La misère morale du recruteur

A Shanghai, le XXXX 

Cher monsieur,

Je reconnais que les conditions que nous vous offrons sont à la fois précaires, incertaines et insuffisantes. Vous insinuez avec raison que nous ne manquons pas de toupet de chercher à vous attirer avec un tel salaire, mais la réalité est que nous n’avons pas vraiment d’autres choix : nous cherchons des profils expérimentés et hautement diplômés, prêts à travailler pour presque rien. Je comprends que vous ayez trouvé mon courrier « drôle et honteux en même temps ». Mais il se trouve que d’autres candidats de valeur restent intéressés par l’offre malgré le bas salaire.

Vous parlez de « misère morale » à propos du fait que, tout en étant lecteur moi-même, j’aide à recruter d’autres lecteurs. Je ne suis pas certain de comprendre ce que vous vouez dire mais cela m’a fait réfléchir de la manière suivante. Comme je suis exploité, je devrais me battre pour améliorer les conditions de vie des gens de mon espèce. Or plutôt que de me battre, j’aide ma hiérarchie à exploiter d’autres glandus. Il est vrai que, vu sous cet angle, mon action manque de noblesse morale et de conscience sociale.

Il ne faut pas oublier, cependant, qu’un professeur d’université chinois gagne en moyenne 400 euros par mois, et que cela représente le double du salaire moyen à Shanghai (ville la plus riche du pays). Mon revenu mensuel est, comme je l’écris dans l’annonce, d’un petit millier d’euros, grâce à un travail supplémentaire payé par le consulat, à quoi s’ajoute un logement fourni par l’université ; tout cela me rend incroyablement privilégié par rapport à mes collègues chinois – qui me sont pourtant supérieurs du point de vue de la qualification – et m’interdit tout jugement d’indignation devant le sort réservé à l’éventuel lecteur étranger qui voudra bien tenter l’aventure ici.

Si le salaire de ce dernier s’avère ne pas dépasser les 500 euros par mois, il bénéficiera des conditions de vie de tous les lecteurs étrangers en Chine, parmi lesquels on trouve un peu de tout, des normaliens, des docteurs, des agrégés en disponibilité, bref tout un petit monde qui se confronte à la précarité pour des raisons qui lui sont propres.

Tout ceci pour mettre en contexte la « misère morale » qui est la mienne, et en espérant que vous ne nous en voudrez pas trop d’avoir eu le désir de nous attacher vos services pour un traitement si peu reluisant.

Je me dis bien à vous,

XXXX
 

30 commentaires sur “La misère morale du recruteur

  1. Où faut-il voir de la « misére morale »? Tu informes des conditions de recrutement, par une université chinoise, de personnels étrangers, et ce qui serait indigne, ce serait de perpétuer une inégalité de traitement, à qualifications égales, entre Chinois et étrangers. D’autre part, l’aspect « peu reluisant » du traitement est, à mon avis, largement compensé par le prestige qui lui est attaché et qui représente une vraie valeur en Europe pour l’expatrié qui a travaillé pour une universté prestigieuse et qui pourra ensuite en faire état dans son CV. La difficulté reste cependant que l’étranger aura sûrement des difficultés, avec le même salaire, à vivre aussi bien en Chine que ses collègues Chinois, d’autant plus qu’il aura de grosses dépenses en billets d’avion, que n’aura pas on homologue indigène, s’il veut rentrer en Europe l’été.
    Il y avait une situation complètement différente, c’était celle des expatriés qui bénéficiaient d’un salaire français doublé ou triplé par les primes d’expatriement dans un pays du tiers-monde en travaillant par exemple dans la coopération ou dans le privé, pour des entreprises ou pour l’Etat français. Là, on se transformait à peu de frais en roi du pétrole. Aujourd’hui, pour le public, il semble que les Affaires Etrangères recrutent moins d’expatriés; on embauche des « résidents », c’est à dire des gens dont on fait croire qu’ils résident à l’étranger alors qu’on les fait en réalité venir de France pour éviter de leur payer des primes d’expatriement. On a donc trois statuts pour les français travaillant à l’étranger : l’expatrié, le résident et le contrat local.

