
Les nombreux musées qui ouvrent en ce moment en Arabie saoudite ont pour but de célébrer l’héritage du pays tout en s’ouvrant à la culture internationale. On cherche donc, comme le tout nouveau Red Sea Museum le fait à Jeddah, à concilier archives et créations, patrimoine et innovation, art traditionnel et art contemporain.
Mais à quoi peut ressembler l’art « contemporain » saoudien ? Un consensus apparaît dans toutes les cultures du monde : l’art contemporain, c’est ce qui constitue le marché de l’art, et ce marché est pour l’instant entre les mains des investisseurs qui n’imposent pas leurs goûts personnels mais suivent les courbes des cotes d’artistes.
Or si les acteurs du marché de l’art n’imposent pas leur goût, leurs choix et leurs investissements ne peuvent éviter d’imposer un goût, une tendance plutôt qu’une autre. En général, ils privilégient des œuvres qui parlent de la culture d’origine des artistes, mais avec les codes et les techniques artistiques en vogue en occident : Magnetism d’Ahmed Mater, par exemple, est clairement saoudien du fait qu’on y voit une représentation de la Kaaba, mais est en même temps très apprécié en Europe car très conceptuel et simple : un cube en aimant au centre, des épines de métal autour dont la forme et le mouvement sont déterminés par le bloc central. Simple, efficace, astucieux, ce travail permet de méditer sur les questions de la foi, de l’attraction spirituelle, de la liberté et de l’aspect collectif du fait religieux, avec une économie de moyen remarquable. Œuvre on ne peut plus saoudienne, on ne peut plus islamique, et en même temps éminemment bankable dans les salles de ventes, les galeries et les musées internationaux.
Je me demande dans quelle mesure ce que je viens de dire correspond aux critiques décoloniales que accompagnent la sortie de tel film tunisien ou libanais : ce film est parlé en arabe mais le scénario fut « conçu et écrit en français avant d’être traduit en tunisien » comme l’écrit Khalil Khalsi dans sa belle critique de Where the Wind Comes From d’Amel Guellaty.
Je me posais des questions similaires sur le cinéma chinois d’art et d’essai qui me paraissait magnifique mais très peu apprécié par les Chinois eux-mêmes.
Ces questionnements avaient été confirmés par une conversation avec un chercheur en cinéma que j’avais rencontré à Belfast.
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La Précarité du sage, 2009
Faut-il pourtant rejeter ces films et ces œuvres qui sont faites sous l’influence d’une mode venue d’ailleurs ? Je ne cesse de les défendre au contraire. J’admire le travail d’Ahmed Mater ainsi que les films chinois dont j’ai parlé il y a vingt ans. Et pourtant j’approuve la critique de Khalil Khaldi.
L’apparent paradoxe se résout de la manière suivante : ce qui est problématique dans les œuvres qui cherchent à plaire aux marchés de l’art, c’est leur éventuelle propension à conforter les clichés racistes que les Occidentaux nourrissent sur les cultures d’où viennent lesdites œuvres.
Or, il y a chez Mater et chez les cinéastes chinois une volonté de nous intéresser sans pour autant se vautrer dans nos préjugés.