Les professeurs d’histoire sont-ils formés pour occulter l’islam dans l’histoire de l’Europe ?

En 2021, le concours pour devenir professeur d’histoire géographie donnait ce très beau sujet de composition : « Les usages de l’écritures du XIIe au XIVe siècle (Angleterre, France, Italie, péninsule Ibérique) ». Le rapport du jury de ce concours est très instructif à tous les égards. Je recommande la lecture de ces rapports qui sont toujours extrêmement bien écrits, par des professeurs qui aiment leur métier, ou qui donnent envie de l’aimer.

Le sage précaire comprend de suite pourquoi on parle de « péninsule ibérique » au lieu d’Espagne : parce que la péninsule est arabophone à cette époque, qu’elle s’appelle Al Andalus, et que les musulmans y font régner une culture plutôt lettrée par rapport au reste de l’Europe occidentale. Les chrétiens y parlent en arabe. Les juifs aussi, et y vivent dans une sécurité relative ; relative mais plus grande que dans le reste de l’Europe occidentale, et surtout que l’Espagne conquise par les rois catholiques.

Avant de lire le rapport du jury, je rêvasse et je me demande comment traiter un tel sujet. Me viennent à l’esprit les textes connus de ces trois siècles : les chansons de geste, celles des troubadours, les grands récits de voyage de Marco Polo, de Guillaume de Rubrouck et de Jean de Mandeville. Je songe aux grands textes théoriques d’Averroès, de Maïmonide, de Thomas d’Aquin, de Duns Scott. Mon esprit divague et je salive à l’idée de lire le rapport du jury qui devrait, selon toute probabilité, éclairer ma lanterne.

Las, vous ne trouverez rien sur l’Europe arabophone. Cette phrase trahit le préjugé des historiens français :

La péninsule Ibérique est fragmentée en royaumes, nettement individualisés, portés par la Reconquista

Rapport de jury, Capes d’Histoire-Géographie

Portés par la Reconquista ? Ce mot espagnol n’est pas en italique dans le rapport alors même que le rapporteur se plaint du fait que les candidats omettent de souligner les titres et les mots étrangers. Signe peut-être que la guerre de conquête des rois catholiques est considérée comme tellement légitime qu’elle a été intégrée dans la culture française.

Le mot « arabe » n’apparaît qu’une seule fois dans le rapport du jury, pas à propos de l’Espagne mais de la Sicile :

un royaume de Sicile, fondé en 1130, caractérisé par un important syncrétisme entre influences byzantines, arabes et normandes.

Idem.

Cela me serre d’autant plus le coeur que j’ai beaucoup rêvé sur cette Sicile à la fois normande et arabe. J’utilise comme fond d’écran de mon ordinateur la fameuse carte du monde conçue en Sicile par Al Idrissi, sous le règne de Roger II. Devinez en quel siècle ? Au XIIe naturellement. Cette œuvre devrait apparaître dans la dissertation des futurs professeurs d’histoire.

Carte du monde d’Al Idrissi, orientée sud/nord, Sicile, 1154.

Hormis cette lacune, le rapport du jury est très instructif. On y découvre des textes intimes.

« La notion de scripturalité de l’intime renvoie aux écrits du for privé de l’époque moderne. Il s’agit d’une « scripturalité éphémère » ». « La « lettre d’amitié » de Jean de Gisors à Alice de Liste, petit billet du milieu du XIIIe siècle trouvé glissé dans un mur de Saint-Pierre-de-Montmartre lors de travaux de restauration, en est un témoignage exceptionnel. »

On y découvre surtout que le corps enseignant a encore beaucoup à faire pour penser l’Europe dans sa totalité, sans fermer les yeux sur des réalités pourtant incontournables. La conclusion, en toute logique, précise que la dissertation s’est réduite à la culture chrétienne, ce qui n’était pourtant indiqué dans le libellé du devoir.

Le XIIe siècle marque, dans l’Occident chrétien, non pas une apparition de l’écrit mais une nette progression de l’écrit par rapport à l’oral, et ce dans l’ensemble de l’Occident médiéval.

