Un début de ramadan poussif

Le premier jour du ramadan ne fut pas glorieux pour le sage précaire. Loin d’être une journée spirituelle, ce fut un long tunnel de déprime et de mauvaise humeur. Je n’ai pas réussi à me réveiller de toute la journée et c’est un miracle qu’il n’y ait pas eu de catastrophe. Je n’ai cessé de renverser des choses, de faire tomber d’autres choses, de laisser des entreprises en état d’inachèvement.

Le soir, de retour à la maison après être allé chercher Hajer au travail, l’appartement était tout enfumé : j’avais oublié d’éteindre le feu sous la soupe tunisienne d’orge que j’avais préparée difficilement. Depuis, et jusqu’à ce matin, notre appartement et nos vêtements dégagent une odeur de brûlé qui a troublé notre sommeil.

Le jeûne sec provoque parfois de ces tourments sur le corps, et force l’individu à se recentrer sur des gestes simples.

Bon ramadan à tous

Nous commençons ce jour le mois sacré du jeûne et de la solidarité.

Le sage précaire a mis le réveil à 4 h 00 pour prendre un petit-déjeuner roboratif, et apporter celui de son épouse restée au lit. Voici le contenu de ce repas nocturne : eau, café, avocat, fromage, œufs, pain et porridge.

L’heure de la prière de l’aube sonnait aujourd’hui à 4 h 38. Demain ce sera quelques minutes plus tôt, et ainsi de suite jusqu’au passage à l’heure d’été qui interviendra au dernier tiers du mois saint.

Quand arrive l’heure de l’aube, on laisse la nourriture et on va faire ses ablutions : on passe à l’eau fraîche ses mains, sa bouche, son nez, son visage, ses oreilles, son crâne, ses avant-bras et ses pieds. On le fait en se concentrant sur la possibilité d’accéder à une forme de pureté, avant de se rendre sur un tapis de prière.

La prière qui ouvre la journée est la plus courte des cinq prières quotidiennes.

C’est le mois de la charité et de la santé. Ne vous étonnez pas si, sur ce blog, le sage précaire se prête moins à la critique et au sarcasme. Il est possible qu’il s’astreigne à des éloges et des paroles de protection.

Sous le signe de Beethoven

Entre Bonn, où j’ai visité le musée qui lui est consacré, et Munich où sa musique est jouée à l’Isarphilarmonie, mon séjour allemand se place sous le signe de Beethoven. Le sage précaire, pourtant, a toujours été plus enclin à écouter d’autres compositeurs. Beethoven, il l’écoute depuis l’adolescence mais presque plus par devoir que par attirance instinctive.

C’est la lecture de Kundera (il parle de Beethoven dans presque tous ses livres) qui l’a poussé à écouter en boucle les Variations Diabelli. Sa pratique théâtrale lui a fait découvrir la magnifique septième symphonie (les Baladins de Péranche avaient utilisé le poignant deuxième mouvement comme accompagnement de notre mise en scène du Journal d’Anne Frank en 1990). La « neuvième », qui se termine par l’Ode à la joie, c’est Nietzsche qui l’a convaincu d’aller y voir de plus près (Naissance de la tragédie). Mais à chaque fois, le stimulus vient d’ailleurs. Le sage précaire n’est pas aussi passionné de Beethoven qu’il l’est de Bach, de Berlioz, Schubert ou de Josquin.

C’est pourtant la symphonie n° 5 que nous sommes allés écouter à la salle de concert hyper moderne du complexe culturel Gasteig HP8. Nous fûmes très impressionnés par la salle, son esthétique visuelle et son acoustique. J’étais ému de voir tant de monde payer si cher le billet d’entrée (plus de 40 euros) pour assister à un concert de musique classique. J’ai retrouvé mes Allemands. Les Allemands comme je les aime et les désire, passionnés de musique et de science. Les Allemands bien rangés sur leur siège mais communiant avec la rage échevelée de Beethoven. Les Allemands fous d’amour pour le romantisme, même s’ils nous regardaient d’un sale œil lorsque nous prîmes d’assaut des sièges mieux situés à l’entracte.

