La question de l’altérité dans le récit de voyage arabo-musulman

Carte du monde d'Al Idrissi, orientée sud/nord, Sicile, 1154.
Carte du monde d’Al Idrissi, orientée sud/nord, Sicile, 1154.

Une des raisons principales qui pousse les voyageurs musulmans à effectuer leurs longues pérégrinations, c’est précisément celle d’arpenter l’étendue du monde islamique (qu’on le désigne par la notion de dâr al-islam ou de Al-Umma). L’erreur de perspective que l’on commet le plus souvent consiste à voir Ibn Battuta comme un routard qui rêve d’ailleurs et de dépaysement. L’exotisme et le désir de dépaysement n’étaient pas tout à fait à l’ordre du jour au XIVe siècle. Au contraire, les voyageurs arabes tendent à vérifier et à approfondir l’unité et l’identité du territoire de l’Islam, tout en mettant en lumière, de manière pittoresque, les variations, les différences et les singularités.

Sur ce point, les voyageurs arabes sont plus proches des pérégrins chinois[1] que des explorateurs européens. Il s’agit pour eux de voyager à l’intérieur de l’empire ; s’aventurer à l’extérieur est possible, mais n’est pas autant valorisé dans le récit. Des historiens ont vu dans cette tendance une différence fondamentale entre le mode arabe et le mode européen de voyager. Selon ces critiques, les Européens répondraient à une « herméneutique de l’altérité » alors que les voyageurs islamiques procèderaient à « une construction exégétique du même[2] ». Il serait néanmoins abusif de se laisser trop séduire par ces oppositions binaires. Outre que la rhétorique de l’altérité, mise en avant par Michel de Certeau[3], correspond aux explorateurs de la Renaissance qui découvrent le Nouveau monde, et ne s’appliquent pas aux contemporains européens d’Ibn Battuta, l’opposition « altérité/même » ne paraît pas opératoire pour rendre compte de la richesse stylistique et de l’universalité potentielle de la Rihla.

Al Idrissi, carte du monde orientée sud/nord.
Al Idrissi, carte du monde orientée sud/nord.

Car c’est ici que la lecture d’Ibn Battuta est la plus troublante et la plus stimulante. Tour à tour et tout à la fois, il pratique le conservatisme moral le plus brutal tout en se délectant des mœurs étrangères, différentes et alternatives. Cette ambiguïté est au cœur de la Rihla et nécessite d’être explorée pour en tirer une interprétation satisfaisante.

Que ce soit en Asie ou en Afrique subsaharienne, les paroles d’Ibn Battuta peuvent être extrêmement choquantes pour un lecteur moderne. Le voyageur se montre volontiers intolérant, raciste, sexiste et même cruel. Quelques exemples très rapides du côté sombre de sa personnalité, avant de trouver de nouvelles lignes de compréhension plus fines : aux Maldives, quand il exerce la charge de Cadi (ministre de la justice), il fait bâtonner dans la rue les gens qui n’ont pas assisté à la prière du vendredi, et châtie les hommes qui gardent chez eux les femmes qu’ils ont répudiées[4]. Il se marie plusieurs fois pendant son voyage et répudie ses femmes à tour de bras, surtout lorsqu’elles souffrent[5]. Au Mali, il n’aime pas ceux qu’il appelle « les Noirs », qu’il trouve très impolis « à l’égard des Blancs » (les Blancs, dans son récit, ce sont les Arabes, non les Européens), et traite par le mépris les présents qu’il reçoit d’eux. Tous ces éléments narratifs pourraient le condamner à nos yeux, et les études postcoloniales abondent de condamnations définitives infligées contre des auteurs qui avaient le malheur de partager les préjugés de leur temps.

[1] Richard E. Strassberg, Inscribed Lanscapes. Travel Writing from Imperial China, Berkeley, University of California Press, 1994.

[2] Houari Touati, Islam et voyage au Moyen-âge, op. cit., p. 11.

[3] Michel de Certeau, L’Écriture de l’histoire, Paris, Gallimard, 1975.

[4] Rihla, p. 936.

[5] Rihla, p. 940.

Le merveilleux impensable : le titre de la Rihla

pigeons islam

Une traduction plus étrange du livre d’Ibn Battuta, et plus profonde, peut même être tirée du titre : Présent aux contemplateurs des étrangetés et des choses impensables.

Selon mon ami Abdelkader Damani, les mots arabes employés pour désigner le « merveilleux » possèdent aussi la connotation de l’« impensable », ce qui nous renvoie à la racine latine de « merveilleux », mir : on retrouve ce même radical dans admirable, mirobolant, et surtout miraculeux. Il faut donc lire le titre dans son sens le plus fort : Ibn Battuta nous emmène dans une quête hors norme et extraordinaire, loin du simple désir de tourisme qui, d’ailleurs, n’existait pas encore au Moyen-âge.

Il se déplace pour des raisons précises, il a des missions à effectuer, des pèlerinages à accomplir, des ambassades à accompagner. Ibn Battuta est payé pour ces longs déplacements, il est pris dans un maillage très serré de règles et d’étiquettes qui ne lui permettent pas de se rendre où le vent le porte. Ses voyages ne sont donc pas des errances (du verbe errer, qui a donné le terme d’erreur), mais des déplacements très méthodiques[1]. Il n’est pas poussé par une attraction hasardeuse mais par une série de raisons rigoureuses. Cela étant dit, le bonheur de voyager est constamment présent dans la Rihla, malgré le danger extrême des navigations en mer et des mauvaises rencontres.

[1] Houari Touati, Islam et voyage au moyen-âge. Histoire et anthropologie d’une pratique lettrée, Paris, Seuil, coll. L’univers historique, 2000, p. 9.