L’étudiante en question avait lu un article que j’ai publié dans un magazine hebdomadaire, un article qui parlait de l’internationalisation des universités chinoises. En bon mercenaire français, j’y défendais l’idée de la diversité culturelle. Je comparais le fait que les Chinois nous parlent anglais comme si c’était la langue de tous les étrangers, avec l’idée que tous les Asiatiques soient vus comme des Japonais, et que Basho soit plus célèbre que Li Bai.
Je déplorais que dans une université prestigieuse comme celle de Fudan, on n’enseigne aucune langue africaine, et parmi les langues occidentales, uniquement l’anglais, le français, l’allemand et le russe. Pour l’Asie, on n’a le droit qu’au japonais et au coréen. Le monde arabe, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, sont totalement absents. Bref, l’internationalisation ressemble grandement à une forme d’américanisation.
Mon étudiante en journaliste, qui a lu mon article sous la recommandation d’amis à elle, me demande s’il n’y a pas, dans mes propos, une volonté cachée « d’invasion ». « Invasion de quoi, dis-je, de la Chine ? » Elle rit, mais pour être sure de ne pas sombrer dans d’absconses précautions oratoires, elle répond : « Oui, quelque chose comme ça. » Je réponds que cela ne m’avait pas traversé l’esprit, puisque je ne parlais d’ouverture à l’international que dans un cadre d’ouverture déjà accepté par les Chinois ; les universités par exemple, les instituts de langues étrangères, les départements de politique internationale ou de littérature comparée… Elle opine du chef, soulagé d’apprendre que les Portugais, les Italiens et les Espagnols ne vont pas venir exiger que les petits Chinois apprennent leur langue au détriment de l’acquisition de l’anglais, tout de même plus utile.
Le fait est que je doute de l’issue de ce combat pour la diversité culturelle. Je sens que les gens en auront marre d’apprendre des langues étrangères. Déjà, moi, j’en ai plus qu’assez. Dans vingt ans, dans trente ans, je crains que les Chinois abandonnent les « petites » langues. Nous aussi, par la même occasion, et nous communiquerons en anglais, même pour évoquer les classiques chinois.
Le chef du département de français de Fudan me disait qu’en maîtrisant une deuxième langue étrangère, les étudiants pouvaient trouver un bon travail en sortant de la fac. Or, sur la promotion qui, cette année, sera diplômée de notre département, une infime proportion d’entre eux a trouvé un emploi qui soit lié au français. Ils vont dans des entreprises étrangères, ou dans des entreprises chinoises qui traitent avec les étrangers, mais s’occupent de comptabilité, d’administration, ou prennent part aux formations internes pour devenir cadres. Bientôt, on ne croira plus qu’apprendre le français est un plus pour l’emploi. Ce qui disparaîtra, ce n’est pas seulement la langue, mais les possibilités de voyages rémunérés pour les futurs sages précaires, ainsi que l’étude de nos classiques. Voyez un peu : je suis en train de lire avec un plaisir infini des dizaines de mémoires écrits sur Le rouge et le Noir, et d’autres travaux sur Madame Bovary, sur les contes de Perrault, sur le cinéma de la Nouvelle Vague. Des dizaines d’étudiants, qui seront bientôt vos homologues chinois dans de grandes entreprises, citent aujourd’hui, avec un naturel qui ne s’invente pas, Gérard Genette, Denis de Rougemont, Simone de Beauvoir et autres Georges Duby, pour élaborer des « mémoires à la française ». Quand vous parlerez business avec eux, ne soyez pas surpris qu’ils vous citent Baudelaire dans le texte, cela aplanira peut-être vos tensions commerciales.
Je crains que dans les prochaines décénies, la seule littérature qui reste un peu connu soit l’anglaise. Ce n’est pas si mal, peut-être.
« Je crains que dans les prochaines décénies, la seule littérature qui reste un peu connu soit l’anglaise. Ce n’est pas si mal, peut-être. »
Que de pessimisme; je crois qu’à côté de ce grand ravage de l’impérialisme américain, des franges resteront et gagneront du terrain. Le monde a besoin de la diversité et ne pourra s’uniformiser complètement.
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C’est vrai que je traverse des phases de pessimisme fulgurant. Mais il est vrai aussi que, lorsqu’une langue devient l’esperanto mondial, ce sont les grands écrivains de cette langue qui sont prioritairement lus et étudiés.
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Il me semble que la maîtrise de l’anglais par l’ensemble des individus de cete planète soit une bonne chose : communication universelle. Par contre, l’anglais que maîtrise souvent les non anglophones est pauvre et reste une langue pour l’échange de point de vue demeurant au raz des paquerettes. Mais cela va s’arranger et la maîtrise de l’anglais progresse de génération en génération (il faudra bien sûr que se généralise l’immersion totale en milieu anglophone plusieurs années durant pour les étudiants). Après, on peut regretter que notre langue recule (il faudrait que ce soit un fait avant de s’alarmer) mais notre littérature demeurera ce qu’elle aujourd’hui. Pratiquer plusieurs langues pemet de mesurer l’altérité intrinsèque de chacune d’elle, et pour moi, le français reste un des véhicules majeurs pour les travaux des grands écrivains (le cas littell est très parlant)
Bien à vous
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« Mon étudiante en journaliste, qui a lu mon article sous la recommandation d’amis à elle, me demande s’il n’y a pas, dans mes propos, une volonté cachée ”d’invasion”. “Invasion de quoi, dis-je, de la Chine ?” Elle rit, mais pour être sure de ne pas sombrer dans d’absconses précautions oratoires, elle répond : “Oui, quelque chose comme ça.”
