Où se situe le passage sur la peur dans L’Usage du monde ?

Je relis L’Usage du monde de Nicolas Bouvier avec délice. Je ne compte plus le nombre de mes lectures. L’Usage du monde fait partie de moi depuis que je l’ai découvert lors d’un voyage en Thaïlande et au Cambodge en 2005.

Aujourd’hui, printemps 2023, je le relis à l’occasion d’un article que je rédige sur la réception de Bouvier sur les îles britanniques, mais aussi pour aider une de mes élèves qui a choisi de traiter de la peur pour son Grand Oral du baccalauréat. La peur. Beau sujet de réflexion, et étrange intérêt. Pourquoi une jeune fille de 17 ans veut plancher sur la peur ? Je lui ai parlé de ce passage dans L’Usage du monde où Bouvier sent qu’il ne doit pas rester là. Il est pris par une panique inexplicable. Il dit que le lieu lui-même nous intime l’ordre de partir. Il dessine, ce faisant, une petite théorie de la peur comme instinct de conservation.

Mais où ce passage se trouve-t-il dans le récit du voyageur ? Je le recherche depuis quelques jours, en refusant d’aller voir les notes que j’ai prises quand je faisais ma thèse. Je tiens à relire le livre car j’en découvre à chaque fois de nouveaux passages oubliés, des couleurs inattendues, des tournures inouïes.

Je me retrouve dans le dernier quart du récit, en Afghanistan, et n’ai toujours pas retrouvé mon passage sur la peur. C’est troublant car j’étais persuadé qu’il se situait dans les Balkans. Mais je crois avoir relu très précisément tout le chapitre sur la Yougoslavie et être resté bredouille.

Alors j’en appelle à la sagacité et la générosité des lecteurs fidèles de La Précarité du sage. Avez-vous une idée ?

Nicolas Bouvier colloquisé

Le colloque des 6 et 7 octobre s’est très bien passé. On s’est bien amusé et on a été gâté par d’excellents buffets ainsi qu’un très bon restaurant japonais dans le 7ème arrondissement de Lyon, rue de Bonald. Le choix d’un japonais s’était imposé en raison du livre de Bouvier Chronique japonaise.

Le campus de l’Ecole Normale Supérieure (ENS) est très beau, les amphis sont classes et les jardins laissent pousser des fleurs des champs, des mauvaises herbes, comme on le fait maintenant dans les milieux informés. Nous étions donc plongés deux jours durant dans la fabrique de l’élite française.

Les études sur Nicolas Bouvier sont chatoyantes. Beaucoup de Suisses dans ce colloque lyonnais, donc beaucoup des débats tournèrent autour de sujets qui intéressaient surtout les Suisses. Or, pendant qu’ils parlaient entre eux, les autres purent explorer les traductions et les réceptions anglaises, allemandes, italienne, espagnoles, chinoises, iranienne, et même coréenne. C’était extraordinaire.

Une performance magistrale d’Halia Koo traita de manière comique, distancée et maîtrisée de la traduction et de la réception coréenne. Maîtresse de conférence à Terre-Neuve au Canada, elle a su mêler un grand sérieux avec un sens impressionnant de la performance scénique.

Daniel Maggetti, qui règne sur les lettres françaises à Lausanne, donna une conférence passionnante sur les premières années de l’écrivain et de sa réception à l’intérieur de la Suisse : il dégonfla le mythe d’un Bouvier simple et discret, pour dévoiler une personnalité assoiffée de reconnaissance, apte à faire appel à des réseaux, des cercles et des pistons. Cela faisait écho à la conférence de Raphaël Piguet qui parla de la vie de Bouvier en Amérique et qui nous informa de tous les soutiens que le voyageur obtint de la communauté suisse pour être invité à donner des conférences dans les universités prestigieuses du Nouveau Monde.

Comme je m’occupais de la réception britannique/irlandaise, et que Raphaël devait a priori rester centré sur les États-Unis, nous nous sommes parlé plusieurs fois sur des rendez-vous « Zoom », lui à Princeton et moi en Cévennes, depuis l’hiver 2022 jusqu’à cet automne. Nous avons ainsi évité de marcher sur nos plates-bandes respectives et avons précisé nos objets d’étude. Lui s’est finalement attelé à la réception « grand public » anglophones, et moi aux usages « universitaires » de la critique bouviérienne.

