Kafka et mon colocataire allemand

Alors que nous parlions littérature en faisant la cuisine, il s’exclama : « Je n’ai jamais lu Kafka, et en Allemagne personne ne lit Kafka. C’est toujours avec des étrangers que j’entends parler de cet écrivain. Dis-moi un peu ce qu’il a fait. Quel livre de lui me recommandes-tu ? »

Je lui évoque brièvement les différents axes de l’oeuvre de Kafka : 1- Les nouvelles et contes ; 2- Les romans ; 3- Le journal ; 4- La correspondance. Je lui conseille de lire La métamorphose, et lui demande de me dire ce qu’il en pense.

Mon impression, influencée par les essais de Kundera et la pensée de Deleuze et Guattari, est que la langue de Kafka est un allemand un peu bizarre. J’ai le sentiment que c’est une langue peu littéraire, volontairement maladroite. Kundera raconte comment les répétitions dans  Le Procès ont été évitées par le traducteur français (Alexandre Vialatte), et comment cette traduction en un français élégant était en fait, pour lui, Kundera, une trahison. Je crois qu’il a écrit cela dans Les Testaments trahis.

Mon colocataire en prend bonne note et, un jour que l’internet ne fonctionnait pas à la maison, ce qui arrive un peu trop souvent, il lut la Métamorphose.

Dans le salon, tandis que je regardais un match de rugby, il vint s’asseoir et m’entretenir de Kafka. Il a trouvé la nouvelle très étrange. Oui, pour le moins, on peut dire que l’histoire de Gregor qui, de bon matin, se transforme en insecte, c’est un peu étrange.

Ce qui étonne le plus mon colocataire, c’est pourquoi la famille de Gregor possède tant de domestiques s’ils sont aussi pauvres qu’ils le disent. D’un autre côté, pourquoi la sœur, qui pourtant comprend très bien que son frère est devenu un insecte, et qui en plus l’aide à se jucher sur une chaise pour voir par la fenêtre, prétend à la fin que cet insecte n’est pas son frère ?

Enfin, il me rappelle la fin de la nouvelle. La famille est réunie, l’insecte est mort, soit à cause de la pomme que le père lui a lancé dans le dos, soit (dit mon colocataire), parce que la vie des insectes n’est jamais très longue, et tous semblent heureux et optimistes. Les membres de la famille se disent que finalement, la situation présente n’est pas si mauvaise, et l’avenir pas si sombre.

Mon colocataire me dit qu’il n’a jamais lu quelque chose d’aussi bizarre, et il n’est pas sûr de savoir s’il a aimé ou pas. Moi aussi, quand je l’ai lu, il y a vingt ou vingt-cinq ans,  j’étais décontenancé, et je n’aurais pas su dire si j’avais aimé ou pas. J’avais été surpris que ce fût si facile à lire. Les grands noms de la littérature mondiale, on se fait toujours des idées à leur sujets, alors qu’ils sont, la plupart du temps, extrêmement accessibles. Tellement accessibles qu’on se demande pourquoi les gens s’emmerdent à lire Harry Potter plutôt que Kafka.

Quand il me demande ce que je recommande de Kafka après La Métamorphose, je dis à mon colocataire de lire deux autres nouvelles animalières, avant de passer, le cas échéant, aux romans. Mon choix : Le Terrier, et Joséphine ou le peuple des souris.

Plus tard, sur son nouveau vélo, il me dit qu’il a dormi toute la journée, qu’il ne sait pas ce qu’il a. Il dit que sa journée est foutue, qu’entre deux siestes, la seule chose qu’il a finalement faite, fut de lire la nouvelle de Kafka.

« Alors ta journée n’est pas foutue du tout, mon bon ami. Tu te rends compte, aujourd’hui, tu as découvert Franz Kafka, c’est une journée à marquer d’une pierre blanche. Ah, comme j’aimerais découvrir Kafka encore une fois. »