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  2. Du prestige, du prestige…
    L’étranger n’a pas un salaire égal aux Chinois, il est légèrement supérieur, et il bénéficie d’un appartement et d’un billet d’avion pour rentrer pendant l’été. Du coup, s’il veut bien vivre à la chinoise, se passer des produits importés, faire du vélo ou se déplacer en bus, la vie est très confortable.
    La situation des expatriés aujour’hui me paraît aberrante. Pourquoi payer plus des enseignants qui de toute façon ont envie d’aller voir du pays ? Le statut d’expat est même contre productif puisque ceux qui en bénéficient, plutôt que de se défoncer pour leurs élèves et améliorer le niveau général, se considèrent comme supérieurs et – je parle uniquement de ce que j’ai vécu – sont plus une charge pour l’équipe qu’un avantage.

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  3. Vas-y, développe un peu. Je sens la polémique. Veux-tu dire que les profs, par exemple, qui bossent dans un lycée français à l’étranger, devraient être payés avec le salaire d’un prof local dans un établissement local ? par exemple, un prof français qui part en Centrafrique, devrait être payé comme un prof centrafricain, c’est à dire pas du tout depuis 6 mois ? Et les militaires, faut-il aussi qu’ils adoptent un salaire local, à base de bakchich et de pillage ? Et les ingénieurs, etc… ?
    S’indigner sur les enseignants paraît abusif. D’abord, le statut d' »expat » est de plus en plus rare. D’autre part, l’expat de la fonction publique, qui est ensé contribuer à la coopération entre les peuples, bénéficie d’avantages qui sont extrêmement réduits si on les compare aux avantages dont bénéficient les expatriés des gra

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  4. Vas-y, développe un peu. Je sens la polémique. Veux-tu dire que les profs, par exemple, qui bossent dans un lycée français à l’étranger, devraient être payés avec le salaire d’un prof local dans un établissement local ? par exemple, un prof français qui part en Centrafrique, devrait être payé comme un prof centrafricain, c’est à dire pas du tout depuis 6 mois ? Et les militaires, faut-il aussi qu’ils adoptent un salaire local, à base de bakchich et de pillage ? Et les ingénieurs, etc… ?
    S’indigner sur les enseignants paraît abusif. D’abord, le statut d' »expat » à l’ancienne est de plus en plus rare. D’autre part, l’expat de la fonction publique, qui est censé contribuer à la coopération entre les peuples, bénéficie d’avantages qui sont extrêmement réduits si on les compare aux avantages dont bénéficient les expatriés des grands groupes comme Total, par exemple, dont la mission consiste essentiellement à piller les ressources locales au profit des actionnaires de leur entreprise et de quelques tyranneaux indigènes.

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  5. Non, je ne suis pas au bord d’une polémique. Je ne m’acharne pas sur le profs, en revanche si les boîtes privées paient des mecs très chers pour aller à l’étranger, c’est soit parce que les gens du monde marchand ne veulent pas aller à l’étranger, ce qui m’étonne d’eux, soit que ces boîtes sont dirigées par des cons. Il n’y a rien là de polémique, ce que je dis est parfaitement objectif.

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  6. Voilà un sujet de thèse tout trouvé : « précarité économique et valorisation des compétences : un exemple de divergence entre évaluations et individuelle »

    Avec comme synopsis, le plan suivant :

    Etude de cas : Soit un poste de prof de français à Shanghai ou en Centrafrique, payé 500 euros/mois.

    1) l’évaluation collective

    – Exigence : un niveau de qualification Bac+8 + 3 années d’expérience + la maîtrise du mandarin
    – Rémunération : 500 €/mois
    – Rapport exigence/rémunération : ridicule, scandaleux et même grotesque

    2) l’évaluation privée : exemple du sage précaire

    – les qualifications, je les ai et ne sais pas quoi en faire
    – j’aime beaucoup les découvertes culturelles, géographiques, culinaires et érotiques
    – je ne suis pas matérialiste
    – Rapport exigence / rémunération : très correct ma foi ! et même plutôt cool !

    Bourse de thèse proposée : enrichissement intellectuel minimum garanti, avec augmentation annuelle indexée sur la lassitude psychique.