Liouba Bischoff, dont le livre L’Usage du savoir a profondément renouvelé les études sur Bouvier, a parlé notamment de sa postérité dans l’oeuvre des écrivains qui ont suivi. Elle nous a fait le plaisir de citer un extrait sonore de Jean Rolin himself, et de souligner sans chercher la polémique la nullité de Sylvain Tesson et les limites de la « littérature voyageuse ».

Je ne vais pas revenir sur toutes les contributions, qui furent vraiment intéressantes et riches. Notons seulement qu’apparemment une pilule ne passe pas dans la communauté des bouviériens : le fait qu’il ait été un jeune homme de droite, plutôt orientaliste, admirateur d’auteurs réacs. Cela ne l’a pas empêché de se déporter sur la gauche, comme d’autres écrivains avant lui. Victor Hugo aussi a commencé conservateur avant d’être très à gauche. Jean-Paul Sartre aussi, on oublie souvent que dans les années 1930, il était loin d’être le combattant des causes prolétaires qu’on a connu plus tard. J’ai suffisamment écrit et publié sur la question des errements politiques de Nicolas Bouvier, je n’ai pas besoin d’y revenir.

Il y avait une jeune femme iranienne, une jeune femme russe, une Chinoise restée en Chine qui a parlé en visioconférence. L’actualité brûlante du temps présent était incarnée par ces jeunes gens.

Deux auteurs de voyage, un amateur et un professionnel

Quand le professionnel vous fait détester le monde, écouter l’amateur qui vous le fait aimer.

Le sage précaire.

Voici deux livres dont j’ai déjà parlé séparément, semblables à bien des égards et au destin opposé. Dans les deux cas, un homme arrivé à l’âge mûr décide de raconter un long voyage, à pied ou à vélo, effectué dans une région du monde moins industrialisée que la France.

L’un est un amateur, médecin à la retraite passionné de lecture et d’écriture. L’autre est un professionnel de l’écriture qui a passé sa vie dans le journalisme et les médias. L’un a publié chez L’Harmattan, avec ce que cela charrie de préjugés, l’autre avait déjà un contrat d’éditeur avec les éditions Phébus avant même de partir et de commencer à écrire.

Sur le même thème, lire Peut-on être randonneur et écrivain ? Longue Marche de Bernard Ollivier
La Précarité du sage, 2007.

Naturellement, vous n’avez jamais vu le livre de Denis Fontaine, dans aucune librairie ni aucune bibliothèque, vous n’en avez jamais entendu parler et n’avez pas vu son nom sur les programmes des festivals de livres de voyage. En revanche, celui de Bernard Ollivier a fait l’objet de nombreux comptes rendus dans la presse, à la télévision, sa présence a été longuement soutenue par un système médiatique bien rôdé. Une citation tirée du Monde des Livres apparaît même sur la couverture de son édition de poche, preuve supplémentaire que l’un des deux auteurs a « la carte », qu’il est adoubé par les instances de légitimation. Ces instances (édition, presse, librairie, prix, événementiel) forment un système qui professionnalise quelques auteurs et quelques produits.

Pour ce qui est de la qualité littéraire, le meilleur des deux récits est celui de l’amateur, et non celui qui a bénéficié de toute cette légitimation. L’auteur le plus intéressant du point de vue littéraire est l’auteur obscur publié chez l’éditeur déprécié. Je vous laisse le loisir d’aller voir par vous-même. La Précarité du sage se pose comme pôle de légitimation littéraire à lui tout seul. Lisez sans a priori les deux livres et décidez lequel des deux mérite le plus la publicité et la presse. Les deux sont écrits avec franchise et simplicité, mais celui de Denis Fontaine est mieux construit, plus tenu. Paradoxalement, c’est chez l’amateur qu’il y a le plus de « métier », plus de maîtrise des codes d’écriture. Mais ce n’est que mon avis et je suis ouvert à tout avis contradictoire. Simplement, cher lecteur, si tu veux me contredire, il te faudra faire l’effort d’aller explorer ce terrain vague qu’est l’édition non balisée, l’écriture non légitimée par le système médiatique.

