La Chanson de Roland réécrite. Renaissance du héros foireux

La Chanson de Roland est notre chef d’oeuvre national, l’origine de la littérature française. Elle daterait du XIIe siècle, certes, mais c’est en pleine époque romantique, dans les années 1830, qu’on est allé exhumer ce vieux manuscrit écrit en ancien français dans une bibliothèque d’Oxford. La Bodlian Library.

On le voit dès les premiers vers de cette chanson de geste, l’ennemi de Charlemagne s’appelle Marsile et est décrit comme à la fois musulman et polythéiste.

Li reis Marsilies la tient, ki Deu nen aimet ;
Mahummet sert e Apollin reclaimet 

Je traduis : « Le roi Marsile la tient, qui n’aime pas Dieu / Qui sert Mahomet et prie Apollon »

Quelle adorable accusation d’il y a mille ans. Ces gens sont des diables, qui prient des Dieux grecs comme des païens, et sacrifient à un faux prophète.

Les traducteurs dont je veux vous parler ont décidé d’abandonner cette adorable insulte islamophobe pour revenir aux véritables adversaires de Charlemagne lors de la bataille de Roncevaux, dans les années 780 : les Vascons. Ils ont surtout écrit ce texte en décasyllabes, comme Turold l’a écrit au XIIe siècle.

Ils ne sont pas les premiers à avoir refusé cet anachronisme du manuscrit d’Oxford. Frédéric Boyer avait déjà fait un gros travail de réflexion et de traduction au début des années 2010. Dans Rappeler Roland, (P.O.L., 2012), Boyer renoue avec le rythme du décasyllabe et met à notre disposition la fascinante histoire de cette légende d’une certain Roland qui n’a rien d’un héros glorieux.

Le livre de Boyer, comme toute son oeuvre, est une extraordinaire plongée dans la pluralité des langues et des mondes. Un texte magistral, d’une intelligence étourdissante, mais qui est fondamentalement un texte écrit pour des lecteurs. Comme il le dit lui-même dans cette vidéo, il ne s’est borné à traduire en français moderne, il a aussi tranformé le texte en un monologue d’un homme d’aujourd’hui qui « rappelle Roland », à quoi il a ajouté un essai sur l’histoire de cette légende. Bref, c’est un grand livre pour nous, les intellectuels.

Au contraire, la nouvelle traduction n’est pas faite pour des lecteurs, mais pour des spectateurs. Pas pour des intellectuels, mais pour des enfants qui aiment les clowns et les animaux.

Cette nouvelle version est faite pour le théâtre, par un homme de théâtre, dans le but de faire vivre la bataille, et c’est ce qui fait d’elle une bonne traduction littéraire. On la doit à Jean Lambert-wild dont on a déjà parlé ici à propos de sa mise en scène de Beckett.

En effet, la chanson de geste n’était pas à l’origine un texte écrit. Pendant toute l’antiquité et le Moyen-âge, la littérature était orale et même chantée. C’est pourquoi les traducteurs en français moderne ont respecté le rythme des décasyllabes. C’est une réussite pour l’oreille.

Jean Lambert-wild et Marc Goldberg se sont limités au récit de la bataille de Roncevaux, c’est pourquoi le livre, publié aux éditions des Solitaires intempestifs (2020), commence à la laisse LXVI (64) :

Sommets sont hauts et combes ténébreuses

Rocailles grises gorges faramineuses

Les preux Français y passent en douleur

À quinze lieues on entend leur clameur

Quand ils parviennent aux plaines intérieures

Voici Gascogne pays de leur seigneur (…)

La Chanson de Roland, LXIV, version de Marc Goldberg & Jean Lambert-wild

On sait que la Chanson de Roland est composé de strophes qu’on appelle des « laisses ». Le rythme est bien découpé, une césure au bout du quatrième pied, afin d’avoir une musicalité répétitive de type 4/6.

Voyez Roland à cheval balloté

Et Olivier par ses plaies terrassé

Des flots de sang obstruent ses yeux troublés

Il ne peut plus, ni de loin ni de près

De ses prochains apercevoir les traits

Croisant Roland qu’il a toujours aimé

Il frappe au faîte de son cimier doré

Jusqu’au nasal le métal est tranché

Mais à la tête il ne l’a point touché (…)

La Chanson de Roland, CXLIX

L’effet est hypnotique et, à force de lire des actions d’une violence atroce, où l’ami frappe l’ami, parce qu’il est devenu aveugle, on est pris dans un vertige rimbaldien, un délire typiquement français que renieraient les nationalistes qui veulent voir une France glorieuse.

Olivier dit : Je vous entends parler

Dieu seul vous voit : me voici aveuglé

Je t’ai frappé ? Veux-tu me pardonner

Roland répond je ne suis pas blessé

Mon angelet te voici pardonné

Et Roland de tomber dans les pommes quand Olivier meurt, et encore une fois, et encore d’autres fois. Quand il revient à lui, l’expression est délicieuse : « Comte Roland revient de pâmoison ».

Puis Roland finira bien par mourir, et cela prendra des pages et des pages, car on jouit de voir mourir notre héros. Savoir mourir au combat est une gloire telle qu’on ne peut pas le dire trop rapidement. Il faut faire durer le récit des heures entières car c’est sa vie que l’on donne à son roi et à son seigneur. Quand le récit sera fini, il ne restera plus rien.

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