L’Adieu au voyage, de Vincent Debaene

C’est un livre que j’ai beaucoup utilisé pour mes travaux de recherche sur la littérature de voyage. Comme le dit l’éditeur, la thèse de ce traité consiste à révéler et décrire comment les ethnologues français ont élaboré une double oeuvre basée sur le même terrain : après leurs observations en Afrique, en Asie, en Amérique ou ailleurs, ils sont revenus en France avec deux ouvrages, un scientifique et un littéraire. Si l’on en croit Vincent Debaene, tous l’ont fait, ce qui est extraordinaire.
Ce rapport profond qu’entretiennent les ethnologues français avec la littérature serait un élément unique dans le monde scientifique, quelque chose qui distinguerait fondamentalement l’école française et les écoles anglo-saxonnes.
Une des découvertes de Debaene, dans ce livre bien écrit et agréable à consulter, est la dimension surréaliste de Claude Lévi-Strauss. Il procède à une relecture de Tristes tropiques de Lévi-Strauss qui se révèle vraiment stimulante.

Si De Gaulle n’avait pas existé (3) : pas de guerres d’indépendance

La défaite de 1940 face à l’Allemagne nazie est moins grave, moins lourde de conséquences que les guerres d’indépendance que la France a menées en Afrique et en Asie. La preuve : nous nous sommes réconciliés avec l’Allemagne, mais nous ne parvenons pas à nous réconcilier avec nos frères africains.

Il aurait fallu donner l’indépendance à toutes les colonies françaises dès la fin de la deuxième guerre mondiale. Dès la capitulation de l’Allemagne, les gouvernements européens se tournent vers leurs frères d’armes africains et asiatiques et leur disent : « Vous vous êtes bien battus, nous nous sommes égarés dans des guerres qui ne vous concernaient pas, et pourtant vous avez tenu un rôle important dans nos rangs. Dorénavant, nous ne méritons plus de vous gouverner, soyez libres et souverains. Restons amis si vous le voulez, nous vous aiderons si vous en formulez le souhait. Une page est tournée et c’est à vous d’écrire la suivante. »

C’est le péché le plus grave de l’histoire de France : s’être accroché à notre empire colonial coûte que coûte, ne pas avoir compris que le monde avait changé, que le temps de la décolonisation était arrivé. Alors quand les Algériens sortirent leurs drapeaux à Sétif, dès 1945, certains Français pensèrent qu’il fallait écraser les velléités d’indépendance dans l’oeuf, alors qu’il était nécessaire de construire le monde d’après dans une Algérie algérienne et indépendante. Si l’on avait fait cela dès la sortie de la guerre, il n’y aurait eu aucune amertume entre nous, aucune problématique de type Harkis, aucune résistance de type Algérie française, aucun terrorisme. Cela est vrai pour le Vietnam aussi, aucune guerre d’Indochine, pas de Dien Bien Phu, etc.

Qu’est-ce qui nous empêchait de penser de la sorte, à part une limitation bien compréhensible de notre intelligence ? Le fait que les Français se croyaient des vainqueurs de la deuxième guerre mondiale, et qu’ils vivaient sur l’illusion qu’ils étaient souverains. Les gouvernements devaient donc gérer la pression des Français vivant dans les colonies qui exigeaient le retour de l’ordre ancien. Si le général de Gaulle n’avait pas existé, la France aurait regardé en face sa réalité de peuple dominé, dirigé par autrui, et n’aurait pas joué au grand dominateur.

Au contraire, si nous avions mis notre souveraineté entre les mains de l’empereur américain, ce qui fut fait après quelques décennies de déni, les diplomates yankees auraient fait comprendre aux Français des colonies que c’était fini, qu’ils pouvaient rester dans leur maison et sur leurs terres mais que dorénavant ils auraient la double nationalité, française/algérienne, française/indochinoise, etc. et qu’ils n’étaient plus les dirigeants. Les Américains auraient organisé les choses pour que les élites colonisées viennent se former en France et en Amérique, ils auraient fabriqué dès 1945 le néocolonialisme que nous connaissons aujourd’hui. Cela n’aurait pas été brillant à mon avis, mais surtout cela aurait évité les guerres d’indépendance qui ont été une calamité, une catastrophe pour tout le monde.

Si De Gaulle n’avait pas existé (2): fin de la souveraineté

1944, fin de la guerre en France, Paris libérée et un gouvernement est mis en place téléguidé par les États-Unis d’Amérique. Pas de général de Gaulle, donc les poches de résistance ne sont pas unifiées, elles sont elles aussi téléguidées par les Anglo-américains qui font ce qu’il faut pour évacuer les communistes et garder l’URSS aussi éloigné que possible de l’Europe de l’ouest.