Ce qui est indiscutable en revanche, c’est l’aspect idéologique et intellectuel, bien plus intéressant chez l’amateur que chez le professionnel. Alors que l’expert journaliste méprise les Chinois et dédaigne d’apprendre même des rudiments de mandarin, le médecin lettré montre un véritable intérêt pour les Algériens et accepte avec patience les rodomontades de certains membres des forces de l’ordre qui veulent en remontrer aux voyageurs occidentaux.

Le professionnel, et on retrouve cela chez les « nouveaux explorateurs » du genre Tesson, Poussin et Franceschi, n’hésite pas à lancer des jugements de valeur dignes de touristes qui sortent pour la première fois de leur bled. Exemple, il entre en Chine avec un préjugé négatif : « Les Chinois ne sont pas connus pour leur hospitalité ». Ce n’est déjà pas glorieux d’écrire des clichés éculés comme celui-ci, mais on devrait s’attendre d’un voyageur qu’il aille au-delà de ses préjugés. Bien au contraire, Bernard Ollivier ne fera que les accentuer :

En passant la frontière je suis tombé dans un autre monde. Tomber est bien le mot. Comme dans un puits.

Bernard Ollivier, Longue Marche, III, Le vent des steppes, p. 129.

C’est chez l’amateur, à l’inverse, que vous jouirez d’une approche proprement voyageuse, sans jugement personnel, qui essaie de comprendre la vie des gens.

Dernière chose : le professionnel aime montrer qu’il est lui-même objet de curiosité. Il se brosse les dents, les jeunes gens s’agglutinent en face de lui pour le regarder : « Pour eux le spectacle est si extraordinaire », ibid., p. 130. On ne saura rien sur les gens qui habitent là. L’écrivain voyageur professionnel semble satisfait de nous en rapporter ce presque rien qui fait de lui, le voyageur professionnel, le centre du spectacle.

Sur le même thème, lire Traverser à vélo l’Algérie des années 1980

La Précarité du sage, 2022.

Vous ne lirez rien de tel chez Denis Fontaine, qui n’a pas peur de parler de lui pour être plus apte à rencontrer les autres. Nulle part dans son récit le voyageur est plus intéressant que les personnes rencontrées dans le voyage, et au final il a su donner l’impression d’être un homme modeste, courageux et ouvert au monde.

Conclusion : il est urgent d’inverser les jugements de valeur sur le professionnalisme et accorder davantage de confiance aux amateurs. Les instances de légitimation ne sachant plus où donner de la tête, la qualité ne se trouvera pas forcément où on la cherche.

Le souffle des Andes. À quoi tient un succès de librairie

Retour des pays chauds, je me rends à la librairie Sauramps de Montpellier où je découvre, à ma surprise, que le rayon de littérature des voyages se trouve près de l’entrée principale. Que se passe-t-il dans le genre ces temps-ci ? Y a-t-il un livre géographique incontournable qui fait fureur ? Un.e auteur.e étonnant.e qu’il faudrait découvrir toute affaire cessante ?

Le libraire me fait faire le tour des nouveautés et je fais l’acquisition d’un beau livre de Claudio Magris, d’un récit écrit à quatre mains d’Éric Faye et de Christian Garcin, d’un essai polonais sur les oiseaux d’un certain Stanislaw Lubienski. Le libraire me recommande avec énergie Le Souffle des Andes de Linda Bortoletto. Il a été vraiment touché par l’écriture de cette femme qui fut violée lors d’une randonnée en Turquie et qui cherche la guérison dans une autre randonnée en Amérique du Sud. Je me laisse convaincre car je m’intéresse aux voix féminines et aux questions de la santé dans le récit de voyage.

Comment ai-je pu me laisser piéger aussi facilement ?

Il est pourtant évident qu’on sait tout à l’avance. Dès qu’on vous raconte le pitch, vous savez ce que vous allez trouver dans le livre et, en effet, il n’y aura aucune surprise ni aucun émerveillement. Il ne manquera aucun poncif de la littérature commerciale du voyage. La stratégie de démarcation est assumée quand la voyageuse rencontre des Français qui regardent des blocs de glace qui « se détachent d’un iceberg » :

Comme nous, ils se détachent de la masse.

