La révolution bibliothécaire, Gabriel Naudé

La bibliothèque est une des inventions les plus révolutionnaires qui soit. Je ne cesse de m’émerveiller qu’elles existent, qu’on ait le droit et les moyens d’y aller, de lire, et même d’emprunter ! Quelle civilisation que celle qui met à dispoisition des gens, de tous les gens, des livres et des encyclopédies !

Un livre du philosophe et historien Robert Damien permet de se faire un idée puissante de l’importance politique et stratégique de l’émergence de la bibliothéconomie : Bibliothèque et Etat. Naissance d’une raison politique dans la France du XVIIe siècle (P.U.F., 1995). On y suit le destin, l’oeuvre et la pensée du premier grand bibliothécaire français, Gabriel Naudé (1600-1653). Après avoir vécu comme intellectuel précaire pour plusieurs mécènes, il a publié un livre qui a provoqué une révolution dont personne n’a conscience : Advis pour dresser une bibliothèque, publié à Paris en 1627. Un petit livre de conseil (destiné au départ à rester dans la confidence du président de Mesme) qui fit sortir l’art de la bibliothèque sur la place publique. Ce qui était l’apanage des puissants, et une marque de prestige pour des pseudos lettrés influents, devint objet de débats, de discussion, de partage.

Par ce geste, il créa un nouveau métier, c’est ce qui me plaît infiniment. D’obscur employé en attente d’un généreux donateur, il devenait spécialiste et pouvait monneyer ses services et ses compétences sur le marché de l’emploi. « Le professionnel d’une telle bibliothèque n’attend qu’un donneur d’ordres. Il n’attend plus rien de l’ordre du don. » (Damien p.47) Mais ce « coup d’éclat » allait mettre la bibliothèque sur l’orbite d’une exigence d’universalité. Et qui d’autre que l’Etat peut établir une bibliothèque de cet ordre ? Ainsi, l’Etat en profite pour maîtriser les contours du savoir universel, en étant décisionnaire sur les livres à intégrer dans la bibliothèque. Gabriel Naudé théorise donc la fonction du bibliographe dont l’art et la science est de voyager, de participer aux débats intellectuels de son époque, et de choisir avec soin les livres qui comptent. Naudé devenait un « nouveau mentor » (p.63). Un nouveau métier pointe alors à l’horizon, celui de conseiller du prince.

Bien sûr, ce rôle existe chez les philosophes depuis que la philosophe existe, mais chez Platon, chez Aristote, et même chez Machiavel, ce n’était jamais un métier, au sens d’une pratique rationnelle qui peut se transmettre et perdurer. C’est dans un second ouvrage que Naudé en fait la théorie, un ouvrage que la modernité démocratique a vite remisé dans les poubelles de l’histoire : Considérations politiques sur les coups d’Estat, publié à Rome, en 1639. Naudé montre que le seul homme digne d’être conseiller ne doit appartenir à aucune classe, et que personne mieux que le bibliothécaire est capable de comprendre tous les points de vue, et d’avoir une « disposition d’esprit toujours égale en soi, ferme, stable, héroïque, capable de tout voir, tout ouïr, et tout faire, sans se troubler, sans se perdre, s’étonner. » (Damien, p.268). Pour contrer par avance les critique qui ne manquaient pas de fuser contre un tel portrait d’homme libre et universel, Naudé lance cette audacieuse évidence : « Le cardinal de Richelieu a été tiré du fond de sa bibliothèque pour gouverner la France. » (p.272).

Bibliothèque et Etat. La bibliothèque est un instrument politique, qui peut servir les dictatures autant que les démocraties, d’où la nécessité, aujourd’hui encore, d’y réfléchir avec force et prudence, et d’en bien user. Le dernier chapitre du livre de Damien, « Homo bibliothecus, homo democraticus ? », montre la fortune des idées de Naudé dans le contexte de l’Encyclopédie et de la Révolution qui en appelleront à « un sujet politique, instruit et maître de ses décisions informées. » En un mot, un mot que Naudé n’utilisait pas parce que ce n’était pas l’époque : un citoyen.

De tout cela je tire provisoirement deux enseignements :

1-     Henri Guaino, le conseiller du président Sarkozy, serait-il capable de dresser correctement une bibliothèque ? (Je sais, ce n’est pas un enseignement, c’est une question).

2-     Les bibliothécaires doivent être des penseurs, des intellectuels, et certainement pas de discrets techniciens cachés derrière des classifications Dewey. En Chine, où je travaille, rien n’est plus important ni plus urgent que des bibliothécaires compétents. Pour faire la révolution.

11 commentaires sur “La révolution bibliothécaire, Gabriel Naudé

  1. Sauf que le savoir se déplace de plus en plus du livre vers Internet, et que pour comprendre le monde aujourd’hui il vaut sans doute mieux surfer qu’explorer les bibliothèques. Et comme ce déplacement ne fera que s’accentuer, celles-ci seront de plus en plus destinées aux historiens.
    C’est Google, le Gabriel Naudé d’aujourd’hui.