La France est vaincue, comme l’Allemagne, et peut songer à se reconstruire économiquement sans se soucier de l’armée. Nous n’aurons pas la bombe atomique, nous ne siègerons pas au Conseil de sécurité, et nous pouvons nous consacrer au sport, au cinéma, à la gastronomie et à l’industrie grâce au plan Marshall.

Dès 1944, les Français savent qu’une page de leur histoire est tournée. Ils ne sont plus la grande nation qu’ils furent. Ils appartiennent à ce qu’on appelle le « monde libre » mais ils ne sont en rien souverains. Ils sont une annexe du bloc de l’ouest et ne cherchent pas à tenir tête au géant d’outre-Atlantique.

Pas de cinquième république, le système politique mis en place par les Alliés est fait pour que le pouvoir soit aussi faible que possible, et décentralisé. La France n’essaie pas de faire croire à quiconque qu’elle est une grande puissance et, à l’ombre de l’OTAN, le pays s’américanise tranquillement. Le pays mâche un chewing gum, la nation se gave de musique rock et de feuilletons télé, la France n’a d’yeux que pour les nouveaux maîtres. C’est ce qui nous est arrivés de toute façon, mais si De Gaulle n’avait pas existé, on aurait pas joué une comédie qui cachait cette réalité pendant plusieurs décennies.

James Salter, une littérature de petit mec

Je voulais lire Et Rien d’autre, de James Salter depuis longtemps, influencé par la presse élogieuse et les reportages dithyrambiques qui ont accompagné la parution de ce roman.

On nous dit que James Salter est un des meilleurs écrivains américains (il est mort en 2015). Moi, je suis d’accord que c’est bien écrit et que la lecture est très plaisante. Salter a une façon de raconter les histoires sans intrigue, sans ordre perceptible. Comme dans un rêve, des bouts de récits et de souvenirs s’enchaînent et finissent par prendre corps Dieu sait comment.

C’est très bien mais on lit cela depuis Tchekhov, et les Américains comme Raymond Carver excellent dans cet art poétique depuis longtemps. Le grand Hemingway faisait cela aussi dans ses grands romans.

Ce qui gêne la sagesse précaire, dans Et rien d’autre, c’est le rôle joué par les femmes et par le sexe.

Le roman raconte l’histoire d’un homme qui, après avoir fait la guerre dans la marine, devient éditeur à New York, gagne plutôt bien sa vie, boit beaucoup d’alcool et passe son temps dans les restaurant et autres lieux ennuyeux. Il se marie quand il est jeune, puis il divorce. Il a une maîtresse à Londres, puis une dans la campagne américaine, et encore après une autre ailleurs, et enfin, à la fin de sa vie, il rencontre une jolie trentenaire.

Ce qui embête la sagesse précaire, c’est de se trouver devant une littérature de mâle, écrite par un mâle pour les mâles, éditée et publiée par des mâles. Ce qui me plaisait tant dans la lecture d’Elena Ferrante, c’était notamment d’entrer dans la psychè de filles et de femmes. Dès le début de la lecture de James Salter, je retrouve la vieille indifférence aux femmes

On me dira que le femmes sont omniprésentes dans Et rien d’autre, mais je suis dans l’incapacité de les différencier les unes des autres. A part leur prénom, je ne vois pas ce qui les distingue. James Salter est un écrivain qui parle toujours de la même manière des épouses, des maîtresses, des belles inconnues et des vieilles connaissances. Entre Christine et Enid, je ne vois aucune différence, ni physique, ni sur le plan de la personnalité. Quel contraste avec les amants de la narratrice d’Elena Ferrante, qui sont si singuliers, si riches en couleurs et en description.

J’ai lu ces deux auteurs en même temps, pour ainsi dire, pendant les mêmes vacances, lors du même voyage. C’est pourquoi je les entremêle et les compare tant.

La scène centrale d’Et rien d’autre est un dialogue entre le héros et sa maîtresse Christine. Cette dernière compare le plaisir du sexe avec celui de la prise d’héroïne. Le héros se sent un peu con car il n’a jamais essayé l’héroïne, et voici ce que les personnages se disent :

Je n’ai pas envie que tu penses que je suis juste un gentil garçon.

Tu n’es pas un gentil garçon. Tu es un homme, un vrai. Et tu le sais.

Tour ce qu’il avait voulu être, elle le lui offrait.

Et rien d’autre, p. 283.

Voilà. Tout tourne autour de l’ego d’un petit monsieur qui est obsédé par l’idée d’être un vrai mec. C’est quand même extrêmement pauvre.