Nous savons tous que Beethoven est devenu sourd, mais dans sa maison de Bonn, transformée en musée, sont exposés les instruments de torture que le musicien s’introduisait dans l’oreille, au bout desquels ses visiteurs devaient hurler pour se faire entendre. Ce spectacle est pathétique, et on n’en finit pas de se lamenter sur la malédiction de l’artiste qui perd l’usage du seul sens dont il a besoin. C’est à devenir fou.

Justement, la symphonie numéro 5 est connue dans l’histoire de la musique pour incarner la lutte de l’homme sain avec la folie. Le morceau lui-même, sa composition, avec ou sans exécution orchestrale, faisait vaciller la santé mentale des auditeurs : en 1830, Goethe ne sortait plus au concert, mais il se faisait jouer au piano ce qu’il y avait d’intéressant. Quand Mendelssohn joua au piano la cinquième, le vieux maître reconnut la charge de trouble mental qui habitait la composition :

« Cela le remua étrangement. Il dit d’abord : cela n’émeut en rien, cela étonne seulement, c’est grandiose ! » Il grommela encore ainsi, pendant un long moment, puis il recommença, après un long silence : « C’est très grand, c’est absolument fou ! On aurait peur que la maison s’écroule…

Felix Mendelssohn, cité par J. & B. Massin, dans Ludwig van Beethoven.

Voilà, c’est ça, Beethoven voulait faire s’écrouler la maison. Et les Allemands adorent ça parce que ce sont des gens adorables, qui construisent des maisons bien solides mais qui rêvent d’océans et de tempêtes.

Le pouvoir a-t-il peur de la sobriété ?

J’ai arrêté de boire en 2016 mais ce n’était ni une prescription médicale ni un interdit religieux. C’était pour faire plaisir à une femme que j’aimais et qui ne pouvait pas supporter l’idée de vivre avec un homme qui buvait. Ce n’était pas négociable.

Nous nous sommes donc disputés plusieurs fois sur ce sujet car je pouvais arrêter l’alcool au quotidien, mais il était malsain à mes yeux d’interdire toute consommation, même un bon verre, parfois, en compagnie familiale, autour d’un bon repas.

Nous avons donc commencé à vivre ensemble sans que je promette la sobriété totale. Je me réservais le droit de boire sous certaines conditions.

Puis j’ai décliné de moi-même des propositions qu’en d’autres temps j’aurais trouvées alléchantes. Petit à petit, sans m’en rendre compte, je devenais sobre. Même en famille, même avec mes vieux amis, je ne buvais plus que de l’eau.

J’étais fier aussi, je le confesse, de dire que je faisais ce sacrifice pour la femme de ma vie. Dans un recoin de mon esprit, je trouvais cela romantique.

La réalité est que la sobriété est comme une barrière, et chacun vit d’un côté ou de l’autre de cette barrière. Depuis que je suis sobre, je ne vais pas mieux car je n’ai jamais souffert d’alcoolisme, ni attrapé de maladies causées par l’alcool. En revanche j’ai ouvert les yeux sur les méfaits de ce fléau dans nos sociétés et suis étonné de la tolérance avec laquelle notre société appréhende cette drogue.

Il ne fait pas de doute que les lobbies des alcooliers, représentant les intérêts des producteurs, des diffuseurs et des débits de boissons, corrompent nos politiciens pour les empêcher d’adopter des mesures qui protègeraient les populations les plus touchées.

Et pendant ce temps, nos compatriotes musulmans vivent en famille et font la fête sans alcool. Ce pourrait être un angle d’attaque pour tenter un rapprochement entre segments du peuple. Apprécier et valoriser le mode de vie de ceux qui sont d’ordinaire stigmatisés. Si on avait envie de s’intégrer les uns et les autres dans une nation fraternelle et en bonne santé, on pourrait commencer en demandant aux musulmans comment ils font pour être aussi gourmands sans alcool.

Le Traité des passions de Germain Malbreil, dernières missives

Mascate, le 23 février 2021.

