Quand le professionnel vous fait détester le monde, écouter l’amateur qui vous le fait aimer.
Le sage précaire.
Voici deux livres dont j’ai déjà parlé séparément, semblables à bien des égards et au destin opposé. Dans les deux cas, un homme arrivé à l’âge mûr décide de raconter un long voyage, à pied ou à vélo, effectué dans une région du monde moins industrialisée que la France.
L’un est un amateur, médecin à la retraite passionné de lecture et d’écriture. L’autre est un professionnel de l’écriture qui a passé sa vie dans le journalisme et les médias. L’un a publié chez L’Harmattan, avec ce que cela charrie de préjugés, l’autre avait déjà un contrat d’éditeur avec les éditions Phébus avant même de partir et de commencer à écrire.
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La Précarité du sage, 2007.
Naturellement, vous n’avez jamais vu le livre de Denis Fontaine, dans aucune librairie ni aucune bibliothèque, vous n’en avez jamais entendu parler et n’avez pas vu son nom sur les programmes des festivals de livres de voyage. En revanche, celui de Bernard Ollivier a fait l’objet de nombreux comptes rendus dans la presse, à la télévision, sa présence a été longuement soutenue par un système médiatique bien rôdé. Une citation tirée du Monde des Livres apparaît même sur la couverture de son édition de poche, preuve supplémentaire que l’un des deux auteurs a « la carte », qu’il est adoubé par les instances de légitimation. Ces instances (édition, presse, librairie, prix, événementiel) forment un système qui professionnalise quelques auteurs et quelques produits.
Pour ce qui est de la qualité littéraire, le meilleur des deux récits est celui de l’amateur, et non celui qui a bénéficié de toute cette légitimation. L’auteur le plus intéressant du point de vue littéraire est l’auteur obscur publié chez l’éditeur déprécié. Je vous laisse le loisir d’aller voir par vous-même. La Précarité du sage se pose comme pôle de légitimation littéraire à lui tout seul. Lisez sans a priori les deux livres et décidez lequel des deux mérite le plus la publicité et la presse. Les deux sont écrits avec franchise et simplicité, mais celui de Denis Fontaine est mieux construit, plus tenu. Paradoxalement, c’est chez l’amateur qu’il y a le plus de « métier », plus de maîtrise des codes d’écriture. Mais ce n’est que mon avis et je suis ouvert à tout avis contradictoire. Simplement, cher lecteur, si tu veux me contredire, il te faudra faire l’effort d’aller explorer ce terrain vague qu’est l’édition non balisée, l’écriture non légitimée par le système médiatique.
Ce qui est indiscutable en revanche, c’est l’aspect idéologique et intellectuel, bien plus intéressant chez l’amateur que chez le professionnel. Alors que l’expert journaliste méprise les Chinois et dédaigne d’apprendre même des rudiments de mandarin, le médecin lettré montre un véritable intérêt pour les Algériens et accepte avec patience les rodomontades de certains membres des forces de l’ordre qui veulent en remontrer aux voyageurs occidentaux.
Le professionnel, et on retrouve cela chez les « nouveaux explorateurs » du genre Tesson, Poussin et Franceschi, n’hésite pas à lancer des jugements de valeur dignes de touristes qui sortent pour la première fois de leur bled. Exemple, il entre en Chine avec un préjugé négatif : « Les Chinois ne sont pas connus pour leur hospitalité ». Ce n’est déjà pas glorieux d’écrire des clichés éculés comme celui-ci, mais on devrait s’attendre d’un voyageur qu’il aille au-delà de ses préjugés. Bien au contraire, Bernard Ollivier ne fera que les accentuer :
En passant la frontière je suis tombé dans un autre monde. Tomber est bien le mot. Comme dans un puits.
Bernard Ollivier, Longue Marche, III, Le vent des steppes, p. 129.
C’est chez l’amateur, à l’inverse, que vous jouirez d’une approche proprement voyageuse, sans jugement personnel, qui essaie de comprendre la vie des gens.
Dernière chose : le professionnel aime montrer qu’il est lui-même objet de curiosité. Il se brosse les dents, les jeunes gens s’agglutinent en face de lui pour le regarder : « Pour eux le spectacle est si extraordinaire », ibid., p. 130. On ne saura rien sur les gens qui habitent là. L’écrivain voyageur professionnel semble satisfait de nous en rapporter ce presque rien qui fait de lui, le voyageur professionnel, le centre du spectacle.
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La Précarité du sage, 2022.
Vous ne lirez rien de tel chez Denis Fontaine, qui n’a pas peur de parler de lui pour être plus apte à rencontrer les autres. Nulle part dans son récit le voyageur est plus intéressant que les personnes rencontrées dans le voyage, et au final il a su donner l’impression d’être un homme modeste, courageux et ouvert au monde.
Conclusion : il est urgent d’inverser les jugements de valeur sur le professionnalisme et accorder davantage de confiance aux amateurs. Les instances de légitimation ne sachant plus où donner de la tête, la qualité ne se trouvera pas forcément où on la cherche.
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