Idem.

Les grandes idées d’un philosophe en pleine coupe du monde

Si j’en crois le philosophe officiel de la France centriste, Raphaël Enthoven, il faut lutter contre les femmes voilées et contre le Qatar qui est antisémite.

Sur un plateau de TV du service public, il égrène ses griefs contre le Qatar et je souligne ceci : « pays antisémite, où il est interdit de prier en hébreux dans la rue. »

Tous les mots de cette phrase m’étonnent et m’interrogent.

Il est interdit de prier dans les rues ? Pourquoi, qui a envie de prier dans les rues ? Qui voudrait se révolter parce qu’on interdit de prier dans les rues ? Même en France, où l’on a connu des phénomènes de prières musulmanes dans les rues, il y a dix ans et encore en 2017, même en France on a réglé la question et on ne prie plus ni en arabe ni en hébreux dans les rues.

Prier en hébreux ? Pourquoi prierait-on en hébreux dans un pays musulman ? Pourquoi Raphaël Enthoven feint-il d’être choqué que cela ne soit pas autorisé au Qatar ? Y a-t-il un seul pays au monde, à part Israël, où l’on prie en hébreux dans la rue ?

Je crois comprendre la stratégie du philosophe parisien. Son but est de criminaliser le Qatar, et de l’anathématiser sous le tripalium tétanisant de la misogynie, l’homophobie et l’antisémitisme. Il faut accréditer l’idée que le Qatar persécute les femmes, les homosexuels et les juifs.

Or, nous avons vu que, jusqu’à plus ample informé, les homosexuels étaient tranquilles dans le Golfe persique, même s’ils ne jouissaient pas des mêmes droits qu’en Europe. Nous savons aussi que les femmes étrangères y sont libres si elles sont financièrement indépendantes, et que les juifs n’y sont jamais menacés.

Donc Raphaël Enthoven ment devant nous tous, mais pour quelles raisons ? Je lance une hypothèse : le Qatar est un pays qui refuse de banaliser la politique d’Israël. À la différence de ses voisins, le Qatar continue de désigner Israël comme un pays colonisateur et injuste avec les Palestiniens. Je ne vois pas d’autres raisons qui pousseraient un intellectuel français à déclarer que tel pays est antisémite.

La même semaine, le même philosophe publie ce tweet :

« Un soignant antivax… qui lui confierait sa santé ? Et pourquoi pas un boucher vegan ? Une féministe voilée ? Un plagiste astronome ? Un cercle carré ? »

Raphaël Enthoven, 25 novembre 2022

Une femme qui porte un voile, surtout si elle est musulmane, ne peut pas être féministe selon Enthoven. C’est même une contradiction dans les termes, cela revient à imaginer un cercle carré. Or, je connais beaucoup de femmes voilées qui me paraissent et se déclarent féministes. Rien dans leur comportement et dans leurs paroles ne trahit un anti-féminisme, mais elles portent un voile sur les cheveux, librement, pour des raisons qui les regardent. Enthoven met toute sa puissance médiatique à étouffer la parole de ces femmes. Il faut les faire taire, et si ce n’est pas possible, il faut les rendre inaudibles.

Le philosophe Enthoven prend sa part dans la guerre que livrent certains contre l’islam. Pour la mener, cette guerre, il faut diviser les Français modestes entre eux, ce qui n’est pas très difficile. Il faut aussi tout faire pour maculer les pays musulmans aux couleurs de l’homophobie, de la misogynie et de l’antisémitisme.

Je ne boycotterai pas le mondial au Qatar

On nous dit qu’il fait trop chaud au Qatar pour jouer au football, et que les stades seront donc climatisés, ce qui est un crime contre l’environnement. Je suis allé au Qatar en octobre 2015, et à nouveau en mars 2018, il n’y fait pas trop chaud et la climatisation ne sera pas nécessaire fin novembre début décembre.

