Averroès a-t-il souffert d’être philosophe ?

Ibn Rochd était un des grands intellectuels du Moyen-âge européen. Né en Espagne en 1126, sa langue était l’arabe mais je ne sais pas quelle était son ethnie. Il était peut-être descendant de l’aristocratie wisigoth convertie à l’islam trois cents ans plus tôt. L’Espagne était alors arabophone depuis les années 800.

Ibn Rochd est donc connu pour être un grand philosophe, tirant ses théories entre autres de ses lectures d’Aristote. Comme beaucoup de penseurs médiévaux, il tâcha de concilier la religion et la rationalité, les vérités révélées et les vérités démontrées.

On nous dit que son travail philosophique lui valut des persécutions de la part des autres musulmans. La preuve, il fut exilé et termina sa vie au Maroc, en 1198.

Est-ce vrai ? Était-il interdit de faire de la philosophie dans l’empire islamique ? Le film de Youssef Chahine semble aller dans cette direction, ainsi que la notice Wikipedia d’Averroès. Je pense qu’il faut regarder les choses avec nuance.

1. Ibn Rochd a profité de la culture de son époque, de ses traductions et de ses institutions. Il n’a pas étudié en clandestin.

2. Il appartenait à une grande famille de juristes et devint lui-même le grand cadi (juge suprême/préfet) de Séville, puis de la grande Cordoue. C’était un notable puissant, un homme de grand pouvoir, probablement proche des leaders.

3. Sa connaissance de la philosophie était appréciée du pouvoir islamique en place puisque ce sont des princes qui lui ont demandé d’écrire des vulgarisations de la pensée d’Aristote.

4. Il fut nommé médecin du sultan. Sans commentaire.

Mais alors pourquoi fut-il persecuté, calomnié, expulsé ? Pourquoi ses livres furent-ils brûlés ?

Parce qu’il y eut un changement de régime et que les nouveaux leaders firent ce que l’on faisait toujours au Moyen-âge pour se débarrasser d’anciens régimes et de potentats locaux : ils tuèrent, traitèrent d’hérétiques, instruisirent des procès en impiété, exproprièrent, bannirent.

Quand un pouvoir a besoin de savants, il en crée. Quand le même pouvoir est mieux servi par des religieux fanatiques, il écrase les savants. Puis quand il a besoin de séduire tel partenaire, il écrase ses soutiens fanatiques et met de nouveaux favoris en avant.

À mon avis, il ne faut pas chercher beaucoup plus loin la grâce et la disgrâce d’Averroès.

6 commentaires sur “Averroès a-t-il souffert d’être philosophe ?

  1. « il tâcha de concilier la religion et la rationalité, les vérités révélées et les vérités démontrées. Il n’avait donc aucune  »

    « En typographie, le bourdon est un oubli de lettres, de mots, de paragraphes, voire de pages entières »(source: wikipedia). Quel beau bourdon que celui-ci. Un blanc total pour concilier « les vérités révélées et les vérités démontrées ». De fait, ce « il n’avait donc aucune » prend fonction de chemin s’arrêtant en bord de falaise, voire fadaise car croire aux « vérités révélées » est du domaine de la croyance et les démonstrations des « vérités démontrées » ne sont opératoires que le temps de les démonter.

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  2. On trouve de nombreux témoignages de l’époque sur la disgrâce d’Averroès dans un article d’Émile Fricaud : Averroès et l’averroïsme – Le problème de la disgrâce d’Averroès – Presses universitaires de Lyon https://books.openedition.org/pul/19585?lang=fr#ftn52 http://books.openedition.org/pul/19585

    Averroès était juge et ami du calife d’Andalousie. A la mort de ce dernier, il a en effet perdu cet appui politique. Mais si son successeur (Al Mansour, fils du précédent) ne l’a pas protégé, ce n’est pas lui qui est instigateur du procès d’Averroés, mais bien l’ensemble des talibés chargés de veiller à l’application de la charia.

    Averroès a été accusé de donner plus de valeur aux enseignements de la raison et de la nature qu’à ceux de la charia. Au-delà de cette accusation, il était de notoriété publique connu comme l' »imam de la falsafa », et c’est cette notoriété qui a motivé le procès populaire au cours duquel il a été condamné par consensus des talibés et non par décision du calife qui, lui, lui a au contraire évité la peine de mort.