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  7. Erratum :
    Voilà un sujet de thèse tout trouvé : “précarité économique et valorisation des compétences : un exemple de divergence entre évaluations COLLECTIVE et individuelle”

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  8. Excellent synopsis, remarques :
    1- à 500 euros par mois, le poste en Centrafrique va rester vacant pendant un moment. La République Centrafricaine, pardonnez-moi, mais ça ne fait plus bander personne.
    2- comment conceptualiser la difference entre évaluation collective et évaluation individuelle ? C’est en chacun de nous que passe cette distinction.

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  9. 1) La Centrafricaine ne fait plus bander personne ?

    2) L’évaluation collective, on dira que c’est prix du marché, et l »évaluation individuelle, et ben que c’est l’évaluation individuelle.

    Ce qui nous permet de formuler le théorème suivant : Le sage précaire est un être atypique qui se développe dans les interstices séparant les évaluations collectives et individuelles.

    Autrement dit, ce qui est poubelle pour la multitude est trésor pour lui, et vice versa. Son manuscrit par exemple : trésor à ses yeux, poubelle à ceux des comités de lecture. A l’inverse, un compte en banque débordant de billets = trésor aux yeux de la multitude, broutille à ses yeux.

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  10. Beau sujet de thèse, en effet. Mais, outre que je n’ai jamais pensé qu’un de mes manuscrits pouvait être un trésor, ni qu’un compte en banque fourni était négligeable pour la tranquillité de l’âme, je voudrais préciser que le sage précaire est de moins en moins atypique : vous ne croiriez pas le nombre de candidatures et la qualité des profils qui acceptent ces conditions de vie misérables.
    Je ne sais pas, c’est peut-être l’attirance de la Chine, de Shanghai, de l’université Fudan, ou alors c’est la misère de l’Europe, que sais-je ?

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  11. Mais peut-être que moi, je pense que mes manuscrits sont des trésors ? et qu’une valise de billets est une broutille ? Non seulement je ne vous crois pas le seul exemplaire de sage précaire, mais je suis même le premier convaincu qu’un s’agit d’un nouveau type, même s’il est composé d’atypiques. Au point même que j’en ai fait un texte il y a 3 ans, un texte vraiment formidable, mais que les crétins des comités de lecture n’ont pas su apprécier à leur juste valeur. Je ne me moquais pas de vous Guillaume, mais peut-être un peu de moi.

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  12. Mart, il faut mettre ce texte formidable en ligne, qu’on puisse juger sur pièces. « Conditions de vie misérables », faut pas éxagèrer. Si on veut faire un profil socio-économique du sage précaire, il y a une question importante : renonce-t-il à un CDI en France ou part-il parce qu’i n’a rien à perdre ? Dans le second cas, son profil paraît valable d’un point de vue collectif : de toutes façons, il n’a pas à choisir entre une valise de billets de banque et u travail à 500 euros, mais entre le RMI à La Verpillère et l’aventure à Shanghaï. En revanche, un agrègé qui demanderait une disponibilité pour aller à la fac à Bangui ( Centrafrique ) faire des cours de lettres paraîtrait vraiment atypique, mais je ne crois pas qu’il existe. Le même, allant à Fudan, est tout à fait dans les clous de l’évaluation collective, sur n’importe quel CV, deux ou tros ans d’exotisme dans l’université la plus cotée du 21e siécle, ça fait riche.

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  13. Au temps pour moi, Mart, j’ai péché par orgueil. Je suis très honoré que vous vous considériez vous aussi comme un sage précaire. Je ferai gaffe à l’avenir.
    Ben, des agrégés qui se mettent en disponibilité pour aller gagner trois euros dans un coin pourri de Chine, j’en connais. Et puis, Fudan, université la plus cotée du 21e siècle ? Où as-tu vu cela ? Je serais très étonné qu’elle se hisse parmli les 200 premières mondiales.

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  14. « Je suis très honoré que vous vous considériez vous aussi comme un sage précaire. »

    Il n’y a pas (encore ?) eu de définition du « sage précaire »,si je ne m’abuse ? Donc tout le monde l’est plus ou moins, surtout ceux qui, comme moi, ont sagement opté pour un mode de vie précaire alors qu’ils pouvaient en choisir un de tout à fait standard.