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  2. Or donc, en Chine où vous travaillez…

    N’étant plus très blogueur, mais ne reniant pas mes premiers écrits sur frogland, je reste, quoique terrien d’élection (la Crau en Provence, territoire colonisé par l’eau de la Durance, canalisée) un bibliovore dangereux.

    Les élections municipales à venir veulent faire de notre bibliothèque locale un millefeuille: ciné multiplexe rez de chaussée (odeur de cacahouettes), médiathèque virtuelle(?) comme facebook(?) au 1er, hôtel trois étoiles au second;

    ce que personne ne semble savoir, c’est si les chimpanzés du rez et les hommes d’affaires russes du second se retrouveront de nuit, à la lueur des cierges, entre 2heures45 et 5heures37 pour échanger Sanantonio contre Montaigne;

    le développement durable a de beaux jours devant lui?

    la Chine s’évapore -t-elle doucement au travers des jouets répandus à ce jour dans beaucoup de nos chaumières?

    Frogie

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  3. Je suis en espagne ou je m ennuie un peu je dois le dire, il fait beau, les tapas sont toujours appettissants mais en ces temps d´elections presidentielles moroses (hier le debat entre les deux candidats a la presidentielle espagnole etait similaire a celui d un Jospin-Chirac en son temps :sinistre et ennuyeux, d ailleurs ici tout le monde semble s´en foutre ce qui est sans doute une bonne chose, les gens vivent dans un hors monde politique, ce qui nous fait des vacances finalement.) Merci beaucoup de ce conseil de lecture, moi qui suis un bibliothecaire en herbe, la question m interesse grandement. Cet integrisme pro internet est pour le moins suspect Mart, je n ai rien contre Internet et Google, je suis le premier a m en servir, mais quand on aime la culture, lire , le savoir pourquoi opposer ainsi livre et internet ? La culture est un mouvement non , toujours en mouvement non ? Alors qu’on aille en Chine ou au fin fond de l¨Auvergne moi je surfe et j explore en meme temps et je ne fais aucune difference entre ces deux activites, quand a cette distinction entre historien et bibliothecaire, elle est nulle et sans justification, ils font partis de cette classe en voie d´extinction appellee intellectuels precaires, qui faira la difference dans le futur ? Je ne vois en effet aucune opposition a effectuer entre livres, « savoirs anciens », vadrouiller en bibliotheque et « surfer » sur internet. C est un etat d´esprit a avoir cest tout.

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  4. Ca me rappelle une histoire d un ami passione par Internet et pro-google (de par son travail dans la com) qui me voyant trop lire de livre me dit que j allais devenir fou si ce n´est deja fait, sur quoi j avais repondu un peu sottement qu il etait quand a lui devenu tres con a force de passer ses journees a « surfer » , je ne sais plus comment ca s est termine mais il me semble que ce debat, cette dichotomie entre Google et Gabriel Naude n a pas lieu d etre, est absurde, ne mene a rien.En tout cas c est ce que je pense.

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  5. Parfois on s’exprime mal. Je ne veux pas opposer Internet et livre, je constate simplement un glissement. J’aime énormément les bibliothèques, ce sont des lieux magiques plein de livres et de jolies filles.

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  6. Est-ce que Google est le nouveau Naudier, le bibliothécaire le plus influent des temps actuels ? Naudier préconisait un bibliothécaire intellectuel et apte à conseiller. Qui conseille Google ? Qui décide de quoi chez Google ? Il est vrai que Google est aujourd’hui le dépositaire de ce qui se fait de plus universel en tant que bases de données, mais c’est une universalité faible, qui résulte d’une impression de non-choix permanent, tout en étant orienté anglo-saxon l’air de rien.

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  7. Avec le temps, je comprends ce que cela veut dire que de mal s’exprimer quand on est commentateur de blogs, Mart. Je suis quand a moi a Valencia, España, dans un cybercafe , lieu magique egalement sans livres helas et avec une affreuse tele qui debite en fonds sonores les dernieres nouvelles mais en compagnie d´espagnoles toujours aussi charmantes. Aussi bien que dans une bibliotheque finalement.

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  8. La Chine impériale a une redoutable tradition des bibliothèques publiques. Ce que l’empereur juge bon à conserver est compilé, recopié et classé. Le reste doit être oublié et on prend des mesures pour que les mauvais textes ne survivent pas. Qin Shi Huang Di (- 221) avait fait brûler tous les livres de philosophie, Confucius compris, et enterrer vivants des centaines de lettrés (mais comme il est très difficile de tuer tout le monde, les textes de Confucius ont survécu dans la tête de ceux qui en ont réchappé). Qianlong des Qing (fin 18e) a fait réunir tous les écrits connus dans le Siku Quanshu, sauf ce qui devait être oublié, et fait exécuter les écrivains contemporains qui pensaient mal. Mao Zedong (1965) avait fait disparaître tous les livres pendant la révolution culturelle. Ceux qui se rappellent qu’il n’y avait rien à lire quand ils étaient jeunes ont à peine 50 ans.