Linda Bortoletto, Le Souffle des Andes, Payot & Rivages, coll. « Voyageurs », 2021

Vous lecteurs, je vous le dis tout net, vous êtes dans la masse, et vous l’êtes jusqu’au cou. Que dis-je, vous êtes la masse, vous êtes cette chose compacte et gluante dont il faut se détacher si l’on veut réussir sa vie. Les âmes d’élite n’ont que faire de votre vie sédentaire et endormie.

On trouvera aussi des clichés par centaines sur le désir, la vie, la mort et l’amour. Une page entière sera consacrée à l’amour et sur le fait que Linda B. a retrouvé l’amour, mais le lecteur borné que je suis sera étonné de lire qu’elle est une amoureuse sans objet ; elle est amoureuse de la vie.

Enfin que serait un récit de voyage des nouveaux explorateurs sans les habituels couplets sur la liberté.

Le vent souffle, encore, toujours. Il est froid, puissant. Libre.

Ibid.

À la fin, vous le savez, l’aventurière aura soigné sa douleur et elle sera devenue une autre en devenant elle-même. Ou inversement, elle sera devenue elle-même en devenant une autre. On ne dévoile rien quand on dit que la narratrice trouvera la paix intérieure et la sérénité. La randonnée comme exercice de spiritualité. On a lu cela des centaines de fois. Écoutez, si ça marche (sans jeu de mots), pourquoi se priver ?
Cette histoire est réelle et elle consiste en ce que les Américains appellent le Story telling. L’auteure utilise son histoire de manière à obtenir des suffrages.

En l’espèce il s’agit de vendre des livres, à quoi s’ajoutent des stages de toutes sortes. Il n’y a plus qu’à élargir le business model pour se lancer dans des huiles essentielles, des godasses de randonnée végétaliennes ou des produits de beauté spécial résilience.

Comment parler d’oasis arabes dans les montagnes françaises

Médiathèque du Pays viganais, 25 février 2022

Suite à la parution de mon dernier livre, j’ai été Invité par la magnifique Médiathèque du Pays viganais à rencontrer les usagers cévenols et les amateurs de voyage.

Dix ans après la soirée que j’avais animée autour d’un autre livre sur l’Irlande, le succès fut encore au rendez-vous et le public de la ville du Vigan (30) a confirmé son attachement exceptionnel au livre, au récit, son intérêt pour le vaste monde.

Je présente Birkat al Mouz au public cévenol du Vigan, 22 février 2022

Beaucoup de choses ont différé entre la soirée récente et celle qui a eu lieu en 2013. À l’époque j’avais prévu une diversité d’animations, de supports et de participants. En 2022, au contraire, j’étais un peu seul sur scène. Et pourtant, cet événement fut un grand travail d’équipe.

D’abord, mon frère Hubert a joué un rôle déterminant dans le succès de l’entreprise. Il a fait une publicité remarquable sur le marché du Vigan où il vend ses légumes. Quand je lui rendis visite à son étal le samedi précédant mon intervention, je le surpris en train de vendre ma conférence à un couple de sexagénaires qui n’avaient jamais entendu parlé d’Oman et qui semblèrent enthousiastes à l’idée de participer à cette soirée. Et devinez quoi : ils tinrent parole, ils vinrent, et ils m’achetèrent un exemplaire de Birkat al Mouz.

Il recommença avec chaque client. Il trouvait un mot pour chaque personnalité. Aux spécialistes de fleurs, il évoquait les roses de Jebel Akhdar. Aux hommes maniérés, il dissertait sur les goûts et les excès de Sultan Qabous. Aux baroudeurs il vantait mes mérites d’aventurier. Aux savants il distillait des informations excitantes sur l’islam ibadite.

En conséquence de quoi, ce samedi matin, des dizaines de consommateurs sont retournés chez eux les bras chargés de légumes biologiques, la tête pleine du sultanat d’Oman, et l’agenda alourdi d’une date à ne pas oublier : la rencontre du frère d’Hubert vendredi 25 février à 18.00.