Cette réaction n’a rien d’étonnant quand on sait que les humiliations et les invasions subies pendant plus d’un siècle entre les guerres de l’opium et les boucheries japonaises restent très vivantes dans l’inconscient collectif.
Portés d’un nationalisme qui réagit au quart de tour ( rappelons les sursauts anti japonais récents ou anti américains après le bombardement de l’Ambassade de Sarajevo), les Chinois accrochent assez vite à une esquisse du complot ou de la toute puissance étrangère ; un des exemples, l’extraodinaire succès d’un ouvrage de finance, « Guerre monétaire » dénonçant la manipulation à haut niveau par les magnats de la finance pour torpiller les ennemis et le prochain pourrait bien être la Chine ( voir ma note http://silouane.blog.lemonde.fr/2008/04/20/%e8%b4%a7%e5%b8%81%e6%88%98%e4%ba%89%ef%bc%8cguerre-monetaire-de-song-hongbing/).
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Il ne faut pas désespérer ainsi. Regardez la Suède, personne ne parle le suédois, et pourtant des écrivains comme Henning Mankell et Stig Larsson vendent des milliers de livres dans le monde. Et puis on ne peut quand même pas enseigner le français à des jeunes gens d’aujourd’hui juste pour faire vivre la mémoire d’écrivains du 19° siècle. Je ne veux pas jouer au prosaïque de service, mais bon…
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Et l’Islande avec Arnaldur Indridason.
Au début des années 90, les professeurs chinois de français se plaignaient du manque de débouchés pour leurs élèves, la situation s’est bien améliorée, certes à la faveur du décollage économique.
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La situation s’est amélioré, puis se détériore à nouveau. Je peux vous dire que cette année, il y a de l’aigreur dans les propos des étudiants qui doivent affronter le monde de l’emploi. Certains viennent me dire qu’avec toute l’affection qu’ils ont pour moi, ils regrettent d’avoir choisi le français. Si on ajoute à ceux-ci ceux qui ne l’ont pas choisi du tout, cela fait un tableau peu réjouissant.
Sinon, vous me parlez de la Suède, de l’Islande, je pourrais aussi vous parlez de la Hollande et de Cees Noteboom… Bien sûr, ces langues de meurent pas et ne déclinent pas… C’est donc cela l’avenir du français, devenir une sorte de suédois, de norois du sud. Je ne sais pas si c’est pessimiste car ce n’est pas forcément mal. Le principal problème, à mes yeux, est cela privera de débouchés les futurs sages précaires, qui n’auront plus guère que les restaurants (où l’on aime avoir des serveurs à l’accent français) pour auto-financer leurs pérégrinations.
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La différence qui devrait subsister entre la France et les Pays Bas ou la Suede, c’est que le français reste un peu plus parlé dans le monde que ne le sont ces langues éminemment respectables que sont le batave ou le norrois du Sud. De ce point de vue, il faut dire à tes étudiants que si ils apprennent le français, ils auront la possibilité de traviller ( mais, pour cela , l’anglais suffit ) mais aussi de se faire comprendre en Afrique de l’Ouest, au Maghreb ou dans la Caraïbe, sans parler de Paris et de La Mothe Beuvron. justement, il paraît qu’il ya beaucoup de Chinois qui lorgnent vers le pré carré de la France en Afrique, pour y supplanter nos glorieuses entreprises de BTP. Si on veut alors garder au français son poids international, nulle autre possibilité que de développer la francophonie et nos Lycées français et autres Alliances françaises, qui contribuent si efficacement au rayonnement de la langue de Molière et de Guy Debord. Par contre, conséquence amusante, si des Chinois parlent français, ils pourront remplacer Bouygues dans le coeur de nombreux dictateurs. On voit donc que l’interêt de nos entreprises s’oppose à celui de l’enseignement français en pays non francophones et économiquement impérialistes comme la Chine. En somme, tu contribues personnellement à la défaite de l’économie française dans le monde.
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Bien sûr, c’est ennuyeux de perdre des opportunités de se faire payer comme prof de français, mais cet aspect-là du pb mis à part, je n’arrive vraiment pas à prendre au sérieux tout ce truc de la francophonie. Ma femme, qui est suédoise, ça la fait franchement rire, et je la comprends.
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Moi aussi, ce truc de la francophonie, ça commence à me courir sur les trous de nez, mais je ne ris pas enore comme les femmes suédoises. En tout cas, la stratégie de la France qui vise à défendre la diversité culturelle, je ne sens pas le moindre soupçon d’un soutien chez les Chinois.
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