D’ailleurs, la sagesse précaire est satisfaite de la saison choisie pour l’organisation de la coupe du monde. Fin novembre, c’est le moment le plus dépressif de l’année, il fait toujours nuit, les gens sont tristes, ils ont froid, on est loin des fêtes de fin d’année. Un grand événement sportif est le bienvenu pour remonter le moral des troupes. En juin et juillet, au contraire, il fait trop chaud et les gens passent leur bac, leurs examens, veulent regarder d’autres événements sportifs, l’attention est trop sollicitée.

Mais ce n’est pas pour ça que des gens boycottent le mondial cette année.

Depuis quelques mois, de nombreux articles et émissions dénoncent le Qatar pour son mauvais traitement des ouvriers qui construisent les stades de football. Or, cela fait douze ans que le Qatar a été nommé pour organiser la coupe du monde du football. On nous dit que les ouvriers sont maltraités. Je le crois, mais pas plus que dans tous les pays chauds, et dans tous les pays froids. Les immigrés sont mal traités, malheureusement, dans de nombreux coins de cette planète.

Le Qatar est accusé de mettre en esclavage des ouvriers. Je n’y crois pas. Les ouvriers sont venus de leur propre chef dans les pays du Golfe, personne ne les a forcés. Ils y ont été poussés par la pauvreté comme les autres immigrés. Ils repartiront chez eux au bout de quelques années, comme tous les autres ouvriers des pays du Golfe, exception faite de ceux qui sont morts.

Que va-t-on faire de tous ces stades ? N’est-ce pas un gâchis épouvantable ? Oui, comme tous les jeux olympiques, les expos universelles, et toutes ces conneries. Bienvenu dans le monde du capitalisme, vous venez de découvrir que ce monde est dirigé par des dispositifs de gaspillage indécent, et de dépense somptuaire dégoûtante.

Le journal Médiapart nous informe de toutes les corruptions qui ont présidé à l’élection du Qatar pour l’organisation du Mondial. J’écoute attentivement, et j’en conclus qu’en effet ils ont graissé la patte de bien des gens à coups de millions d’euros. Ces millions viennent de leur gaz et du pétrole qu’ils vendent. Ils ne les ont pas volés aux Qatariens qui, eux, vivent dans l’opulence. Personnellement, je préfèrerais qu’ils investissent ces millions dans la création d’un monde plus juste et plus intelligent, mais comment reprocher à des pays du Proche-Orient de ne pas faire ce que nous n’avons pas fait ?

La sagesse précaire ne donnera donc pas l’instruction de boycotter la coupe du monde de football 2022.

Salman Rushdie entre la vie et la mort

Tell a dream, lose a reader

Henry James selon Martin Amis

Dieu merci il n’a pas succombé à ses blessures, pas encore, pas cette fois-ci. Salman Rushdie a échappé à la tentative d’assassinat d’un fanatique qui pensait bien faire en poignardant un innocent. Toute ma solidarité et mes prières vont à Salman Rushdie.

L’extrême-droite peut à bon droit clamer que l’islam a encore frappé. Pourquoi ne le ferait-elle pas ? Au nom de quoi se retiendrait-elle ? Comme toujours, il y a une profonde union objective entre les pires défenseurs d’une cause et les pires adversaires de cette même cause. En l’occurrence, un islam véritable, pur et doux comme il doit l’être, adorateur d’un Dieu miséricordieux comme il est constamment répété dans le Coran, cet islam est également détesté par les fanatiques et par les ennemis de l’islam. Les musulmans, eux, accueillent chaque nouvelle d’un attentat avec le même accablement.

Le sage précaire a toujours lu Les Versets sataniques en diagonale car il n’a jamais pris un véritable plaisir à cette lecture. Une grande partie du roman consiste en des récits de rêve, or les Anglais ont un dicton qui est souvent repris par les enseignants en expression écrite : « Tell a dream, lose a reader » (« raconte un rêve, perds un lecteur. »). Martin Amis prétend dans un article que cette phrase est d’Henry James, donc ce n’est pas vrai. Cette phrase ne ressemble pas au style de Henry James. C’est probablement Martin Amis lui-même qui a dit cet apocryphe mot d’esprit, répétant ainsi ce que de nombreux lecteurs disent dans les cafés du commerce de la critique littéraire :

Ne racontez pas les rêves de vos personnages, ça gonfle tout le monde, et c’est le signe d’un manque d’inspiration évident. Bossez et tâchez d’intéresser vos lecteurs.