Cher Germain,
Je voulais vous dire, à propos de votre Traité, qu’il me tarde de le lire.
Si je m’en souviens bien, vous m’avez écrit en 2018 que vous étiez sur le point de le terminer. Est-ce fait ? Avez-vous trouvé un éditeur ?
Quoi qu’il en soit, s’il vous plaît gardez-moi un exemplaire, même si le texte vous paraît encore perfectible. Je tiens absolument à en avoir une copie.
Je me souviens d’un courriel ou d’une lettre que vous m’avez envoyé à l’époque où j’habitais en Chine, dans lequel vous tissiez un lien entre « ambition » et « ambulatoire », et vous me disiez que ma passion première devait être la colère, car de la colère procède l’ambition, donc l’ambulation, donc le voyage.
Rien que pour cela, pour des éclats de pensée comme ça, je tiens à lire votre Traité.
À très bientôt,
Guillaume

La réponse à ce mail constitue l’ultime message que j’ai reçu de mon vieil ami. Il me rassure car c’était l’époque de la grande pandémie Covid 19, et que je m’étais inquiété de sa santé auprès de son fils.

Conhilac, le 05 mars 2021

Cher Guillaume,

Tranquillisez-vous : j’existe encore, et dès que possible je vous écrirai la grande lettre que vous méritez.

C’est que je sors d’une crise qui a duré plus d’une année, en fait d’hospitalisations. Maladie qui a été une cata-strophe, au sens où je n’ai pu m’élever à la moindre ana-lyse. Où j’ai été privé d’écriture, où j’ai traversé un AVC, vécu sans ordinateur, auprès d’affolantes infirmières, toutes tatouées et charmantes. Avec le péril de tomber : je survivais en état de casse, corseté. J’ai pu enfin réintégrer ma maison, réappris à marcher sans canne. Et me voici en proie à la procrastination, tout étonné de n’avoir pas songé à joindre mes amis.

Enveloppé de honte, la vergogne, une sorte de peur, la crainte qui vole sur moi. Traité des passions inachevé, sa fin qui me hante. L’impression d’avoir essayé de réhabiliter une sorte de mélancolie, de tristesse ; c’est pourquoi j’hésite à répondre à votre demande. Il faudrait une plus grande confiance en moi. J’ai noté vos propos sur l’architecture de mon bureau, j’ attends votre visite et celle de votre mystérieuse épouse. On me dit à l’instant (Susie), qu’elle serait heureuse de vous revoir. Elle avait été très impressionnée par votre père.

Bonjour à vous deux. Recevez mon intacte affection.

G.M.

Un long fleuve intranquille : l’action culturelle et la psychiatrie

Cécilia de Varine, 2023

Cécilia de Varine est à la fois une artiste, une médiatrice culturelle et une administratrice. Un peu comme le sage précaire, si à la place d’artiste on écrivait « blogueur », à la place de médiatrice « chercheur en littérature/prof de philo », et à la place d’administratrice « dictateur en puissance ».

Il fallait pour ce profil hors norme un métier incroyable, une activité insoupçonnée. Après avoir travaillé en musées, Cécilia a trouvé sa place chez les fous. Elle dirige depuis des années le service culturel d’un hôpital psychiatrique de Lyon, non pas le Vinatier, mais le Saint-Jean de Dieu.

Pour parler de son action et de cet hôpital, elle a rendez-vous tous les mois au micro d’une station de radio qui lui ouvre son antenne. Là encore, un concept d’émission très original, inouï sur les ondes traditionnelles des chaînes majoritaires.

La chronique de Cécilia est très bien faite. Elle tresse les histoires passionnantes de l’hôpital psychiatrique, de la ville de Lyon, et de l’exposition qu’elle met en place pour commémorer le bicentenaire de l’hôpital.

https://www.rcf.fr/bien-etre-et-psychologie/un-long-fleuve-intranquille-rcf-lyon?episode=403894&fbclid=IwAR3R8cVeiOYkm1VTSGqn5VziVxPwqORS1EdUZrP362rokMWdwjMoCmGPZ30&share=1

Un tarin horrible que j’ai fini par accepter

Quand j’étais jeune le nez de ce personnage m’empêchait de me délecter. Je lisais des livres d’histoire de l’art, je passais ma vie dans les musées, je m’imprégnais de la Renaissance italienne pour me faire le regard, et cet énorme tarin me repoussait systématiquement.

Comment pouvait-on qualifier de chef d’œuvre un tableau si quelconque orné d’un appendice si abject ? Comment même regarder cela ?

Maintenant que j’ai vieilli tout a changé.

