Anabase, de Saint-John Perse

Le poète dont je parle est surtout connu pour son Anabase, dont j’ai entendu parler dans un cours de grec ancien. On m’enseignait le grand texte du même titre de Xénophon, un grand poète qui a vécu à la même époque que Socrate, et qui a écrit, comme Platon, des dialogues socratiques et une Apologie de Socrate. Il me reste comme souvenir qu’Anabase était un récit poétique narrant une campagne militaire, et pleins d’autres détails indicibles.

Le professeur nous informa alors que Saint-John Perse avait repris le titre d’Anabase pour en faire une version modernisée et largement métaphorique. Il ne nous en dit pas beaucoup plus.

Avec le recul, je rapproche le poète français qui réécrit un classique grec avec l’Irlandais James Joyce qui publia Ulysse dans les mêmes années. Je pense qu’ils se connaissaient, au moins de réputation.

Pour le plaisir je partage avec vous quelques vers délicieux du poète antillais, vers écrits en Chine dans les années 1920.

Début du chant VII d’Anabase, de Saint-John Perse

L’obscurité volontaire de cette poésie ne doit pas nous empêcher d’apprécier au moins la rythmique et la mélodie envoûtantes des vers de ce qui est en effet un chant. Petit conseil : lisez ce texte sur le rythme de l’octosyllabe, surtout après le premier vers, composé de deux octosyllabes un peu dissimulés. Lisez en prononçant les « e » muets et faisant chanter les vers, sur un rythme binaire :

L’été plus vaste que l’empire

Un deux trois quatre / Un deux trois quatre

Suspend aux tables de l’espace

Un deux trois quatre / Un deux trois quatre

Plusieurs étages de climat.

1 2 3 4 /1 2 3 4

Et puis des ruptures ternaires (« sous la cendre ») permettent de ne pas s’endormir dans une musique trop répétitive.

Et enfin d’autres ruptures, même pas ternaires, pour rompre avec la facilité tout en revenant à chaque fois à l’octosyllabe fondamental. Voir le dernier vers de cet extrait :

Et mon cœur prend souci d’une famille d’acridiens…

1 2 3 4 5 6 / 1 2 3 4 5 6 7 8

Je rappelle qu’Anabase est un mot grec qui signifie la montée vers la terre, depuis les bords de mer. C’est dans le désert central de la Chine (« terre jaune », « l’Empire », « chamelle », « la fumée des songes »), que Saint-John Perse songea à reprendre à sa manière l’épopée de Xénophon.

Saint-John Perse et la cousine de ma mère

J’ai vu chez ma mère les volumes de la Pléiade qui appartenaient à sa cousine psychanalyste. Cette cousine habitait et exerçait à Lyon, à deux pas de la faculté de philosophie où j’étudiais. Ma mère s’occupait de sa cousine lorsque cette dernière devint âgée. Je n’ai jamais eu la présence d’esprit de la connaître personnellement et d’écouter cette femme qui avait étudié en Angleterre et qui devait être un puits de science. Petit con comme je l’étais, je n’avais que mépris pour la psychanalyse freudienne et je ratai pour toujours l’occasion de communiquer avec ce membre de ma famille qui avait plus de connaissance que j’en aurai jamais.

Arrogance de la jeunesse. La seule fois où je bus un café avec la cousine psychanalyste et ma mère, au siècle dernier, je lui parlai de mes héros de l’époque, le philosophe Gilles Deleuze et le psychiatre Felix Guattari. On ne pensait que du mal de Freud, et on préférait de loin la psychiatrie et ses médicaments.

Je repense à ce café des quais du Rhône avec ma mère et sa cousine comme d’une séance amère.

Je lui parlai de la fameuse performance radiophonique d’un certain Abraham (si c’est bien son nom) qui séquestra son psy pour dévoiler les mécanismes de domination à l’œuvre dans la cure freudienne. La cousine de ma mère m’écoutait avec patience et tolérance, et tenta en vain de défendre gentiment sa pratique thérapeutique qui avait été toute sa vie. Ce fut un rendez-vous manqué, par ma faute.

Une fois, je fus invité à pénétrer dans sa bibliothèque, dans ce vieil appartement bourgeois du quai Claude-Bernard. Il y avait des tonnes de livres, des trésors. Une ligne de volumes de la Pléiade, les œuvres complètes de Freud dans l’édition d’Oxford. Une grande photographie vivante de l’esprit d’une femme intellectuelle des années 1960 aux années 1990.

Quand sa cousine mourut, ma mère fut bien triste car elle l’avait accompagnée dans sa fin de vie des années durant. Comme héritage, ma mère fut autorisée à choisir les livres qu’elle désirait dans cette immense bibliothèque. Ma mère se souvint de mon admiration devant la collection des volumes de la Pléiade. Elle en prit donc une brassée.

C’est ainsi qu’il y a la poésie de Saint-John Perse chez ma mère. Édition publiée en 1972. Ces volumes luxueux sont passés d’un grand immeuble bourgeois à un petit appartement de HLM. Cette année, alors que je fêtais Noël avec ma mère, j’ouvris le livre du prix Nobel 1960.

Le tout premier poème des Œuvres de Saint-John Perse parle de couleurs de peau et, entre autres, de relations de domination. Rappelons que le poète était un créole blanc. Il est né en Guadeloupe et y a passé son enfance.

Ses poèmes de jeunesse témoignent aussi d’un rapport homme-femme assez peu émancipateur. Le masculinisme de l’attitude comporte beaucoup de puissance poétique pour certains intellectuels.

Je me demande ce qu’en pensait la cousine de ma mère. Avait-elle une lecture psychanalytique de ces poèmes ?