    Aujourd’hui, ce qui est réjouissant, c’est le désordre que la prospérité a apporté. Les livres interdits sont aussitôt réédités pour la vente sur le trottoir (le seul puni est l’auteur, qui n’a plus d’argent, pas les lecteurs). Les films interdits se vendent autant que les films autorisés. Quant à Internet, on a l’impression que tout est en ligne dans ce pays, droit d’auteur ou pas. Dommage que je lise si péniblement.

    La bibliothèque (l’institution) est le lieu du contrôle de la pensée correcte. Normal que les bibliothécaires des pays où on a peur restent assis à ne rien faire. Au moins, les livres dorment, prêts à ressortir le jour où on n’aura plus peur; sinon, ils pourraient être détruits. La révolution, pour l’instant, se fera en ligne, avec des bibliothécaires qui mettront en avant ce qu’il faut lire. (là, j’ai l’impression que, entre Google Livres qui fait un grand tas et Gallica la constipée qui s’arrange pour qu’on ne puisse pas se promener dans ses rayons trop bien rangés, il y a mieux).

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  9. A Paris et travaillant en bibliothèque, je voudrais insister sur un ou deux points:
    La bibliothèque est lieu de pouvoir comme François Ier et tant d’autres l’avait compris car l’écrit a valeur sacrée : rassembler des livres institutionnalise le savoir, permet sa diffusion… Avec le numérique, l’écriture devient polymorphe et surtout sans fin de lien en lien et la fixité rassurante de l’imprimé disparaît. Pour ma part, je releve le défi! car avec toutes les bribes de savoir et de non savoir trouvables sur le net, c’est l’avenir qui avance et mon esprit aussi, de manière coopérative souvent et grâce aussi à ce qui a été appris dans les livres et ce que j’appellerais l’esprit critique et de discernement, un peu de bon sens. Regardez le nombre d’articles scientifiques trouvables sur le Web : une seule chose est certaine: l’impossibilité de tout appréhender et comprendre: tous se déplacant avec leurs bribes de savoir
    Sur le net, il n’y a pas que Google ou Yahoo, il y a certes Gallica de la Bnf avec des manuscrits et livres numérisés (comme par exemple l’Advis pour dresser une bibliothèque de Naudé!) pas si nombreux que cela parmi les 11 millions d’ouvrages de la Bnf, le projet de la BNUE -Bibliothèque Numérique Européenne etc… Avec Greenstone, le logiciel de bibliothèque numérique libre de l’UNESCO, n’importe quelle personne désireuse de maîtriser un tant soit peu les nouvelles technologies peut constituer sa bibliothèque de liens, voire numérisée, si il n’y a pas de problèmes de droits d’auteurs, bref, il y a du travail pour les bibliothécaires désireux de le faire!
    Enfin, cette histoire de révolution est inquiétante car pour ma part, foin du messianisme du petit livre rouge et autres dictatures du prolétariat!!
    La révolution n’aime pas tant les livres et les originaux, les savants que cela: regardez ce qui arriva à certains poètes chinois (Lu Xun, je crois) et je ne parle pas de la Russie et URSS. Il a été si facile et aberrant de critiquer ou tuer un botaniste ou penseur parce qu’il n’est pas du même bord politique que les « révolutionnaires » qui au final en Russie et Chine se sont constitués en oligarchie : certes me direz-vous ils permis d’apprendre à la majorité du peuple à lire et une égalité de base fut à ce prix conquise . Maintenant, je préfère l’échange, la construction des savoirs, le passage de ce que MC Luhan appellait « Galaxie Gutenberg » à la galaxie de la Toile géante où chacun choisit ou pas de réléchir en lisant, regardant et cliquant. C’est étrange mais je suis persuadée que c’est ainsi l’on avance.

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  10. Pour rebondir sur ce que dit Lena : il y a effectivement une très grande différence entre le savoir que l’on acquiert par les livre et celui que l’on acquiert par Internet. Car ce n’est pas que l’espace de la bibliothèque qui est sacré, c’est aussi celui de la lecture des livres. En revanche, quand on lit sur un écran, on reste dans un rapport de vitesse et d’un certaine désinvolture, comme quand on lit un journal. Si bien que les deux supports sont vraiment très complémentaires. Les grands chocs de lecture, c’est avec les livres. Mais les enfermements dans des cercles de pensée étroits, c’est aussi dans les livres. Internet procure une plus grande distance qui peut faire du bien. Difficile, par exemple, de devenir heideggien à travers un écran.

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  11. Bien parlé Lena, tu m ‘as convaincu… Je remplacerai le « esprit critique et de discernement, un peu de bon sens » par une sorte de conscience poetique et de respect humaniste post-moderne propre a tous les chercheurs en sciences humaines contemporains; Je te trouves bien dur quand meme avec les révolutionnaires (version 1917) toi qui semble suvvre avec talent la révolution numerique…

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