Eloge de Caroline Riegel

Ce que j’aime le plus dans Soif d’Orient, c’est la façon dont la voyageuse passe d’une communauté à l’autre sans avoir de préjugés politiques sur les territoires abordés. À la différence de voyageurs qui se mettent en scène comme des stars, elle se fond dans le paysage, tâche de pratiquer les langues, et n’hésite pas à rester des mois dans un village du Zanskar.

Les récits de voyage de cette ingénieure hydrologue, dont j’avais parlé avec légèreté la première fois, m’ont beaucoup intéressé lorsque je devais écrire une conférence sur le Xinjiang, la grande province de l’ouest de la Chine. Je m’étais aperçu que dans des régions aussi tendues que le Tibet ou le Xinjiang, le récit de voyage devenait un exercice difficile, car l’auteur a tendance à se transformer en acteur humanitaire, à jouer les belles âmes, à défendre des bonnes causes, en héros des temps modernes, toutes choses qui font tomber le récit de voyage dans une sorte d’appauvrissement littéraire. Voir les productions de Priscilla Telmon ou de Sylvie Lasserre : le discours devient binaire, anti-chinois, et des sentiments sans nuance tels que l’indignation, la tristesse, la colère, le narcissisme parfois, remplacent les qualités que devraient animer les écrivains voyageurs : écoute, attention, attachements aux détails, critique de ce qui est donné comme vérité et discours officiels, capacité à voir les phénomènes culturels et anthropologiques sous les pratiques apparemment banales et/ou méprisées.

Caroline Riegel échappe à ce piège humanitaire et médiatique. Grâce sans doute à son objectif central, l’eau. Elle n’est pas en Asie pour dénoncer les dictatures (nous les connaissons déjà et nous n’apprendrions rien !), mais pour suivre et décrire les différentes façons de vivre avec l’eau, de s’en servir, de s’en protéger, de la révérer ou de la rechercher. C’est un récit de voyage en prise avec le vital, la survie.

Pour résumer d’une phrase l’éloge que je ferais d’elle, je dirais qu’à un moment où les récits de voyage deviennent arides à cause de l’engagement politique, elle irrigue le genre grâce à un point de vue de technicienne hydrologue.

On la voit entrer en contact avec des Chinois et des Ouïghours, (nomades et sédentaires). Elle montre que des Chinois sont serviables, qu’ils la laissent voyager même quand elle est à la limite de la légalité, et qu’ils ne sont pas tous riches et dominateurs. Elle fait une belle rencontre avec une Chinoise paysanne, avec qui elle se rend aux champs pour assister à l’irrigation des champs de la petite exploitation familiale.

Elle joint aussi une tribu nomade, des familles de bergers avec qui elle fait des bouts de transhumance. Ce sont des images qui restent, longtemps après la lecture. Elle décrit combien les nomades ouïghours « ont l’âme plus taquine que celle des nomades mongoles », et combien elle se fait charrier par les adolescents. Elle aide la femme à faire à manger sous la tente et se met en colère contre les avances d’un jeune homme en rut dont il n’est pas clair s’il se branle près d’elle ou s’il viole la voyageuse…

Elle montre des nomades qui passent leur temps à se chamailler et à se faire des caresses, à exprimer une sensualité exacerbée par le vent et la promiscuité sous la tente. Un jour, elle a cette réflexion comique alors qu’elle passe la tête dans l’embrasure d’une tente et qu’elle voit quatre jeunes gens en train de s’amuser : « Fumer, rire, paresser sous une tente aux allures de dortoir de colonie de vacances : ces jeunes bergers ont-ils vraiment la vie dure ? » (p.325).

La pauvre Française souffre d’une diarrhée sans nom. Elle n’en fait pas des tonnes, mais l’on comprend que c’est là une manière pour son corps de rejoindre le thème même de ce livre. Le voyage poursuit la présence de l’eau dans toute l’Asie, et la maladie fait de la voyageuse elle-même un lieu d’évacuation des eaux.

