Ne absorbeat Tartarum

Requiem I

Ce que je préfère dans le Requiem de Fauré, c’est le deuxième mouvement, l’Offertorium. C’est un morceau qui fait tomber les gens. Une musique qui fait perdre l’équilibre, qui possède une puissance vertigineuse à peu près unique.

Je conseille la version de l’ensemble « Musique oblique », dirigée par Philippe Herreweghe, (Harmonia Mundi, 1988). La video ci-dessus est là pour donner une idée, pour rafraîchir la mémoire.

Voici comment cela se présente. En gros, trois parties (les Anglo-saxons diront : « comme toujours avec les Français », ce qui est très bête à défaut d’être parfaitement inexact) répartissent les voix comme suit : 1- Alti et ténors, puis basses; 2- Baryton seul ; 3- Les quatre voix ensemble.

1- Des cordes lancent le mouvement. Frottements, grondements, douceur enivrante mais menaçante. Les deux voix du milieu, ténors et alti, font un contrepoint déstabilisant. Les deux lignes mélodiques s’entrecroisent, se rejoignent, se tiraillent et s’agacent. Quand elles s’unissent, ce sont les cordes qui viennent en opposition et imposent de la distance.Quand les alti commencent une phrase, au plus grave de leur voix, le contrepoint aigu est pris par les hommes, ce qui crée un trouble synestésique, une impression de bourdonnement.

Les basses arrivent mettre un peu d’ordre là-dedans, mais le morceau reste en déséquilibre, en dissonance, l’oreille ne sait où se poser. 

2- Un soliste baryton vient expliquer la situation, comme un héros qui parvient à faire corps avec le chaos du monde sans se laisser dominer par lui. 

3- C’est seulement lorsque le chœur reprend, à la fin du mouvement, que les sopranos feront leur entrée. Cette entrée est parfois saluée par les historiens de la musique comme une des plus belles réalisations harmoniques qui aient jamais été écrites. C’est l’injustice des chœurs : ce sont les alti qui font tout le boulot et, à la fin, quelques mesures de soprano viennent confisquer la vedette, comme la cerise sur le gâteau.  

Gabriel Fauré et George W. Bush

Il y aurait une sociologie à faire des chœurs : l’ingratitude du rôle d’alto, comparée à la difficulté de leurs partitions. Dans une communauté, c’est peut-être la même chose, les postes les plus prestigieux, les plus en vue, sont en même temps les plus facile à exécuter. Président de la république, c’est enfantin, c’est sans doute la fonction la plus facile à exercer de toute la république. Tout le monde vous écoute, tout le monde obéit, il suffit de lever le petit doigt ; si on se trompe, l’histoire pourra toujours nous donner raison selon les hasards du réel, on trouvera toujours des hagiographes et des gens pour nous pardonner. Même Bush le fils est déjà pardonné par des intellectuels, qui voient dans la guerre du Golfe des avantages certains, et dans son action une avancée indéniable de la cause des Noirs en Amérique. 

Agnus Dei

Sur ce point, l’Agnus Dei du même Requiem oppose une sorte de démenti. L’introduction un peu mièvre est menacée par un moment de tension et de scansion, comme par hasard marqué par l’arrivée des alti. Alti, alti, comme vous prenez, mes amies, et combien peu on vous récompense de vos efforts. Alti, mes sœurs alti, vous êtes les mères courage de la musique occidentale, sans qui nous serions condamnés à n’écouter que du rock, du reggae et du hip-hop. Puis l’arrivée des sopranos, encore une fois, ré-harmonise le tout, stabilise le chœur qui finit l’ Agnus Dei dans un beau lyrisme, sonné par le cor. Mais assez de digressions, il ne s’agit pas de l’Agnus Dei dans ce billet, mais bien de l’Offertorium et de son impact physique sur les auditeurs.

La chute d’une femme 

Un jour que je chantais ce Requiem dans une chorale de Lyon, mon amoureuse tomba, évanouie, lors de l’ Offertorium. Elle était sopran, et elle ne put chanter sa partition. Elle se réveilla de suite, se releva, et elle sortit prendre l’air. Tout le monde mit cela sur le compte de la chaleur et d’un enfant qu’elle était censée attendre. C’était faux, elle n’était pas tout à fait enceinte.

Moi, sans le dire, j’ai toujours pensé que c’était l’effet de la musique. L’ Offertorium est profondément troublant, déséquilibrant, déstabilisant. L’ Offertorium fait tomber, c’est une certitude. Essayez chez vous : mettez la version de Philippe Herreweghe en entier, en suivant la partition si possible, et tenez-vous debout.

Vous verrez que vous chancellerez, c’est ainsi, aux deux tiers du deuxième mouvement.

13 commentaires sur “Ne absorbeat Tartarum

  1. j’en avais autant contre lui. Oui nos enfants se demanderont ce qu’on a foutu durant ces années ; comme l’a écrit Jean Luc Hess dans un trés bel article, maintenant, symboliquement avec Obama (que je plains vraiment vu le boulot qui l’attend) on est vraiment entré dans le vingt et uniéme siécle. Je trouve que pour Bush, sa mort politique , un Requiem de Fauré c’est un peu trop bien pour lui, mais je te remercie pour ce conseil de disque.Je vais essayer ton expérience d’évanouissement (allez avoue que c’est pour faire tomber les filles ton truc !)