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  15. Essayons donc ue définition précaire.
    1- La précarité est évidemment, en premier lieu, celle, essentielle, de toutes choses corruptibles dans notre monde sublunaire : nous sommes tous mortels, mais la conscience plus ou moins nette que nous en avons suffira-t-elle à définir une vraie sagesse ? Ce sont les prêtres qui ont besoin de maintenir de force l’homme le nez dans l’anticipation de sa propre mort, dans sa peur et dans son ignorance quant aux fins dernieres, pas le sage, qui n’a pas besoin d’angoisse et de déréliction pour étendre son pouvoir. La pensée de la mort, de la précarité de toutes choses n’est à vrai dire pour le sage précaire qu’un exercice un peu forcé, et un appel à vivre.
    2- Sa sagesse est précaire parce qu’elle est flottante et incertaine comme la brume qui se lève à la surface du lac à la fin de la nuit : rien ne le sépare hermétiquement de l’idiot naïf ni du crétin profond qui subsistent en lui comme l’enfant subsiste sous les traits de l’adulte, son idiot intérieur. S’il est parfois pédant, il ne l’est jamais au point de croire en sa propre sagesse : pourtant, celle-ci est bien réelle, mais elle vient de loin et le dépasse, elle est un produit aléatoire de son activité mentale.
    3- Il a « sagement opté pour un mode de vie précaire », le monde êtant flottant par essence et, de plus en plus, dans son actualité, il s’y adapte souplement et son existence est donc instable et ballottée par les évenements, elle oscille entre la pauvreté et le luxe. D’autres ont un plan de carrière, des fondations solides ; lui vit lucidement dans la « branloire pérenne », nul ne sait qui paiera sa retraite et s’il travaille c’est sans gagner beaucoup d’argent , mais sans non plus y perdre son âme.
    Le sage précaire est donc à la fois un intermittent de la sagesse en ce premier sens que sa sagesse est fragile et douteuse dans un monde dur et inévitable, et en cet autre sens, opposé, que c’est le monde lui-même qui est flottant et douteux, alors que sa sagesse y surnage, insubmersible et incorruptible. Il est l’alliage de l’antique impassibilité du sage dans le flux du devenir et de la précarité moderne du travailleur intellectuel dans une économie mondialisée.

    Mais l’essentiel n’est peut-être pas, finalement, de savoir définir cet alliage contradictoire, plutôt de capter la source d’inspiration de sa sagesse, de retrouver la lune qui illumine la brume songeuse flottant à la surface du lac. « Lagune d’Iwami, à travers les pins de Takatsu : la lune de ce triste monde flottant, je l’aurai contemplée jusqu’au bout. » Kakinomoto no Hitomaro. La lune de notre monde, comme disait Zhuangzi, ç’aura été la Chine : sa musique allait à l’infini, parlait à jamais. Nous désirions réfléchir sur ce que nous ne pouvions connaître, observer ce que nous ne pouvions voir, poursuivre ce que nous ne pouvions attraper. Abasourdi, debout sur le chemin des quatre vides, tu t’adossas à un sterculier mort et soupiras.

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  16. Je me réveille pour aller en ville, voir, vers 3 heures du matin, les match du groupe C du championnat d’Europe, et je tombe sur ce commentaire : magnifique définition, ça donne envie de s’y mettre, d’écrire ou de voyager. Tu ne mets même plus de guillemets pour citer Zhuang zi, comme si tu te l’étais intégré. Je ne connais pas de sinologue, ou de personne maîtrisant le mandarin, qui ait une telle proximité avec la pensée chinoise.
    Pour le sage précaire, je ne sais pas, mais pour moi, la pensée de la mort n’est pas forcée, mais vraiment naturelle, et pas nécessairement angoissante, en tout cas moins angoissante que la maladie, la violence des gens, ou l’idée de chercher un emploi.
    Je trouve ton point n°2 formidable et j’y adhère autant que je le peux.

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  17. Pareil. Très bel effort, fin et convaincant, hormis le point 1 : pour moi, la conscience de la mort est même le point de départ de la précarité assumée, elle est une vitamine, un stimulant, autant qu’une source de révolte et d’inquiétude d’ailleurs. Mais pour l’heure, il faut que je mange mon artichaut avant d’aller voir la France se faire peut-être éliminer : que serait le foot sans la peur de la mort, euh, de l’élimination ?