Mon frère Hubert m’accompagne à la flûte sur La Chanson du Falaj

Mon frère ne s’arrêta pas à cet effort de marketing. Comme il est aussi musicien, je lui ai demandé au dernier moment de bien vouloir m’accompagner à la flûte. Il n’avait pas le temps de répéter car il préparait le marché pour le samedi suivant. Mais sa passion pour la musique fut la plus forte. Il prit une flûte de type whistle irlandais, accordée de façon à accompagner ma guitare si je jouais ma chanson en si mineur, et il gratifia le public de ses volutes sonores à la fin du spectacle.

Entre-temps, mon épouse Hajer s’était entraînée à cuisiner un gâteau selon une recette qu’elle avait apprise à Birkat al Mouz. Un délice à base de farine de noix-de-coco nappé d’un jus de citron. Deux semaines avant le jour J, Hajer avait préparé un premier cake que j’avais adoré mais dont la texture ne lui plaisait pas. Elle fit un deuxième essai que je trouvais moins délicieux car le citron se faisait trop discret. Deux jours avant l’événement, elle prit la cuisine d’assaut et cuisina le même gâteau mais sous la forme de cupcakes pour que les spectateurs puissent recevoir une part individualisée.

La salle de la Médiathèque était comble pour cette rencontre littéraire.

Pour des raisons sanitaires élémentaires, le directeur de la médiathèque Marc Jeanjean avait demandé qu’on ne propose pas de boisson ni de grignotage. Hajer a alors décidé d’acheter des boîtes en papier cartonné et d’entreposer dedans ledit cupcake et plusieurs dattes omanaises de deux espèces différentes. Cerise sur le gâteau, elle passa de longues minutes à écrire sur les boîtes en papier des expressions arabes.

Les gens repartirent donc chez eux avec leur petit cadeau personnalisé. L’ambiance était extrêmement chaleureuse et je vendis tous les exemplaires de Birkat al Mouz qui me restaient. Le lendemain au marché, ses clients habituels ovationnèrent encore une fois Hubert pour sa prestation et exprimèrent leur contentement vis-à-vis d’une soirée réussie en tous points.

Vivent les Cévennes et vive le travail d’équipe.

Les époux Poussin traversent l’Afrique à pied et soutiennent Zemmour

Photo de Taryn Elliott sur Pexels.com

Les jeunes gens figurant sur cette photo ne sont pas les fameux aventuriers Sonia et Alexandre Poussin. Ce que vous voyez ci-dessus est tout simplement une photo libre de droit qui m’a été proposée dans un moteur de recherche affilié à mon blog et qui génère des visuels gratuits. Lorsque j’ai saisi les mots « marcheurs Afrique », un grand choix de clichés m’a été donné, comprenant des paysages dignes de Michel Sardou chantant Afrique adieu. La photo que j’ai choisie ne m’a pas paru plus stupide ni plus stéréotypée que celles qui illustrent le récit de voyage de Sonia et Alexandre Poussin.

Leur best-seller s’intitule Africa Treck (Robert Laffont, 2004 et 2005), et relate en deux épais volumes leur périple à pied à travers l’Afrique. Le plus étonnant de ce livre apparaît à la toute fin de la narration. Avant de vous le dire, je vous pose la question et vous demande de prendre cette question comme un jeu : si vous deviez imaginer un itinéraire du sud au nord du continent africain, quel serait votre point d’arrivée ?

Je vous laisse réfléchir.

Ma femme m’a dit sans réfléchir : « La Tunisie ». Bon, elle est tunisienne, je ne sais pas si cela joue ou non. En tout cas, elle argumente qu’en Tunisie se situe le point le plus septentrional du continent, si c’est vrai c’est un point en sa faveur. Et puis terminer ce périple africain par Carthage, au nord de Tunis, ville en ruine construite par les Phéniciens, ça a en effet de la gueule et du sens historique.

Moi, spontanément, je dirais : « Gibraltar ». Nul besoin d’explication je pense.

Or, les époux Poussin n’ont pas fait ce choix. Ils ont opté pour une solution dont je m’étonne qu’elle n’ait pas été plus discutée, voire critiquée, dans le milieu de la littérature des voyages.

Le dernier épisode d’Africa Trek se situe en Israël. Pourquoi Israël ? Ce n’est pas en Afrique !