Pire que tout, interdisez-vous la facilité de terminer une histoire avec un personnage qui se réveille. « Tout cela n’était qu’un rêve. » C’est intolérable.

Le sage précaire

Dans Les Versets sataniques, les chapitres impairs relatent les faits et gestes de deux personnages, Gibreel Farishta et Saladin Chamcha, et les chapitres pairs sont les récits de rêves de Gibreel. Vous voyez de suite le symbolisme derrière ces prénoms de personnage :

Gibreel se prononce comme Djibril, c’est-à-dire Gabriel en arabe, l’archange qui a révélé les sourates du Coran à Mohammed.

Saladin est le nom d’un grand sultan d’Egypte du XIIe siècle, grand guerrier, victorieux des croisés francs et anglais, vainqueur de Philippe Auguste et de Richard Coeur de Lion. Le sens de Saladin, en arabe, est « rectitude de la foi ».

Sans même lire le roman de Salman Rushdie, on peut imaginer que le personnage Gibreel représente un islam spirituel, onirique, plutôt cool, alors que Saladin va osciller entre l’esprit de chevalerie et le djihadisme qui furent les grandes caractéristiques du sultan d’origine kurde qui régna sur Jérusalem. Nul doute que le romancier anglophone d’origine indienne a joué sur les nombreux effets de sens et de sous-textes qui permettent de faire entendre des échos innombrables avec l’époque contemporaine et les problématiques lancinantes que sont la religion, le racisme, les migrations, le fanatisme ou la liberté d’expression.

Or, il est tragiquement ironique que ce soit dans un chapitre qui raconte un rêve de Gibreel qu’on peut lire les passages incriminés sur un prophète nommé Mahound. Ces passages ne sont en rien blasphématoires, (et quand bien même l’eussent-ils été…), mais ils ont valu à Salman Rushdie d’être mis à mort par des leaders religieux qui font honte à l’islam et aux musulmans.

Il est ironique que ce soit la narration d’un rêve qui cause cette aberration historique. Le dicton disait « raconte un rêve, perds un lecteur ». Les fanatiques d’aujourd’hui en inventent un autre plus lugubre : « raconte un rêve, perds un auteur. »

Des différentes versions de Celestial Bodies, vainqueur du Man Booker Prize 2019

Le jour même où j’ai conduit Qods à l’aéroport de Mascate, l’écrivaine Jokha Al Harthi remportait le Man Booker Prize pour son roman traduit en anglais Celestial Bodies. Hajer le lisait en arabe tandis que je le lisais en anglais et nous comparions les versions qui divergeaient considérablement. Au terme de nos conversations comparatistes, il semblerait que la traductrice ait exercé une influence déterminante dans la clarification des intentions narratives de l’autrice. Je comprenais des choses qui avaient échappé à la sagacité d’Hajer, du fait notamment que chaque chapitre est intitulé par un nom de personnage dans la version anglaise, alors qu’en arabe le texte coule comme un long monologue intérieur, sans coupure ni titres d’aucune sorte.

Hajer et moi pensâmes quelques minutes que nous pourrions joindre nos forces pour traduire ce roman en français, en nous appuyant sur les deux versions connues, mais nous abandonnâmes l’idée quand des projets plus urgents se présentèrent à nous.

Des revues universitaires

C’est toute une affaire de publier dans cette revue canadienne. On fait relire votre article par des experts au moins trois fois, on vous dit de procéder à toute sorte de modifications, en général pour le bien de l’article.

L’intérêt, pour moi, de faire tous ces efforts pour cette revue, c’est qu’elle bénéficie d’un classement international remarquable. Pour les universités asiatiques et moyen-orientales, ce détail est d’une importance capitale.