Caroline Riegel, ingénieuse et marcheuse

En disant « Caroline Riegel, ingénieuse » je fais un jeu de mot. Comme je n’ai pas d’humour, j’explique mes blagues.

Ingénieuse, ici il faut le lire comme féminin d’ingénieur, car elle est ingénieur hydrologue, elle a construit un barrage dans la Montagne Noire (Dieu sait ce que c’est) et un au Gabon (mais où au Gabon, Dieu le sait.) Et puis elle a décidé de faire un long voyage du lac Baïkal au Bengale, en passant par les steppes et les montagnes d’Asie centrale.

Comme cela se peuple, dites-moi, l’Asie centrale ! Un nombre très élevé de livres de voyage paraissent ces temps-ci sur cette région du monde. On peut le comprendre pour différentes raisons : 1) Région riche en pétrole, elle intéresse toutes les puissances du monde. 2) Région riche en jolies femmes, elle intéresse tous les traîne-savate. 3) Région riche en cultures mélangées, elle passionne les ethnologues. 4) Région longtemps sous-visitée, elle représente quelque chose de neuf.

La carte générale de Caroline Riegel va un peu dans le sens d’une région très pure, très « neuve ». De même, les photos qui parsèment le livre sont toutes prises dans la nature. À feuilleter le premier tome de Soifs d’Orient, un léger malaise s’installe : on dirait que ces immenses territoires ne connaissent pas la ville, que les hommes qui peuplent ces lieux n’ont jamais rien construit. Puis quand on lit le récit de voyage, les villes apparaissent mais sont détestées par la narratrice. Elle les trouve sales, grises, sans charme.

Il faut s’interroger sur tous ces voyageurs qui n’aiment pas les villes. Ils y voient une perte d’authenticité. C’était déjà le cas chez nos orientalistes du XIXe siècle, qui allaient voir en Algérie et au Liban une humanité et une nature pas encore contaminées par la révolution industrielle. Nos grands voyageurs écologistes sont-ils vraiment tout à fait différents de nos grands artistes colonisateurs des siècles passés ?

Je pose seulement la question.

Reste que notre ingénieuse hydrologue féminise la cartographie. Du moins elle essaie, dans l’apparence.

La carte qu’elle place en début de récit est légendée ainsi : « Du Baïkal au Bengale : pérégrination d’une goutte d’eau. »

Sur une carte satellite, la ligne de l’itinéraire de l’ingénieuse Caroline est un peu impressionniste, comme un coup de pinceau assisté par ordinateur. Les lignes de l’itinéraire sont jonchées de gouttes d’eau.

Il n’y a pas à dire, c’est un bel itinéraire. Un grand zig-zag dans l’Asie centrale, qui n’est pas sans rappeler la figure symbolique du Yin et du Yang. Comme je n’ai pas de sens artistique, j’explicite et j’illustre mes idées plastiques. Avec des couleurs, sans quoi la vie est terne.

Au Baïkal, la formation scientifique de notre voyageuse s’avère précieuse. Elle en parle avec émotion et en connaissance de cause. Une telle masse d’eau pure, sur la terre, pour elle c’est une perle. D’ailleurs elle intitule son chapitre « La perle de Sibérie ».

Et moi, ce que je trouve précieux, ce qui m’émeut, c’est le destin scientifique de la voyageuse. Je l’aime d’autant plus qu’elle est une femme de science, qu’elle va voir des savants dans des instituts de limnologie (science des lacs), qu’elle s’informe et que le lecteur l’admire autant pour ses aventures de voyageuse que pour son savoir qu’on imagine vaste.

En réalité, on n’en sait rien, mais cela fait partie de la panoplie du voyageur, ses compétences supposées, les exploits qu’on lui prête, les mystères qui l’enrobent. C’est le crédit du voyageur.