1. Le nez du grand-père ne me choque plus. Mon dégoût était à mettre sur le compte de mon jeune âge.

2. Je suis touché et ému par le sentiment d’amour familial qui est délicatement dépeint dans cette peinture.

3. Je mesure combien il etait novateur au XVe siecle de peindre une scene aussi intime entre un enfant et son grand-père.

4. Ce nez apporte trois éléments fondamentaux : il témoigne des maladies de son temps, il signe le début du réalisme en peinture et enfin il montre cette faculté qu’ont les petits enfants d’aimer leurs parents sans conditions.

Enfin tout dans cette composition, notamment l’étrange paysage qui se déploie par la fenêtre, résonne en moi comme l’accomplissement d’un chef d’œuvre absolu de l’art occidental.

« Sommes-nous autre chose que ce que nous paraissons être ? », Bac HLP 2023

Les bacheliers devaient interpréter un texte de Nietzsche et rédiger un essai littéraire sur la question du moi. Mardi 21 mars 2023, le texte suivant tiré d’Aurore était proposé au jugement et à l’interprétation des élèves :

Il convient d’abord d’être très attentif à la lettre du texte ainsi qu’à la précision du libellé du sujet. Pourquoi sommes-nous autre chose que ce que nous paraissons être ? Dans quelle mesure Nietzsche démontre-t-il que notre identité consciente, regroupée derrière le terme de « moi », ne coïncide pas avec ce que nous sommes vraiment ?

L’existence humaine consiste en effet en une myriade de minuscules perceptions, volitions, désirs et aversions, que le philosophe appelle des « processus internes » et « pulsions » (l. 2-3). Ces petits mouvements de l’âme, que Leibniz appelait déjà les « petites perceptions », le sujet ne les connaît pas car il n’a pas les moyens de mesurer ce qui est trop petit. Il ne prend conscience que de ce qui est perceptible pour lui, ce qui lui paraît. Or, de même que les oreilles humaines n’entendent pas tous les sons mais seulement ceux qui se trouvent à une certaine fréquence, de même nos sensations ne commencent à être consciemment ressenties que lorsqu’elles s’agrègent les unes aux autres pour former un conglomérat (Nietzsche parle d’ « accumulation », l. 16) de mouvements internes suffisamment massif pour être repérable par la conscience.

Par exemple, quand je ressens de l’amour pour mon épouse, cet amour n’est pas simple et transparent : il recouvre une réalité complexe d’une inifinité de perceptions et de désirs, qui se conjuguent avec des milliers de souvenirs, de peurs, de colères peut-être, voire de désespoirs inconscients, qui vivaient à un niveau infra-ordinaire, pour reprendre le vocabulaire de Georges Perec. Pris séparément, ces minuscules mouvements forment des « exceptions » par rapport à mon identité, mais quand ils s’agrègent et forment un soulèvement extrême, alors ils deviennent la « règle » (l. 21-22) du moment, et je les vis comme un sentiment amoureux.

Cette théorie apparaît dans le sillage des découvertes scientifiques sur le vivant que l’on observait au microscope. Une vie inconnue, invisible et grouillante compose la matière de ce que nous voyons. Au XXe siècle, inspirés par Nietzsche, Gilles Deleuze et Félix Guattari ont proposé de détourner le vocabulaire des biologistes pour décrire des phénomènes psychiques. Ils interprètent la nouvelle de F. Scott Fitzgerald La Fêlure par l’opposition entre une dimension « moléculaire » de nos pulsions, et une dimension « molaire », qui serait celle que l’on peut percevoir. Quand la fêlure se manifeste dans la vie molaire du narrateur, c’est le résultat d’un long processus moléculaire de démolition que l’auteur américain essaie de décrire.

Suis-je autre chose que ce que je parais ? Je pense être simplement un sage précaire amoureux, ce qui n’est pas une erreur ni une contre-vérité. Simplement, cet amour est en fait le « degré superlatif » (l. 4) de nombreux affects moléculaires contradictoires et convergents. Selon Nietzsche, sous le sage amoureux, se cache peut-être un guerrier las et pusillanime. Mais comme il n’y a pas de mot pour dire cela, on dit A aime B. En ce sens, nous sommes bien « autre chose » que ce que nous « paraissons être », mais cela ne veut pas dire que ce que nous paraissons être est faux ou illusoire.

