Après la victoire de Lyon sur Lille, bien éveillé et plein d’énergie, je prends la voiture que l’on me prête et conduis en pleine nuit vers Genève.
J’arrive au bord du lac Léman à deux heures du matin, et dors sur le siège baissé, dans un sac de couchage. Dans la nuit, France Culture rediffuse une émission de 1981 sur et avec Jacques Lacarrière. Celui-ci venait de publier En cheminant avec Hérodote, et il parlait de l’Egypte, des Koptes, des monastères chrétiens le long du Nil. Je suis ébloui par la conversation de Lacarrière, son érudition, son talent d’orateur, son don des langues et ses intuitions d’historien. Entre deux sommes, je me dis qu’en plus de toutes ces compétences, il a renouvelé un genre littéraire. C’était en 1974, avec Chemin faisant, un récit de voyage à pied à travers la France. Il a récidivé en 1976 avec L’Eté grec, un essai sensible, foisonnant d’érudition et de réflexion, qui donne au récit de voyage un lustre éclatant.
Je suis à Genève pour Nicolas Bouvier, et cette émission sur un écrivain voyageur de la même génération que lui (ils sont nés tous les deux avant 1930) se présente comme un signe de bon augure. Je finis par m’endormir en laissant la radio allumée, et je me réveille au matin près du lac brumeux, et contre le parc de la Grange.
Je roule mon sac de couchage, replie le petit matelas d’appoint, me promène un peu pour acheter des francs suisses et boire un café.
Je prends place à une table avec vue sur le lac, commande un café et lis la Tribune de Genève. Ce 12 janvier 2012, j’apprends que la place Bel Air est un raté urbanistique. Je lis aussi ceci qui m’intéresse tout particulièrement : « LONDRES ET EDIMBOURG SONT A COUTEAUX TIRES ». Le Premier ministre anglais veut un referendum sur l’indépendance de l’Ecosse, mais il s’oppose aux indépendantistes sur deux points : il ne veut pas attendre, et il tient à poser une question claire et radicale, dont la réponse soit « oui » ou « non » à l’idée de quitter le Royaume-Uni.
Dans la rubrique « Monde », une page entière sur le couple franco-allemand, et dans les petites annonces, beaucoup de propositions indécentes parmi lesquelles celle-ci, plus indécente, peut-être, que les autres : « Plainpalais, gentille femme poilue, nature, distinguée, embrasse, se laisse caresser, fellation, personnes âgées bienvenues ».
Je reprends la voiture et monte sur la colline de Cologny, où habitait Nicolas Bouvier, dans une maison qui appartenait à la famille de sa femme. J’aurais aimé voir sa maison, la fameuse « chambre rouge », le jardin, des choses comme cela. Je voulais surtout prendre la mesure de l’aspect géographique de sa vie sédentaire. Je suis époustouflé par la richesse des maisons.
Avant d’aller feuilleter ses carnets, je prends un peu conscience de l’incroyable confort matériel dont jouissait le grand écrivain voyageur.