Ils passent la frontière entre l’Egypte et Israël avec une facilité suspecte. En marchant, tranquillement, avec leur sac sur le dos, comme des routards. Et leur commentaire à ce propos ne laisse pas d’être perturbant :

Nous n’avons jamais passé une frontière aussi rapidement, ni ressenti un tel contraste. Tout est propre et soigné, organisé et pensé. Ça sent l’Europe à plein nez. Ça pourrait être la Suisse. C’est Israël.

A. et S. Poussin, Africa Trek 2, p. 692.

Les préjugés. On comprend de suite ce que veulent dire les Poussin, puisqu’ils parlent de contraste : selon eux, l’Afrique est sale, négligée, désorganisée et irréfléchie. Si ce n’est pas du racisme, je ne sais pas ce que c’est.

Vingt ans après leur voyage de couple catholique, la presse nous apprend que les Poussin participent à des dîners de levée de fonds pour la campagne d’Éric Zemmour. Il est temps que les adeptes de la littérature de voyage ouvrent les yeux. Il existe une corrélation entre des termes apparemment antinomiques : raciste et humanitaire, africain et islamophobe, juif et discriminant, etc. J’ai déjà sonné l’alerte à propos de Sylvain Tesson, à propos de Priscilla Telmon et d’autres, ce qui m’a valu des reproches venus du monde académique et de lecteurs innocents.

Il existe un réseau d’écrivains voyageurs réactionnaires qui prétendent ne pas faire de politique et qui se cachent derrière les termes vagues d’aventure, d’ailleurs, de rencontre, de liberté. Il est de notre responsabilité, à nous qui aimons la littérature géographique, d’au moins faire connaître cette tendance pour, éventuellement, dégonfler certaines baudruches.

Deux imams de Suisse

Pour la prière du vendredi, je me rends à la moquée de Lausanne, en Suisse. Je ne me renseigne pas, je vais dans celle qui est indiqué sur Google Map, sans réfléchir. Elle est située près de la gare, dans un assez beau bâtiment qui doit être une ancienne usine des années trente. Le quartier est environné de construction qui fleurent bon l’art déco.

L’imam parle beaucoup arabe puis se met au français après un long moment. Je n’ai pas bien compris le sujet principal de son prêche, s’il avait ou non défini un angle, ou ne serait-ce qu’une problématique.

Ce dont je me souviens, ce sont des leçons qu’il s’est mis à débiter comme un automate au bout d’une demi-heure de prêche. C’était un véritable festival de dogmes obscurantistes qui feraient fuir n’importe qui loin de l’islam :

  1. Il est interdit de serrer la main d’une femme. C’est ainsi, il n’y a rien à discuter. Ceux qui arguent qu’en Europe, cet interdit est inadapté, ceux-là sont des mécréants. « Comment ça faut s’intégrer ?, dit l’imam. Alors je vais perdre ma religion pour m’intégrer ? Qu’est-ce que vous êtes prêts à faire pour vous intégrer ? Aller avec vos amis le samedi soir et boire des bouteilles d’alcool, c’est ça s’intégrer ? »
  2. Écouter de la musique est un péché. « Pas un péché aussi grave que la fornication, mais quand même c’est un petit péché. »
  3. Il fait la liste des comportements autorisés ; il qualifie ces actes de « sunna » et il précise que si quelqu’un respecte bien toutes ces règles, il lui sera plus facile d’entrer au paradis.

Cette liste des recommandations montre que cet homme vit dans un autre monde.

  1. Porter une robe blanche.
  2. Porter une barbe.
  3. Mettre du khôl autour des yeux.
  4. Se parfumer.
  5. S’asseoir quand on boit.
  6. Manger avec trois doigts de la main droite.

Je n’ai pas pu m’empêcher de rire quand il a parlé du maquillage autour de yeux.

J’ai regardé autour de moi. Il n’y avait pas foule. Aucun des hommes présents ne suivait ces préceptes. Aucun ne s’était maquillé avant de venir prier, et aucun n’était paré d’une belle robe blanche. En revanche, j’ai ressenti une petite gêne dans l’assistance. La gêne n’est pas nouvelle apparemment, si j’en crois ce quotidien de Lausanne qui informait qu’une association musulmane avait dénoncé cette mosquée pour incitation à la haine.