Cela nous conduit naturellement vers la question du langage. Avoir les mots, n’est-ce pas se limiter à demeurer sur le plan molaire d’une vie déjà vécue ? Nous parlerons de tout cela une autre fois car ce billet est déjà bien trop long et la femme que j’aime m’a rejoint au café où j’ecris, et elle m’attend pour partir. Je ne lui dirai rien de cette histoire de guerrier las qui fonce bêtement sous les paroles mielleuses que je dispense.

Le souffle des Andes. À quoi tient un succès de librairie

Retour des pays chauds, je me rends à la librairie Sauramps de Montpellier où je découvre, à ma surprise, que le rayon de littérature des voyages se trouve près de l’entrée principale. Que se passe-t-il dans le genre ces temps-ci ? Y a-t-il un livre géographique incontournable qui fait fureur ? Un.e auteur.e étonnant.e qu’il faudrait découvrir toute affaire cessante ?

Le libraire me fait faire le tour des nouveautés et je fais l’acquisition d’un beau livre de Claudio Magris, d’un récit écrit à quatre mains d’Éric Faye et de Christian Garcin, d’un essai polonais sur les oiseaux d’un certain Stanislaw Lubienski. Le libraire me recommande avec énergie Le Souffle des Andes de Linda Bortoletto. Il a été vraiment touché par l’écriture de cette femme qui fut violée lors d’une randonnée en Turquie et qui cherche la guérison dans une autre randonnée en Amérique du Sud. Je me laisse convaincre car je m’intéresse aux voix féminines et aux questions de la santé dans le récit de voyage.

Comment ai-je pu me laisser piéger aussi facilement ?

Il est pourtant évident qu’on sait tout à l’avance. Dès qu’on vous raconte le pitch, vous savez ce que vous allez trouver dans le livre et, en effet, il n’y aura aucune surprise ni aucun émerveillement. Il ne manquera aucun poncif de la littérature commerciale du voyage. La stratégie de démarcation est assumée quand la voyageuse rencontre des Français qui regardent des blocs de glace qui « se détachent d’un iceberg » :

Comme nous, ils se détachent de la masse.

Linda Bortoletto, Le Souffle des Andes, Payot & Rivages, coll. « Voyageurs », 2021

Vous lecteurs, je vous le dis tout net, vous êtes dans la masse, et vous l’êtes jusqu’au cou. Que dis-je, vous êtes la masse, vous êtes cette chose compacte et gluante dont il faut se détacher si l’on veut réussir sa vie. Les âmes d’élite n’ont que faire de votre vie sédentaire et endormie.

On trouvera aussi des clichés par centaines sur le désir, la vie, la mort et l’amour. Une page entière sera consacrée à l’amour et sur le fait que Linda B. a retrouvé l’amour, mais le lecteur borné que je suis sera étonné de lire qu’elle est une amoureuse sans objet ; elle est amoureuse de la vie.

Enfin que serait un récit de voyage des nouveaux explorateurs sans les habituels couplets sur la liberté.

Le vent souffle, encore, toujours. Il est froid, puissant. Libre.

Ibid.

À la fin, vous le savez, l’aventurière aura soigné sa douleur et elle sera devenue une autre en devenant elle-même. Ou inversement, elle sera devenue elle-même en devenant une autre. On ne dévoile rien quand on dit que la narratrice trouvera la paix intérieure et la sérénité. La randonnée comme exercice de spiritualité. On a lu cela des centaines de fois. Écoutez, si ça marche (sans jeu de mots), pourquoi se priver ?
Cette histoire est réelle et elle consiste en ce que les Américains appellent le Story telling. L’auteure utilise son histoire de manière à obtenir des suffrages.

En l’espèce il s’agit de vendre des livres, à quoi s’ajoutent des stages de toutes sortes. Il n’y a plus qu’à élargir le business model pour se lancer dans des huiles essentielles, des godasses de randonnée végétaliennes ou des produits de beauté spécial résilience.

Le business model des voyageuses : Linda Bortoletto

Le souffle des Andes de L. Bortolletto

J’ai acheté ce livre sur la recommandation d’un libraire de Montpellier. Il avait su trouver les mots pour me convaincre. Le récit est efficacement écrit mais il est malheureux qu’après coup, ce soit l’auteure elle-même qui fasse tout pour m’en éloigner en affirmant, elle aussi, que ce n’est pas un récit de voyage. Non, c’est surtout un récit de spiritualité et de résilience. Tant pis pour le récit de voyage. Mais ce n’est pas cela qui me fait le plus de peine.