Au final, l’article est amélioré mais pas meilleur que ce que vous publiez dans des revues moins regardantes et moins prestigieuses.

Les Indiens musulmans que j’ai connus dans le Golfe persique

Un Indien musulman du Kerala au marché de Nizwa, Oman, 2017.

Le Monde diplomatique de ce mois de mars 2022 publie un long reportage sur les Indiens musulmans de l’État du Kérala, au sud de l’Inde. L’article signé Pierre Daum souligne l’alliance « inédite » (?) entre les marxistes au pouvoir et des musulmans dits « rigoristes ». Il est question de ces nombreux Indiens qui travaillent quelques années dans les pays arabes du Golfe persique et qui retournent au pays avec des idées religieuses plus affirmées.

Sans vouloir me faire de la réclame, il se trouve que je parle de ces travailleurs immigrés dans mon dernier récit, Birkat al Mouz. Certains de ces musulmans indiens apparaissent brièvement dans l’Ouverture du livre, mais surtout je les fais intervenir dans le chapitre intitulé « Les aubes du ramadan ». Le lecteur voit leurs pieds d’abord, car quand on prie en Oman, on s’incline sur une diversité de pieds éloquente. Il y a ceux des travailleurs agricoles qui grimpent en haut des palmiers dattiers sans gants ni souliers. Il y a aussi les pieds de fonctionnaires, les pieds de sportifs et les pieds blancs du sage précaire. Or les pieds indiens étaient reconnaissables.

J’ai bien communiqué avec ces Indiens musulmans et autres immigrés bangladais, et je ne peux pas être entièrement d’accord avec le journaliste du Monde diplomatique.

Un foyer sur quatre vit de l’argent du Golfe

Pierre Daum, « Le niqab au pays des soviets indiens », Le Monde diplomatique, Mars 2022, p. 4-5.

Il est vrai que, probablement, une grande partie des familles musulmanes reçoivent directement ou indirectement une part de leurs revenus du Golfe persique. Les immigrés envoient du cash chaque semaine, et les monarchies pétrolières financent des mosquées et autres écoles coraniques.

Certains cheikhs arabes subventionnent ces constructions afin de faire passer leur vision orthodoxe, salafiste, voire wahhabite, de l’islam.

Pierre Daume, art. cit.
Indiens, Pakistanais et Bangladais après une prière, Grande Mosquée Sultan-Qabous, Mascate, Oman, 2018.

J’aimerais nuancer cette assertion. À mon avis, ceux qui se sont trempés dans des pays comme le sultanat d’Oman retournent chez eux avec une foi réchauffée mais pas forcément rigoriste. Travailler en Oman leur a surtout permis d’affermir leur amour des mosquées et d’apprécier le bien-être qui découlent des prières pratiquées dans de grands espaces sereins, les pieds sur de belles moquettes immaculées.

La photo que je mets en ligne ci-dessus a été prise dans la grande mosquée de Mascate, celle qui porte le nom du sultan bâtisseur. Vous pouvez voir, à leur attitude, qu’ils vivent un moment suspendu, la période qui suit la prière collective, et que certains prient individuellement tandis que d’autres se reposent. Il faut savoir que cette mosquée est un chef d’oeuvre d’architecture et de décoration intérieure, par conséquent, ces braves ouvriers profitent d’une délectation esthétique que seules les mosquées offrent aux classes laborieuses.

À toute heure de la journée, quand le voyageur entre dans une mosquée de Mascate, il voit quelque part un travailleur immigré qui prie ou qui dort. On peut comprendre par là que la religion est le plus grand allié du travailleur de confession musulmane : personne ne peut lui interdire de prendre quelques pauses dans la journée pour aller faire les ablutions à grandes rasades d’eau fraîche, et de rendre grâce à son Dieu sur de beaux tapis épais.