L’association présidant à la mosquée serait d’une mouvance dite « Ahbache » apparue au Liban dans les années 1980, mais je n’ai pas de certitude à ce sujet. Pour en savoir davantage sur ce courant ahbachiste, fondée par un cheikh éthiopien établi au Proche-Orient, voir notamment cet article de Dominique Avon.

Je ne veux pas prendre parti pour ou contre un courant de pensée, qu’il soit libanais ou non. Moi, ce qui m’importe, c’est qu’on laisse les fidèles tranquilles dans leur quête d’une vie bonne et heureuse. Dire qu’il ne faut pas serrer la main des femmes pendant un prêche du vendredi, ce n’est pas intelligent, c’est blessant pour nous tous, c’est méprisant pour les femmes et cela éloigne les musulmans du mode de vie simple et modeste qu’ils cherchent à observer. Ce type de règlements fait beaucoup de mal aux communautés qui suivent ce type d’imam, les freine dans leur recherche d’emploi, les isolent dans la société. En un mot, j’avais affaire à un phénomène sectaire.

En naviguant sur internet, je glane de nombreux articles et commentaires sur l’imam et cette mosquée. Le journal Le Temps annonce qu’en 2004 déjà, l’imam Al Rifai fut poignardé par un Tunisien fanatique. Depuis, ce même prêcheur qui incite tout le monde à se maquiller tout en rejetant l’homosexualité, n’a de cesse de dénoncer « tous les extrémistes », et considère toutes les associations existant à Lausanne d’extrémistes.

Apparemment, la pratique suisse de cette religion est tiraillée entre plusieurs groupes qui se vouent une haine destructrice. Pauvres gens de Lausanne.

Heureusement j’ai assisté à une autre cérémonie religieuse qui ma mis du baume au coeur. Dans une autre salle de prière, dans un autre quartier de Lausanne, un autre imam a célébré un mariage de deux jeunes Suisses musulmans d’origine tunisienne. Le prêche était en français, saupoudré d’un peu d’arabe pour citer les Écritures dans le texte. Les paroles de ce deuxième imam de Lausanne étaient pleines de sagesse et de modération.

La famille de la mariée m’a fait l’honneur de me prier d’être le témoin de leur fille, ce que j’ai accepté avec dignité. L’imam avait préparé un prêche relativement long, et il s’adressa presque à moi, en me regardant dans les yeux, quand il me dit que le mariage enseignait « la patience« . Comme savait-il donc que la patience était en effet une des vertus qui me demandent le plus d’effort ?

Femmes et hommes étaient ensemble dans la salle de prière, des femmes portaient un voile, des femmes laissaient leurs cheveux apparents, et d’autres femmes firent des aller-retour dans la soirée entre voile et cheveux. Les filles et l’épouse unique de cet imam appartenaient à ces trois catégories.

Heureux peuple de Lausanne.

Birkat al Mouz, le livre. Une histoire d’amour

Le livre est paru ces jours-ci aux éditions de L’Harmattan.

Il peut se lire comme un récit de voyage ou de séjour au sultanat d’Oman.

Ce que je n’écris pas sur la quatrième de couverture, néanmoins, c’est qu’il peut se lire aussi comme une romance. Chaque chapitre correspond à une année : de 2015 à 2020, un chapitre par an. Mais si on y regarde de plus près, la structure correspond aussi aux étapes principales d’une histoire d’amour.

Chapitre 1 : Solitude du narrateur et donjuanisme vain.

Chapitre 2 : Rencontre, coup de foudre et stratégies de séduction.

Chapitre 3 : Voyage de noce à Mascate.

Chapitre 4 : Vie conjugale dans l’oasis.

Chapitre 5 : Le couple comme machine de guerre.

Le livre paraît opportunément un mois avant les fêtes de fin d’année 2021. Des palmiers au pied des sapins.

Je suis parti vagabond, je vous reviens capitaliste. Mon retour en France

Ce mois d’août marque ma réinstallation dans mon pays d’origine. J’étais parti célibataire, je reviens avec une épouse. J’avais quitté le territoire ouvrier ramoneur, je m’y rabiboche enseignant chercheur. J’étais diplômé de philosophie quand je me suis éloigné géographiquement de la communauté nationale, je la réintègre docteur ès lettres. J’avais émigré car je n’avais plus de place à Lyon, je remigre car j’ai un endroit où vivre dans une sous-préfecture d’Occitanie.