Obéissant aux règles mercatiques de l’entreprenariat contemporain, Linda Bortoletto essaie d’être très présente sur les réseaux sociaux et cherche à transformer son expérience personnelle en machine à cash. Son créneau : le voyage spirituel, la reconstruction de soi, le développement personnel. Son livre Le souffle des Andes raconte en effet comment elle s’est fait violer lors d’une randonnée en Turquie, puis comment elle s’en est sortie grâce à d’autres voyages, notamment dans les Andes.

Mais la voilà sur les réseaux sociaux à faire de la publicité pour ses stages de remise en forme constitués de promenades en montagne, de méditation et de yoga. Elle poste fréquemment des photos d’elle tout sourire dans la nature, généralement les bras écartés, parfois les yeux fermés.

Linda Bortoletto sur sa page Facebook

Loin de moi l’idée de critiquer quelqu’un qui cherche à gagner sa vie, même en utilisant le voyage, la spiritualité et la santé. Le sage précaire serait le premier à vendre son corps et son image si cela pouvait lui rapporter de quoi vivre.

Je trouve seulement douloureux et poignant de voir ces grands sourires s’étaler car il me paraît évident que Linda Bortoletto préfèrerait méditer tranquillement dans ses refuges asiatiques, et se promener à pied sans rien demander à personne. Cette horreur économique où nous vivons : savez-vous que nous sommes assaillis de conseils pour les auteurs ? On nous conseille de passer un temps fou sur les réseaux sociaux et de créer une « communauté ». Quand on aura des centaines, des milliers de « followers », c’est dans cette communauté qu’on trouvera des clients qui dépenseront de l’argent pour acheter notre camelote : livres, produits de beauté, stage de méditation, que sais-je ?, support publicitaire.

Linda Bortoletto sur sa page Facebook

Pour ce faire, Linda Bortoletto poste des photos d’elle-même car, comme le disent tous les consultants en écriture : « votre produit, c’est vous-même. Le lecteur, d’une manière ou d’une autre, il veut acheter votre livre car il a développé un feeling avec le personnage que vous mettez en scène sur les réseaux. » Obéissante à ces mots d’ordre commerciaux, l’auteure voyageuse fait semblant de ne pas vendre ses stages en écrivant sous ses photos de petits billets d’humeur qui donnent à penser aux « amis » :

Outre les bienfaits sur le plan physique, la joie d’être au grand air, l’émerveillement de se sentir en lien avec les éléments – le vent, les arbres, la terre, le soleil, la pluie, les rivières – la marche m’a appris que notre corps était probablement l’outil le plus puissant pour ramener notre attention sur le moment présent. D’où la sensation de calme et d’apaisement qui en découle.

Linda Bortoletto, sur son profil Facebook

Il va sans dire que de telles considérations figurent certainement dans le contenu des ateliers payants de l’aventurière. C’est ainsi, il faut donner beaucoup d’éléments gratuits pour espérer, paraît-il, attirer des clients. Je ne sais pas s’il faut s’en réjouir ou en pleurer. Transformer sa vie en business model. Il serait facile de s’en moquer. Ceux, surtout, qui ont un job, un bon salaire, qui ont hérité de quelque chose, pourront à peu de frais critiquer les efforts de cette randonneuse adepte du yoga et du cacao. Mon coeur se serre quand je vois le sourire de ma Facebook friend que je n’ai jamais vue.

J’espère en tout cas que ses « retraites Expansion » lui rapporteront beaucoup d’argent car elle le mérite, au vu de la débauche d’énergie qu’elle investit dans sa petite entreprise de spiritualité portative :

La semaine dernière, j’étais en vadrouille dans les Pyrénées Orientales pour ressentir de mes propres pas l’énergie des lieux. Quand je suis arrivée dans la ferme catalane où se passeront mes retraites Expansion, je me suis dit, émerveillée : « Ouahhh ! Quelle beauté et quelle tranquillité ! Quelle énergie sublime ! »

Linda Bortoletto sur son profil Facebook