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  18. Et bien, moi qui avais déversé un torrent d’insultes affectueuses sur Ben, voilà-t-y pas que mon post a disparu ?! Y aurait-il un logiciel fltreur du Monde veillant à enlever les mots tels que « couille » et « poil » ?

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  19. Il y a un truc assez important, non pas dans la poubelle, mais dans le rapport de la conscience de la mort avec la notion de précarité, mais c’est un peu compliqué.
    Ici, en Corrèze, il s’est mis à faire beau après un bon mois de pluie et les forêts qui entourent la maison sont très vertes. Lorsque ses enfants le laissent tranquille, le philosophe chausse ses lunettes de soleil et s’installe dans sa chaise longue. De ce point de vue, l’ombre de la lisiere de la forêt, sous la cime des arbres, illuminée par le soleil, paraît par contraste particulièrement sombre, d’un noir total, presque menaçante. Mais s’il emmène ses gamins faire un tour, alors que la plupart de ses voisins fuient l’ombre et se prélassent au soleil, s’il pénètre sous les arbres, le philosophe découvre alors que cette ombre n’est qu’une autre sorte de lumière, que l’ombre comme absence réelle de lumière n’existe pas.
    Après être entré sous le couvert de la forêt, on rejoint les rochers puis on descend à travers bois vers la rivière dans la gorge. Les pentes sont encombrées de troncs d’arbres morts qui pourrissent sous la mousse. Le jeune Guillaume s’agenouille devant l’un d’eux, arrache un peu d’écorce pourrie et me demande pourquoi il est là, l’arbre. Je réponds qu’il est tombé parce qu’il est mort. Va-t-il se relever, me demande-t-il ? Sans doute non, il redevient de la terre et il va nourrir ses enfants. Est-ce triste ? Pas sûr. Du point de vue de l’arbre lui-même, c’est la marque de sa finitude, de la limitation de sa vie dans le temps. Du point de vue de la nature, c’est la transformation continue, l’éternel recommencement de la vie.
    Il y a un magnifique film de Déplechin qui vient de sortir en France, « Un conte d’hiver », qui s’ouvre sur l’enterrement d’un enfant par ses parents. Le père déclare que, comme la feuille d’un arbre, son fils s’est détaché de lui pour venir à ses pieds et qu’il est ainsi devenu sa « fondation » ( humus dont il se nourrit ). Je crois que Depléchin et son scénariste, Bourdieu, reprennent cette idée à Ralph Waldo Emerson, le philosophe américain. Tout le fim tourne autour de ça : comment comprendre cette idée atroce et magnifique ?
    On pourrait ainsi opposer la précarité du sage à l’éternité du philosophe. Se penser et penser le monde dans notre ultime actualité, dans leur existence absolue, disait Spinoza, c’est les penser sous les espèces de l’éternité : au regard de Dieu, c’est à dire de la nature, rien n’est donné dans un être qui ne soit pas lui-même, ainsi l’existant réel n’enveloppe-t-il aucune limite interne, négativité, aucune « précarité ».
    Laozi randonnait dans le royaume de Wei, raconte Liezi. Sur son chemin, il trouve un crâne dessèché. De sa badine, il le retourne et lui demande : qui, à part toi et moi, sait que tu n’es jamais né ni jamais mort ? Il s’allonge sur le bord du chemin et fait une sieste en s’en servant comme d’un oreiller.

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  20. Concluons. Il y a une précarité irréfutable dans notre rapport au monde, aux autres, à nous-même. Le sage précaire, au lieu de se voiler la face, accepte et revendique cette précarité. Il faut savoir rompre, dit-il à juste titre : rompre une relation avant qu’elle ne pourrisse, quitte à décevoir ; quitter la Chine. Plus généralement, tout ce qui naît, apparaît et tout ce qui vit est amené à mourir, disparaître, finir. Il y avait un beau texte du sage précaire, sur Joyce, si mes souvenirs sont exacts, paru dans une revue lyonnaise ( « lieux-dits » ) il y a bien longtemps, qui s’appelait « La joie de finir »: savoir finir joyeusement, au lieu d’avancer à reculons vers la fin, dans une tristesse qui ne veut pas s’avouer à elle-même parce que ce serait la reconnaître, c’est ça le courage indispensable du sage précaire.

