
Fort de mon intérêt pour les recherches de l’ex-otage française et iranienne Fariba Adelkhah, j’ai commandé à la Bibliothèque nationale de Bavière ses ouvrages disponibles. Parmi eux, Les Mille et une frontières de l’Iran. Quand les voyages forment la nation (Kathala, 2012) m’a particulièrement marqué. Dix ans avant son arrestation pour cause d’espionnage. C’est un livre qui, dans un premier temps, suscite un regret – celui de ne pas l’avoir découvert plus tôt – mais qui, à bien y réfléchir, ouvre plutôt une perspective dans mes recherches sur le récit de voyage. Il s’agit d’un ouvrage essentiel sur la théorie des voyages et la façon dont ces derniers construisent des identités collectives.
Dans ce livre, Fariba Adelkhah adopte une approche anthropologique pour montrer comment migrants, pèlerins, commerçants, bannis et touristes participent, chacun à sa manière, à la formation d’une identité iranienne. Ce que j’aime, c’est sa manière de transformer ses propres expériences voyageuses en un objet d’étude. Plutôt que de livrer un récit subjectif, elle raconte ses aventures passées sous un prisme scientifique, anonymisant ses interlocuteurs, qui n’étaient autres que ses « copines » et ses compagnons, pour en faire des sujets d’enquête. Ce qui pourrait être un simple témoignage devient alors un terrain, un espace où l’expérience du voyage est transmutée en réflexion anthropologique.
La posture de Fariba Adelkhah résonne fortement avec mes propres travaux. J’ai toujours rejeté la distinction rigide entre le voyageur et le touriste, une opposition qui traverse nombre de récits conventionnels car trop ancrés dans une idéologie ambiante paresseuse. En m’inspirant de la pensée de Jean-Didier Urbain, j’ai soutenu que tout déplacement – qu’il soit motivé par le loisir, l’exil ou la recherche – participait de la même dynamique fondamentale, et que rejeter le tourisme revenait à élaborer une stratégie de distinction stérile. Loin d’être une activité réservée à une élite aristocratique ou philosophique, le voyage est un phénomène pluriel, façonné par des motivations diverses.
Dans cette perspective, l’approche d’Adelkhah rejoint également une autre dimension qui m’intéresse : celle du voyage comme captivité. Cela concerne un autre livre de la chercheuse, paru il y a quelques mois et que j’achèterai lors de mon prochain passage en France. De nombreux travaux ont déjà exploré cette pratique paradoxale de la captivité-voyage, notamment dans la collection dirigée par François Moureau sur les « récits de captifs en Méditerranée », notamment au siècle des Lumières. Mais l’étude des récits de captivité contemporains reste à approfondir. De Jean-Paul Kauffmann, retenu au Liban avant de devenir écrivain voyageur, à Ingrid Betancourt et son expérience d’otage parmi les Farcs de Colombie, jusqu’à Fariba Adelkhah qui a connu les geôles Iraniennes, il existe une continuité fascinante entre la contrainte du confinement et l’élaboration d’un récit de déplacement.