    « Les requérants s’étaient activés pour échafauder (li-s-sa’yi) des choses contre lui (prises) dans ses ouvrages (tawālīf), établissant qu’il s’y écartait des normes de la shari’a [la Loi religieuse] et y donnait sa préférence à l’arbitrage de la tabī’a [la Nature] » (Ibn Idhari)

    « Abū-l-Walīd Ibn Rushd le cordouan – fut l’imām de la falsafa en notre siècle. Beaucoup d’ouvrages ont été écrits par lui sur le sujet, ouvrages qu’il désavoua lorsqu’il vit qu’al-Mançūr, le souverain mu’minide, se détournait de cette science. C’est d’ailleurs à cause d’elle qu’il l’emprisonna. » (Abū Sa’īd al-Maghribï)

    .« Le calife le fit maudire par les assistants puis ordonna qu’on le fît sortir sans ménagement » (‘amara bi-ikhrāji-hi ‘alā hāl sayyi’a) (Mu’jib, p. 437, ligne 6). « On lui demanda de se tenir debout pendant que chacun passait devant lui en le maudissant et en lui crachant au visage » (Mughrib, I, p. 105, l. 8-9). Averroès avait alors plus de 70 ans.

    Averroès a ensuite été exilé, suprême humiliation, dans un village de Juifs en raison de la rumeur selon laquelle il aurait lui-même eu des ascendances juives.

    C’est quand même marrant qu’un lycée privé musulman choisisse de s’appeler Averroès. C’est un peu comme si un lycée catholique voulait s’appeler lycée Galilée ou, un lycée juif, lycée Spinoza.

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    1. En fait il faut rappeler les termes du débats sur la disgrâce d’Averroès. D’un côté, les islamophobes qui depuis Ernest Renan nous expliquent que l’islam est hostile à la pensée, et que des musulmans ont été des savants « en dépit de l’islam » (Renan). De l’autre côté les historiens, que je ne saurais comment qualifier, qui disent, comme De Libera, que l’islam fut un terrain propice à l’élaboration du savoir.
      Pour moi il n’y a pas de débat, Averroès était musulman et il a été jugé par des musulmans, comme tous les autres suppliciés qui furent condamnés par des gens de leur propre foi. En règle générale, on accuse les gens d’impiété, comme Socrate le fut en son temps, mais il n’y aurait aucun sens à conclure qu’une religion en particulier est plus obscurantiste qu’une autre.
      De ce fait, qu’un lycée privé choisisse de s’appeler Averroès est plutôt un bon signe.

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      1. Si la question était de savoir si Averroès à souffert d’être un philosophe en terre d’islam, je pense que la réponse est oui, mais certainement pas plus que Giordano Bruno qui a été brûlé vif par l’Eglise catholique, donc si la question est de savoir si l’islam à le monopole de l’obscurantisme, la réponse de ce point de vue est probablement non.

        Maintenant, il y a quand même un rapport particulier au texte sacré dans le sunnisme, avec la doctrine du Coran incréé, qui donne des armes aux fondamentalismes, plus que la doctrine de l’inspiration des textes révélés, qui oblige le lecteur à s’interroger sur ce qui y vient de l’homme et ce qui y vient de Dieu, et le rend en quelque sorte responsable de son interprétation du texte, et des actes qu’il commet au nom de cette interprétation, en particulier dans le judaïsme. Enfin moi je ne connais pas très bien mais c’est ce que disent des gens.

        Un autre élément plus concret, c’est que cette affaire d’Averroès a (en tout cas d’après Kurt Flasch), mis un coup d’arrêt de plusieurs siècles au développement de la philosophie et plus généralement du rationalisme dans le monde arabo-musulman, qu’elle soit d’ailleurs la cause de cet arrêt ou la conséquence d’une évolution globale de ces sociétés. De ce point de vue, d’ailleurs largement partagé y compris par des intellectuels musulmans, il y a toujours un besoin d’y récréer les conditions d’un « islam des Lumières ».

        Je connais mal Averroès, dont la pensée est extrêmement difficile à suivre, et je crois assez éloignée de la vision laïciste qu’on en présente souvent, mais je pense qu’il y avait chez lui des idées un peu dangereuses, qui pouvaient inquiéter des gens honnêtement préoccupés de leur salut plus que de la puissance de la pensée. Ainsi, la théorie de l’intellect agent, l’idée d’une unité transpersonnelle de la pensée, le monopsychisme, mais c’est une idée que je trouve magnifique. J’aime à imaginer, en bon vieux spinoziste, que dans nos idées il y en a qui ont aussi été les idées d’Averroès et qu’en elles nous sommes tous en quelque sorte une partie de Dieu, si la chose n’est pas trop impie.

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      2. Merci mon bon Ben, je te préfère comme ça, analytique et intellectuel. C’est vrai que la pensée d’Averroès est à la fois « difficile à suivre » et « magnifique ». Ton dernier point est très inspirant.
        Je ne relancerai pas la discussion concernant la nature créée ou incréée du coran, ni sur le coup d’arrêt de la philosophie après Averroès, car cela demanderait d’autres billets de blog. Mais si Dieu me donne l’occasion de retourner travailler dans un pays musulman, je ferai peut-être davantage de recherches sur l’histoire des idées en terre d’islam.

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