L’amie géniale. De la traduction des livres d’Elena Ferrante

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La Trilogie d’Elena Ferrante traduite en français chez Gallimard

Le titre original du livre d’Elena Ferrante est L’amica geniale, qui pourrait être traduit par L’amie géniale.

C’est vrai que la traduction française (d’Elsa Damien) choisie par Gallimard, L’amie prodigieuse, est un joli trait, qui insiste sur le côté surnaturel des qualités de ladite amie. Elle est prodigieuse, elle fait des prodiges, qu’ils soient nocifs ou bénéfiques. C’est une bonne traduction car elle respecte aussi le renversement virtuel des rôles : parfois le lecteur est amené à penser que c’est la narratrice qui réalise des choses prodigieuses, comme elle le dit dans le deuxième tome.

Mais dans « géniale » il y a quelque chose qui a trait à l’art ce qui est moins le cas de « prodigieuse », or les deux amies excellent dans des choses artistiques. La narratrice devient écrivain, et son amie a écrit un récit d’enfant (La Fée bleue) qui a enflammé l’imagination de la narratrice et l’a inspirée. Elle est géniale en ceci qu’elle est surdouée et qu’il lui arrive de commettre des sortes d’oeuvres d’art qui finissent par prendre feu, mystérieusement.

Dans ce personnage de Lila, l’amie de la narratrice, il y a quelque chose de tendu à l’extrême, un regard pénétrant qui transperce des victimes. Les Anglais diraient d’elle qu’elle est intense. Elle est d’une intensité incandescente qui fatigue tout le monde et qui la brûle, elle, et qui lui refuse d’être heureuse. C’est pourquoi la traduction anglaise est incompréhensible.

La traduction anglaise est curieusement plate : My brilliant friend.

C’est pourtant aux Etats-Unis que le succès du livre est devenu un phénomène. Le succès est foudroyant outre-Atlantique. Je me demande ce que les Américains lui trouvent, à ce roman, il paraît que dans les dîners de noël, on ne parlait que de cela à table. J’imagine que, dans un pays fondé sur la mobilité sociale, le récit d’une ascension sociale difficile et douloureuse rencontre plus d’écho qu’ailleurs.

Number one by mistake

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Comme le montre cette capture d’écran, mon petit récit indépendant se hisse parfois en tête des ventes dans la catégorie « Guide touristique du Brésil ».

Pourtant, Dieu sait que ce n’est pas un guide touristique, mais le sage précaire ne fait pas la fine bouche. Ce qui fait sourire, c’est certainement de se trouver devant le Guide du Routard et Lonely Planet, les deux guides que trimballent des millions de touristes. Il va sans dire que je n’ai pas vendu des millions d’exemplaires, loin de là, mais il est plaisant d’imaginer des voyageurs qui, à Rio, Recife ou Salvador de Bahia, se servent de mon livre comme un vademecum décalé.

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Autant on m’a beaucoup parlé des relations familiales qui sont à l’oeuvre dans Lettres du Brésil, ou des émotions variées qui y sont exprimées, autant je n’ai encore jamais entendu de commentaires sur la dimension viatique du récit.

Si, à la réflexion, quelques personnes m’ont dit que leur curiosité avait été titillée concernant le Brésil. Mais nulle part, pour l’instant, de critique massive sur cette question. Pas encore de : « Vous n’avez rien compris à ce pays », ni de « votre vision est européocentrée ».

 

Cela va peut-être venir si des gens achètent mon livre par erreur, pensant que c’est un meilleur guide que le Routard, contenant de meilleures adresses, et des « bons plans » encore plus chauds. Qui sait ? Peut-être qu’un jour vous verrez ce livre dans les rayonnages des bibliothèques d’auberges de jeunesse, remplis de livres d’occasion laissés par les voyageurs.

Couvertures

 

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Puis arrive le moment fatidique de la couverture du livre. Que choisir ? Une tonalité minérale ? Océanique ? Culturelle ? Doit-on privilégier la sensualité ? La nostalgie ? L’érudition ?

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Le titre a été trouvé par Pierre, qui s’occupe de la création informatique du livre numérique. Après lecture du manuscrit, il a modifié le titre pour le rendre plus fidèle au contenu. Je l’en remercie.

C’est encore Pierre, plus connu sous le nom de plume d’Ebolavir, dont le blog fait les beaux jours de la culture chinoise francophone, qui se trouve aux manettes du graphisme final. Il propose ces quatre couvertures, où l’on reconnaît trois photos que j’ai prises au Brésil, et une carte de la Renaissance.

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Encore une fois, je fais appel aux lecteurs de La Précarité du sage pour m’aider à faire un choix. Je suis vraiment dans l’embarras du choix et, pour tout dire, j’aimerais proposer aux acheteurs éventuels qu’ils choisissent la couverture qu’ils préfèrent. A l’ère du numérique et de l’internet, ce genre de service devrait être monnaie courante.