    Il perçoit donc déja la fin dans le commencement, l’absence dans la présence, la mort dans la vie, et il s’en réjouit : elles en allègent la gravité tout en augmentant leur intensité par contraste. La laideur de la maturité est déja grosse de la beauté du vieillard, la sagesse du vieillard renferme déja un peu de sottise et d’enfantillage. Sans vieillesse, la maturité ne serait qu’adulte, sans idiotie, la sagesse ne serait que vénérable : menacée de précarité, la sagesse devient plus pleine, plus nuancée, plus pleinement sage.

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  21. La joie de finir, dans mon souvenir, traitait de Beckett et de ses textes sur Joyce et sur Proust. Mais je ne suis plus certain.
    Fertile opposition entre la précarité du sage et l’éternité du philosophe. J’espère qu’on y reviendra.
    Merci pour ces beaux commentaires.

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  22. Bien sûr, on peut avoir l’adresse, vous êtes trop trop bons de vous y intéresser, ça s’appelle « equateurnoir.over-blog.com/ », jusqu’à présent il n’y a pas grand’chose, mais on va s’y mettre. C’est pas moi qui ai publié les photos, moi, hein, les photos, je suis contre, enfin bon. Par contre, je me demande comment Neige a pu trouver l’adresse, moi-même je ne la retrouve que difficilement.

    Au début, on voulait appeler ça « Sur la ligne », pour reprendre une vieille appellation des marins qui parlaient de la « ligne » pour parler de l’Equateur; or, le Gabon se trouve pile sur l’équateur ( et, dans mon esprit, en hommage à un texte de Jünger, über die Linie, si mes souvenirs sont exacts, lui-même commenté par Heidegger, dans un autre texte appelé « passage de la Ligne », dans lequel la ligne de front dont parlait Jünger à partir de son expérience de combattant de la Premiere Guerre Mondiale, devient la métaphore d’une ligne du bascule du nihilisme européen : si tu as mis le pied au-delà de cette ligne, tu ne pourras plus revenir en arriere, disait déja Dante dans mon bréviaire, « La vie nouvelle », Vita Nova.)

    Après, on a cherché quelque chose de plus africain, du côté de Conrad, « au coeur des ténèbres » ( Heart of darkness, reference absolue du post-colonialisme et de la littérature de voyage, particulierement celle qui traite de l’Afrique noire, reference qu’on retrouve par exemple sous la plume du professeur Mbembe, qu’on connaît déja puisqu’il a laissé un commentaire dans ce blog ) ; on avait pensé, « voyage au coeur des ténèbres », mais ca faisait un peu trop gothique ; « voyage au coeur de l’Afrique », c’était déja pris par Pierre Savorgnan de Brazza, le grand explorateur, qui appelle ainsi son récit d’exploration du cours de l’Ogôoué, le fleuve principal du Gabon. Donc, par une espèce de mélange des deux, « équateur noir ».

    Manque de pot, je me suis rendu compte après coup que « Noir équateur » est une marque de chocolat AOC équatorien de je ne sais plus quelle distributeur. Tant pis. La haute culture n’épargne pas le ridicule.

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  23. Pas de quoi cher Ben, j’aime bien votre blog, vous etes vraiment sympathiques dessus, cela me rappelle le récit de mes parents partis en Afrique il y’a trente ans fuyant l’ennuyeuse France pompidolienne, c’est trés plaisant. Je vous suivrai avec plaisir même si je vous connais que virtuellement.Quand a laisser des commentaires, on verra… Au fait il ne faut pas oublier Michaux (basse culture) quand même avec « Ecuador » qui est un must sur le sujet aussi et qui vaut son pesant d’or heideggerien (haute culture). Il y’a peu j’ai commandé une floppée de Le Clézio (un auteur archi connu mais que personne ne lit comme d’habitude, voire méprisé, écrasé par le rouleau compresseur plateformé houelebecquien) pour mon CDI, dont le superbe « L’africain », une lecture que je recommande vivement pour tous ceux qui s’interesse à ce beau continent. Bonne route.

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