Quand ils rentrent en Inde, les Kéralais savent que la prière est douce au corps des prolétaires, alors ils cherchent à recréer un peu de cette harmonie qu’ils ont cru observer chez les Ibadites omanais.

Parler d’Oman en Occitanie

Traverser à vélo l’Algérie des années 1980

Il rêvait d’Algérie et de bicyclette, alors quand il a terminé ses études de médecine, il s’est offert ce rêve, mais c’était sans compter sa compagne, Béatrice, qui ne supporte pas de voir partir son amoureux loin d’elle. Elle aurait pu l’accompagner dans ce voyage mais elle n’aime pas le vélo.

À la fin du récit, le narrateur est à Tamanrasset et n’a toujours pas réglé son conflit conjugal. Le lecteur ne saura pas si le couple tiendra.

Entre temps, Denis Fontaine aura rencontré l’Algérie des années 1980, celle que j’ai connue moi aussi quand j’étais enfant. Une Algérie entre deux époques historiques : non plus celle des grands espoirs socialistes des années d’indépendance, pas encore celle de la guerre civile entre militaires et islamistes. C’était un pays paradoxal, sûr de lui et accueillant, légèrement arrogant et globalement bienveillant envers les voyageurs français.

On y découvre Ghardaia et le M’zab dans sa réalité ibadite, cet islam qui refuse d’adhérer au sunnisme et au chiisme. À la différence de l’ibadisme que l’on pratique au sultanat d’Oman, où il est majoritaire, celui de l’Algérie fut un acte de résistance berbère à l’invasion des Arabes il y a mille ans.

C’est à Ghardaia que le voyageur reçoit à la poste restante des courriers de son amoureuse, restée en France, qui se demande où va cette histoire d’amour. Et c’est le coeur lourd que Fontaine déambule dans ces villes ibadites. La plupart des femmes croisées dans la rue y étaient voilées entièrement, contrairement à ce que l’on raconte aujourd’hui, les maisons y sont sans fenêtres apparentes, et pourtant, on s’y sent accueilli :

C’est à Ghardaia que je ressens le mieux le paradoxe du monde arabe, ce mélange intime d’ouverture et de fermeture.

Denis Fontaine, La route de Tamanrasset, p. 86.

Il est paradoxal que ce soit précisément un territoire berbère qui inspire au voyageur cette révélation sur le monde arabe.

Le récit de Fontaine donne à voir une Algérie qui aurait pu trouver le chemin de la réconciliation avec la France, n’étaient les impondérables de l’histoire et des hommes. C’est peut-être pour cela que l’écrivain voyageur rejoue cette comédie humaine de la réconciliation conjugale, comme un fil conducteur qui s’entremêle avec le trajet géographique.

Deux imams de Suisse

Pour la prière du vendredi, je me rends à la moquée de Lausanne, en Suisse. Je ne me renseigne pas, je vais dans celle qui est indiqué sur Google Map, sans réfléchir. Elle est située près de la gare, dans un assez beau bâtiment qui doit être une ancienne usine des années trente. Le quartier est environné de construction qui fleurent bon l’art déco.

L’imam parle beaucoup arabe puis se met au français après un long moment. Je n’ai pas bien compris le sujet principal de son prêche, s’il avait ou non défini un angle, ou ne serait-ce qu’une problématique.

Ce dont je me souviens, ce sont des leçons qu’il s’est mis à débiter comme un automate au bout d’une demi-heure de prêche. C’était un véritable festival de dogmes obscurantistes qui feraient fuir n’importe qui loin de l’islam :

  1. Il est interdit de serrer la main d’une femme. C’est ainsi, il n’y a rien à discuter. Ceux qui arguent qu’en Europe, cet interdit est inadapté, ceux-là sont des mécréants. « Comment ça faut s’intégrer ?, dit l’imam. Alors je vais perdre ma religion pour m’intégrer ? Qu’est-ce que vous êtes prêts à faire pour vous intégrer ? Aller avec vos amis le samedi soir et boire des bouteilles d’alcool, c’est ça s’intégrer ? »
  2. Écouter de la musique est un péché. « Pas un péché aussi grave que la fornication, mais quand même c’est un petit péché. »
  3. Il fait la liste des comportements autorisés ; il qualifie ces actes de « sunna » et il précise que si quelqu’un respecte bien toutes ces règles, il lui sera plus facile d’entrer au paradis.

