François Bégaudeau est en train de prendre la place du meilleur intellectuel de ma génération. Signe peut-être que ma génération n’a pas trouvé sa place dans le monde, comme je le déplorais déjà en 2009, déjà à propos de Bégaudeau. Les gens nés entre mai 68 et mai 81 se trouvent dans un désert, mais je suis ouvert à toute contre-exemple qui prouverait que notre génération vaut autant que celle des boomers (terme qui désigne, je le rappelle, le groupe des gens nés entre 1942 et 1958.)
Je mesure le grand écart que je viens de faire en annonçant que François Bégaudeau était peut-être le meilleur d’entre nous. Je n’oublie pas l’avoir descendu en flèche des 2008 sur ce blog. Il l’avait mérité.
Bégaudeau est né quelques mois avant moi, d’une classe sociale plus ou moins équivalente à la mienne, et quand il parle j’entends quelqu’un que j’aurais pu rencontrer sur les bancs de la fac ou parmi mes amis du milieu artistique. Si j’avais été nantais, ou lui lyonnais, on serait devenus copains dans les années 1990.
Je n’ai jamais aimé ses romans mais c’est normal : Bégaudeau n’est pas un très bon romancier. Là où il excelle, c’est dans le genre essai. Et là où il devient admirable, c’est dans l’exercice de la critique.
Cependant il ne faut jamais oublier que la qualité première de Bégaudeau est d’être un bon imitateur, en bon agrégé de lettres qu’il est. C’est un bon élève, un bon étudiant, qui sait produire ce que les professeurs attendent de lui. Il s’est tellement imprégné de certains intellectuels que lorsqu’il parle de politique, on entend la voix de Frédéric Lordon, économiste marxiste de l’Ecole Normale Supérieure. Lordon est un véritable gourou pour la gauche radicale et intellectuelle mais beaucoup moins connu que l’écrivain.
En bref, Bégaudeau est un imitateur mais à force, comme tous les bons étudiants, il finit par avoir des moments d’invention et de pensée personnelle. Et, comme je le disais, là où il m’enthousiasme, c’est dans la critique, qui est un genre passionnant, sous estimé mais très divertissant pour l’esprit.
Critique de livres, critique de cinéma, critique d’émission de télévision. On l’écoute bouche bée et on prend des notes. Le podcast de critique qu’il produit avec un jeune anonyme depuis 2018 est un bain de jouvence. J’écoute cela en jardinant, et même si je ne vais plus au cinéma depuis des années, la critique elle-même, sans même voir le film dont il est question, suffit à mon bonheur.
Cliquez pour entendre ce podcast : La gêne occasionnée, sur Soundcloud (et ne me demandez pas ce qu’est « soundcloud »).
Chaque émission est consacré à un film et parfois un livre. Bégaudeau prépare ses idées, il est cadré par un jeune homme sympathique qui lit ses notes, ce qui permet à l’écrivain de se reposer et de fourbir ses armes.
Il y condense toute sa capacité pédagogique, il y convoque sa belle culture de lettré et de cinéphile. Il a bien assimilé son Deleuze sans en faire des tonnes, sans réciter sa leçon. C’est impeccable.
Écoutez par exemple de la minute 20’00 jusqu’à la minute 25’00 de l’épisode 28 Drive my Car, film japonais dont j’ai oublié le nom du réalisateur, et probablement, un film que je ne verrai jamais. Ces cinq minutes m’ont marqué, alors que je passais la serpillère dans la cuisine. Un petit développement un peu scolaire mais brillant sur la justesse des formes, sur Bresson, sur les gestes esthétiques, sur les formes inédites et les avant-gardes. « On ne fera jamais l’économie du constat implacable que la question de l’art est aussi la question du vrai, la question du juste. » Je me suis dit que j’allais utiliser cette séquence dans ma classe de philosophie au lycée. Puis il relie cela au film Drive my Car qui met en scène des acteurs de théâtre, pour expliquer des aspects importants du jeu d’acteur et de l’ambiguïté, la plurivocité du texte de théâtre. Enfin il termine avec « trois figures d’agencement entre texte et corps » dans le film japonais, et cela fabrique un petit système pratique et stimulant.
Quand il analyse des romans, sur ce même podcast, c’est un peu moins brillant j’ai l’impression. Mais cette impression est sans doute due au fait que je m’y connais un peu en littérature, et qu’on ne me la fait pas.
Sur Frédéric Lordon :
https://charybde2.wordpress.com/2015/11/06/note-de-lecture-capitalisme-desir-et-servitude-frederic-lordon/
( citation de Gilles Deleuze en exergue de ce livre :
« On nous apprend que les entreprises ont une âme, ce qui est bien la nouvelle la plus terrifiante du monde. »)
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Merci pour ce lien. Oui, quand un livre parle de capitalisme avec Marx et Spinoza, il est bien naturel que Deleuze préside à cette entreprise.
Mais alors, me direz-vous, ce devrait être Lordon, le meilleur de votre génération ! Pas tout à fait car il est né en 1962, ce qui fait de lui, non un boomer stricto sensu, mais enfin quelqu’un de bien ancré dans les « trente glorieuses ». La génération du Sage précaire consiste en des gens qui sont nés et ont grandi dans la crise due aux chocs pétroliers, dans une société sans plein emploi, minée par le chômage, dont les parents sont des soixante-huitards. Lordon, ses parents ont connu la guerre, n’ont pas fait mai 68, et lui même a grandi dans un monde où on n’avait pas peur du chômage.
Sinon c’est peut-être lui qui aurait été élu le meilleur d’entre nous.
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Concernant Bégaudeau, voir aussi
où je l’ai trouvéau mieux de sa forme.
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