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Pour l’heure, il faut discriminer. Quelle couverture vous plaît le plus ? La réponse à cette question ne vous engage à rien et n’est lié à aucune obligation d’achat.

 

California in my mind

Je ne sais pas pourquoi mon cœur se serre si fort quand des images me viennent de la Californie. Je repense souvent à mon petit séjour là-bas avec une intense nostalgie. Un sentiment proche du désespoir. Que ce soit Los Angeles, son centre ville ou sa lointaine banlieue, San Francisco ou Oakland, que ce soit des paysages ruraux ou des ambiances urbaines, toute la Californie me revient en mémoire comme un paradis perdu.

Comment cela est-il possible ? Certes, j’y ai rencontré et retrouvé des personnes formidables. Les Californiens d’adoption ont été généreux avec moi, hospitaliers, stimulants, intéressants, et il n’est pas étonnant que j’en garde un bon souvenir. Mais ce n’est pas ça. Non, ce n’est pas suffisant. Des gens sympas et intelligents, j’en rencontre partout, je les attire, comme la fleur attire les abeilles. Comme le sombre lac attire les baigneuses. Comme le mont pelé attire les randonneurs. Je peux en faire à la pelle, des images de ce calibre. Comme la vieille fontaine attire les juments…

Il y a autre chose, quelque chose de mystérieux et de caché, qui fait de la Californie un lieu de ma mémoire particulier, lumineux et bouleversant. Tous les matins, j’étais angoissé. Des crises de panique me sautaient à la gorge et je voulais en finir. Ma vie ne valait plus rien, je voulais mourir. Avec le recul, on m’a dit que j’étais sous le coup d’une dépression due à la mort imminente de mon père. Je faisais mon deuil avant la mort.

Ces angoisses dans une région magnifique ont créé un stock d’images et d’émotions, en moi, qui se sont cristallisées en souvenirs fulgurants, éclatants. Ce furent des épiphanies à répétition, qui se sont succédé comme une réaction en chaîne, et qui, emprisonnées dans la cage de ma mémoire, sont devenues une pure splendeur.

Enfin, il y a une dernière chose. J’ai beau retourner les idées dans tous les sens, j’ai le sentiment tenace que les gens qui habitent en Californie sont les plus chanceux du monde. Ils me font l’effet d’être privilégiés sur la terre. Je n’avais jamais eu ce sentiment avant, dans aucun autre pays du monde. Partout, j’étais émerveillé, mais je percevais quand même les côtés négatifs. Là, sur la côte ouest des Etats-Unis, je crois avoir vu l’endroit le plus heureux du monde, le plus parfait.

Le sage précaire finira peut-être sa vie là-bas, en immigré clandestin. Il construira une cabane et se rendra parfois, deux fois l’an, à des dîners en ville avec des intellectuels de Berkeley ou des poètes d’Albany. Il vivra de peu, dans la sagesse toute relative de son âme inquiète, et dans la tiédeur des grains de raisin qu’il picorera en attendant d’être expulsé comme un vulgaire chicano.

Reportage californien (3) Vivre sur l’eau à Sausalito

C’est hier que l’émission Détours, sur la RTS, a diffusé mon reportage sur le village flottant de Galilee Harbor, sur la baie de San Francisco.

https://www.rts.ch/la-1ere/programmes/detours/5734285-detours-du-14-04-2014.html

Je me suis rendu à Lyon pour faire le duplex avec Lausanne, dans les studios de Radio France, rue des Archers. Une femme, dont j’ai oublié le nom, m’a ouvert la porte et m’a installé dans un minuscule studio pour faire notre émission.

Entre les séquences enregistrées, il fallait faire ni court ni long, et plutôt moins que plus.

Tout s’est bien passé, et comme d’habitude, les choix musicaux étaient chouettes. Une certaine Sophie Maurin chantait Far Away, une chanson très entraînante et guillerette, en duo avec un chanteur anglais. Et un certain Neil Young nous gratifiait de Boxcar.

https://www.youtube.com/watch?v=RsrJNs1bTcE

Pendant que les chansons passaient, je lisais dans L’Equipe le compte rendu de la victoire de Lyon sur Paris.

C’était décidément une belle journée entre Rhône et Saône.

Reportage californien (2) Oakland, une ferme dans le ghetto

Ci-dessous le lien de mon reportage radio sur la ferme urbaine d’Oakland, dans la baie de San Francisco.

www.rts.ch/la-1ere/programmes/detours/5679526-detours-du-25-03-2014.html