raisons qui les regardent. Enthoven met toute sa puissance médiatique à étouffer la parole de ces femmes. Il faut les faire taire, et si ce n’est pas possible, il faut les rendre inaudibles.
Le philosophe Enthoven prend sa part dans la guerre que livrent certains contre l’islam. Pour la mener, cette guerre, il faut diviser les Français modestes entre eux, ce qui n’est pas très difficile. Il faut aussi tout faire pour maculer les pays musulmans aux couleurs de l’homophobie, de la misogynie et de l’antisémitisme.
Il y a cinquante ans, le cévenol Jean Carrière recevait le prix Goncourt pour L’Épervier de Maheux, un roman rude et qui se veut métaphysique au sein d’une famille qui habite dans le « haut pays », territoire inventé et inspiré des Cévennes.
Vendredi 18 novembre, la médiathèque du Vigan organisait une soirée pour rendre hommage au grand écrivain et à son Goncourt maudit. Nous fûmes honoré de la visite de l’historien Patrick Cabanel qui nous gratifia d’une conférence sur les rapports entre Jean Carrière et les autres écrivains cévenols, André Chanson et Jean-Pierre Chabrol notamment.
Cette conférence fut pour moi une grande déception. Je m’attendais à une présentation beaucoup plus informée, de la part d’un savant très connu pour ses livres sur l’histoire des protestants, des Cévennes et des relations entre protestants et juifs. Malheureusement, ce fut une série de propos décousus, des banalités sur la littérature et des jugements de valeur à l’emporte-pièce.
Les seuls documents qu’il avait à partager étaient quelques lettres de Carrière à Chamson, qu’il tâcha de distiller pour faire durer sa conférence, mais la matière était trop pauvre pour nourrir un auditoire un peu plus exigeant qu’une classe de collégiens. Cabanel improvisa pour combler un manque manifeste de préparation, mais ses plaisanteries et ses parenthèses n’avaient ni le brio ni l’érudition que le public viganais méritait.