Dans la voiture que j’ai partagée avec trois inconnus, la jeune femme qui conduisait avait très envie de se rapprocher d’un jeune beau gosse qu’elle sélectionna pour l’installer à côté d’elle, à la place du mort. Elle m’a relégué à l’arrière avec un jeune Black, ce qui m’allait très bien. Selon toute probabilité, j’allais consacrer mon trajet à dormir. Nous partîmes de Paris à 21.00.
La jeune femme posa des questions au beau gosse, dont la voix était un massacre, grinçante et chevrotante. Il parlait lentement, longuement, confusément. La fille nous posa une question, au Black et à moi. Je répondis que j’étais sans emploi, et mon voisin expliqua sa situation efficacement, en une minute ou deux. À partir de ce moment, ni lui ni moi n’eûmes la moindre existence dans cette voiture. Mes commensaux avaient tous moins de trente ans, et je commettais l’impair d’en avoir plus de quarante. J’étais rangé des voitures, à leurs yeux, et le Black n’entrait pas dans les plans de la conductrice. La fille et le beau gosse pouvaient se parler en toute quiétude.
Le beau gosse revenait d’Australie. Il avait un peu voyagé en Asie, et ça lui avait retourné l’esprit. Il ne parlait que de ça, tout était prétexte à évoquer l’Australie. Et à chaque fois que la fille essayait de muscler la conversation, il repartait dans des mélopées sans forme, des périodes sans grâce. Il n’essayait même pas d’être intéressant. J’avais envie de le dire à la fille. De la prendre entre quatre yeux et de lui ouvrir les oreilles. Tu vois bien que ce n’est pas un homme pour toi, qu’il n’a aucune conversation. Ne soit pas aveuglée par son sourire, jeune conductrice.
La fille, en réalité, piaffait de raconter son histoire. Elle avait tout en tête, était préparée à la virgule. Les péripéties, la formation, les bifurcations, tout était bien en place et n’attendait plus qu’un auditoire captif. Sûre de son effet, elle se lança dans la narration de son parcours.
Prépa littéraire, double licence d’histoire et de philo, rejet radical de la carrière de prof, stages dans les ressources humaines. Description de ce que sont les ressources humaines, leurs aspects stimulants et les frustrations qui y sont afférentes. Attraction pour l’informatique, passion pour la résolution des problèmes informatiques, puis débauchage d’une entreprise qui conçoit et installe des logiciels de ressources humaines dans les entreprises.
Devant un tel déroulé, le beau gosse avait soudain l’air un peu merdeux, avec son Australie et ses études de biologie. Mais devant l’assurance de la fille, et tant d’amour de soi, le beau gosse finissait par m’apparaître plus fragile, plus humain. La fille parlait comme si elle était en salle de conférence, et présentait sa vie comme un produit d’entreprise. Une entreprise qui tournait bien, qui lui permettait d’habiter dans un bel appartement de Lyon, avec vue sur le Rhône, pour « à peine 1600 euros par mois ».
Lors d’une pause, elle m’annonça que ma destination « ne l’arrangeait pas », car c’était à l’autre bout de la ville. En pleine nuit, pensait-elle me laisser sur le bord de la route ? Pour ma part, j’avais été très clair sur mon lieu de dépose, dès la demande de covoiturage. Elle aurait pu refuser, mais peut-être les 20 euros que j’apportais ne lui étaient pas totalement indifférents ? Elle n’avait fait aucun commentaire jusqu’à cette pause, en pleine Bourgogne. Je laissais passer le moment de flottement en me rendant aux toilettes, et n’étais de toute façon pas en mesure de proposer la moindre solution de remplacement.
Nous reprîmes la route et leur conversation, à la fille et au beau gosse, s’éteignit aussitôt. La fille avait épuisé le sujet qui lui tenait le plus à coeur. Le beau gosse voyait qu’il ne faisait pas le poids, et le climat de séduction qu’elle aurait peut-être voulu sentir s’installer entre elle et son voisin fut remplacé par les ronflements du beau gosse, qui décevait définitivement les attentes placées en lui. Comme quoi, la conversation est un art.
Arrivée à Perrache, la fille dépose le Black et se retourne vers moi d’un air autoritaire. Elle n’ira pas à Villeurbanne, c’est trop loin, elle me laisse ici. Il est deux heures du matin. « Y a pas moyen », dit-elle.
Là encore, elle se croit en séance de négociation avec un client sans importance : une pichenette suffira pour le faire signer ce contrat inégal. Elle me met devant une fausse alternative. « Tu choisis, soit je te laisse ici, soit je t’emmène à Jean Jaurès. » Vous parlez d’un choix. Dans les deux cas, je me retrouve à des kilomètres de chez moi, à deux heures du matin. Obligé de traîner ma valise, ou de dormir dehors.
Nous nous regardons dans les yeux. Cette fille a appris à être dure, elle pense que le sage précaire est un vieux chômeur sans consistance, qui va courber l’échine et descendre de la voiture sans demander son reste. Pour elle, cela ne fait aucun doute, je suis une quantité négligeable, un fétu de paille, un raté de l’existence qu’on peut abandonner sur le bord de la route. Depuis le début, elle me considère avec cet air de vainqueur.
« Qu’est-ce que tu préfères ? »
Comme je reste inflexible, elle se ravise et finit par me conduire à bon port. Mais cela ne l’aurait pas empêchée de dormir de me savoir grelottant sur les quais du Rhône. Elle a échoué dans ce petit rapport de force, mais cela non plus ne l’empêchera pas de dormir. la vie, pour elle, semble être une multitude de petits bras de fer. On peut en perdre quelques uns, l’important est d’être toujours prêt à en engager de nouveaux. Le covoiturage, ainsi, peut s’avérer un puissant territoire d’observation de ce que devient notre sociabilité.