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  2. Sacré Guillaume, on voit que tu es en grande forme. Moi, ce rouge me bouffe les yeux, comme dit François.
    J’ai toujours été relativement insensible aux sopranes. Moi, ce qui me déchirait dans le sens des pointillés, comme disait Philippe, c’est les basses. Je trouvais que les femmes ont un peu trop tendance à chanter des requiem comme si c’était du bel canto, avec des tremolos, de l’emphase, du lyrisme. Et ça, ça m’exaspère. C’est Kundera, je crois, qui m’avait vacciné contre le lyrisme.
    Mais j’ajoute que vu d’Afrique, où le lyrisme est la norme, où l’idée même de requiem paraît juste une forme de pittoresque exotique d’un Nord brumeux, tout ceci paraît lié à des formes de vie anciennes, un peu archaîques, un truc qui ferait transpirer inutilement. S’évanouir, ressentir des émotions esthetiques, ça ne marche plus pendant la saison des pluies. On peut juste faire semblant d’en ressentir.

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  3. Le rouge est une expérimentation que j’ai commencé, il y a quelques années, avec les couleurs. Ici, le rouge est un peu une digression, ce qui peut ne pas être lu sans perte de sens.
    Bush est déjà pardonné par des gens comme Alexandre Adler (écouter ses chroniques de politique internationale sur France Culture) et tous ceux qui étaient pour une guerre contre Saddam Hussein.
    Enfin préférer les voix graves aux voix aiguës, c’est tellement anti-musical, comme jugement, que je ne peux pas relancer. Mais l’Offertorium n’est pas vraiment lyrique, Ben, il fait partie des moments de composition où Fauré montre la direction des Duruflé et des Schonberg. Que l’Afrique s’oppose aux expérimentations harmoniques, voilà qui serait parfaitement incroyable.

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  4. ne pas oublier aussi que Kundera met toute sa force lyrique a se moquer gentiment de poéte néo romantique ou avant gardiste dans « la vie est ailleurs » , un trés bon roman par ailleurs. Ne pas oublier qu’ila commencé sa carriére avec beaucoup de lyrisme en faisant partie de la jeunesse avant gardiste tchéque. Ne pas oublier que ses romans écrits en tchéque sont eux même d’un trés grand lyrisme. L’Histoire dont il a tant parlé semble le rattraper.

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  5. L’Afrique ne s’oppose nullement aux expérimentations musicales, mais dans le domaine rythmique, plus que dans celui de la composition. Schönberg, Duruflé, Fauré, ce sont des représentants d’un Nord qui a des problèmes métaphysiques, existentiels, dont l’expérience représenterait une dépense d’énergie exorbitante sous un climat équatorial. Sur l’équateur, le problème est : 1- comment réduire la dépense d’énergie qui fait transpirer ; 2- comment évacuer la tension nerveuse liée à la pression orageuse de l’air ? Percussions et hyper-activité sexuelle viennent naturellement résoudre ces problèmes.
    Il y avait une exploration de ces questions dans « le loup des steppes », de Hermann Hesse. Le personnage, amateur de Mozart, plein de névroses nietzschéennes occidentalo-métaphysiques, germaniques, hyperboréennes, découvrait pêle-mêle la musique noire, le haschich et une nouvelle manière de vivre. Décomplexée et rythmique. C’était une rencontre Afrique-‘Allemagne. 1-0.

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  6. Je n’en avais pas conscience, mais si c’est le cas, « Libera me Domine… » que Dieu me libère de la mort éternelle, comme chante le baryton dans le requiem de Fauré . D’ailleurs, c’était sans intention raciste, je pensais surtout aux effets déléteres du climat local sur ma propre personne. J’ai naguère tenté l’agrègation en France, maintenant j’expérimente la désagrègation morale en Afrique.
    Toute blague mise à part, n’était-ce pas un certain Mart qui défendait ici même le néo-colonialisme de Sarkozy et Gaino ? Et ce sont ces gens-là qui viennent ensuite faire la morale.

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  7. Loin de moi l’idée de te faire la morale, je n’ai jamais imaginé une seconde que tu pouvais être raciste. Et il m’arrive parfois à moi aussi de dire des phrases racistes ou misogynes sans même m’en rendre compte, parce qu’il y a des zones non pensées, tout simplement. On me dit : ça c’est misogyne, c’est raciste, je dis Ah bon ? Et parfois en réfléchissant, je me rends compte qu’en effet, ça l’est.

    Et je n’ai jamais défendu le néo-c. de S et G.

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    1. Si tu veux répondre à un commentaire, Ben, je te recommande de cliquer sur « répondre », ainsi ton commentaire apparaîtra à la suite de celui que tu commentes. Sinon, il arrive en bout de rouleau, et on ne sait pas à quoi tu fais référence.

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