Cette liste des recommandations montre que cet homme vit dans un autre monde.

  1. Porter une robe blanche.
  2. Porter une barbe.
  3. Mettre du khôl autour des yeux.
  4. Se parfumer.
  5. S’asseoir quand on boit.
  6. Manger avec trois doigts de la main droite.

Je n’ai pas pu m’empêcher de rire quand il a parlé du maquillage autour de yeux.

J’ai regardé autour de moi. Il n’y avait pas foule. Aucun des hommes présents ne suivait ces préceptes. Aucun ne s’était maquillé avant de venir prier, et aucun n’était paré d’une belle robe blanche. En revanche, j’ai ressenti une petite gêne dans l’assistance. La gêne n’est pas nouvelle apparemment, si j’en crois ce quotidien de Lausanne qui informait qu’une association musulmane avait dénoncé cette mosquée pour incitation à la haine.

L’association présidant à la mosquée serait d’une mouvance dite « Ahbache » apparue au Liban dans les années 1980, mais je n’ai pas de certitude à ce sujet. Pour en savoir davantage sur ce courant ahbachiste, fondée par un cheikh éthiopien établi au Proche-Orient, voir notamment cet article de Dominique Avon.

Je ne veux pas prendre parti pour ou contre un courant de pensée, qu’il soit libanais ou non. Moi, ce qui m’importe, c’est qu’on laisse les fidèles tranquilles dans leur quête d’une vie bonne et heureuse. Dire qu’il ne faut pas serrer la main des femmes pendant un prêche du vendredi, ce n’est pas intelligent, c’est blessant pour nous tous, c’est méprisant pour les femmes et cela éloigne les musulmans du mode de vie simple et modeste qu’ils cherchent à observer. Ce type de règlements fait beaucoup de mal aux communautés qui suivent ce type d’imam, les freine dans leur recherche d’emploi, les isolent dans la société. En un mot, j’avais affaire à un phénomène sectaire.

En naviguant sur internet, je glane de nombreux articles et commentaires sur l’imam et cette mosquée. Le journal Le Temps annonce qu’en 2004 déjà, l’imam Al Rifai fut poignardé par un Tunisien fanatique. Depuis, ce même prêcheur qui incite tout le monde à se maquiller tout en rejetant l’homosexualité, n’a de cesse de dénoncer « tous les extrémistes », et considère toutes les associations existant à Lausanne d’extrémistes.

Apparemment, la pratique suisse de cette religion est tiraillée entre plusieurs groupes qui se vouent une haine destructrice. Pauvres gens de Lausanne.

Heureusement j’ai assisté à une autre cérémonie religieuse qui ma mis du baume au coeur. Dans une autre salle de prière, dans un autre quartier de Lausanne, un autre imam a célébré un mariage de deux jeunes Suisses musulmans d’origine tunisienne. Le prêche était en français, saupoudré d’un peu d’arabe pour citer les Écritures dans le texte. Les paroles de ce deuxième imam de Lausanne étaient pleines de sagesse et de modération.

La famille de la mariée m’a fait l’honneur de me prier d’être le témoin de leur fille, ce que j’ai accepté avec dignité. L’imam avait préparé un prêche relativement long, et il s’adressa presque à moi, en me regardant dans les yeux, quand il me dit que le mariage enseignait « la patience« . Comme savait-il donc que la patience était en effet une des vertus qui me demandent le plus d’effort ?

Femmes et hommes étaient ensemble dans la salle de prière, des femmes portaient un voile, des femmes laissaient leurs cheveux apparents, et d’autres femmes firent des aller-retour dans la soirée entre voile et cheveux. Les filles et l’épouse unique de cet imam appartenaient à ces trois catégories.

Heureux peuple de Lausanne.