Le sage précaire est parti de France en 1998, dans une incertitude telle qu’il annonçait : « Je pars en Irlande : si je tiens plus de trois mois à l’étranger, ce sera un grand succès. » Cette déclaration, c’était le début de la sagesse.

J’ai quitté mon pays unilingue, j’y retourne polyglotte. Je rêvais de donjuanisme, j’ai trouvé le bonheur dans la monogamie. J’étais athée, je me retrouve pratiquant. Je ne possédais rien, je suis maintenant l’heureux propriétaire d’un petit appartement et d’une parcelle de terrain en montagne.

Combien de temps vais-je rester en France ? Qui le sait ? Si ma patrie n’a pas besoin de mes services, je serai peut-être obligé de repartir sur les routes pour offrir ma force de travail à d’autres. Pour l’heure, je respire enfin le doux air sec des Cévennes méridionales et je suis content.

Une nuit à l’opéra de Mascate

Nous traînons sur l’esplanade minérale qui fait face à l’entrée. Des familles et des couples se prennent en photo. Hajer dit que l’architecture fait penser aux forts traditionnels d’Oman. Je trouve que la forme fait plutôt penser à une mosquée déstructurée. Cela revient probablement au même.

Ou plutôt, ce à quoi je pense quand je considère l’opéra de Mascate, c’est à une pierre précieuse taillée et fermée sur elle-même. Un gros diamant crémeux, fait pour attirer les foules, mais qui garde son énergie pour ceux qui sont à l’intérieur. De fait, quand nous entrons, la lumière et les couleurs sont splendides. Ocres, moirées, satinées, elles baignent la démarche d’Hajer d’un velours doré.

Nous sommes en avance. Nous en profitons pour nous promener dans les travées et le magnifique hall central du bâtiment. Comme souvent dans les opéras, un effort particulier est accordé à l’escalier central. Le tapis rouge est très agréable au pied et à l’œil. L’architecture intérieure est tellement riche que nous ne nous ennuyons pas une seconde à regarder les détails, les moulures, les marquèteries et les peintures.

Hajer est infiniment adéquate à ces lieux. Elle se trouve elle aussi sur une ligne de fuite globalisée, harmonieuse et détonante, occidentalisée et arabisante. Une Sissi impératrice dans son décor naturel. Je complimente Hajer sur sa robe de soirée.

Où l’avons-nous achetée ?

C’est moi qui l’ai faite, dit-elle. J’ai acheté ce tissu au souk de Seeb

Et tu l’as fait faire par le tailleur de Birkat al Mouz ? 

Oui, cette partie-là c’est le Bangladais qui l’a faite, mais comme il a commis des erreurs, j’ai fait faire des retouches aux jumeaux indiens.

Tu sais que tu es un génie ?

Ne dis pas des choses comme ça. Tu vas attirer le mauvais œil.

Mon épouse possède un talent de styliste extraordinaire. Elle fait les choses silencieusement, pour son usage personnel, sans autre arrière-pensée que d’enrichir sa garde-robe et de rendre son mari présentable aux yeux du monde. Chaque semaine, j’accompagne Hajer chez des tailleurs de notre oasis et je l’attends en lisant des livres, assis à côté de la porte de sortie. Je m’intéresse peu aux travaux que réalisent ma femme et ces travailleurs indiens, mais leur coopération est visiblement fructueuse. Je pensais qu’ils procédaient seulement à des retouches un peu complexes, mais en réalité ils créent de petits chefs-d’œuvre de mode, des robes qu’Hajer exhibe humblement à l’opéra, l’endroit le plus habillé d’Oman. 

Les spectateurs arrivent. Le Tout-Mascate défile, bien maquillé, à talons hauts. La nouvelle salle de concert est petite et très jolie. Elle est décorée de motifs floraux en marquèterie. La fosse à orchestre ne peut contenir que des formations de musique de chambre. On y est confortablement installé. La production de la Flûte enchantée est dans l’ensemble satisfaisante. Hajer est plus enthousiaste que moi, et mettra beaucoup de musique dans la voiture sur le chemin du retour.