Si De Gaulle n’avait pas existé (3) : pas de guerres d’indépendance

La défaite de 1940 face à l’Allemagne nazie est moins grave, moins lourde de conséquences que les guerres d’indépendance que la France a menées en Afrique et en Asie. La preuve : nous nous sommes réconciliés avec l’Allemagne, mais nous ne parvenons pas à nous réconcilier avec nos frères africains.

Il aurait fallu donner l’indépendance à toutes les colonies françaises dès la fin de la deuxième guerre mondiale. Dès la capitulation de l’Allemagne, les gouvernements européens se tournent vers leurs frères d’armes africains et asiatiques et leur disent : « Vous vous êtes bien battus, nous nous sommes égarés dans des guerres qui ne vous concernaient pas, et pourtant vous avez tenu un rôle important dans nos rangs. Dorénavant, nous ne méritons plus de vous gouverner, soyez libres et souverains. Restons amis si vous le voulez, nous vous aiderons si vous en formulez le souhait. Une page est tournée et c’est à vous d’écrire la suivante. »

C’est le péché le plus grave de l’histoire de France : s’être accroché à notre empire colonial coûte que coûte, ne pas avoir compris que le monde avait changé, que le temps de la décolonisation était arrivé. Alors quand les Algériens sortirent leurs drapeaux à Sétif, dès 1945, certains Français pensèrent qu’il fallait écraser les velléités d’indépendance dans l’oeuf, alors qu’il était nécessaire de construire le monde d’après dans une Algérie algérienne et indépendante. Si l’on avait fait cela dès la sortie de la guerre, il n’y aurait eu aucune amertume entre nous, aucune problématique de type Harkis, aucune résistance de type Algérie française, aucun terrorisme. Cela est vrai pour le Vietnam aussi, aucune guerre d’Indochine, pas de Dien Bien Phu, etc.

Qu’est-ce qui nous empêchait de penser de la sorte, à part une limitation bien compréhensible de notre intelligence ? Le fait que les Français se croyaient des vainqueurs de la deuxième guerre mondiale, et qu’ils vivaient sur l’illusion qu’ils étaient souverains. Les gouvernements devaient donc gérer la pression des Français vivant dans les colonies qui exigeaient le retour de l’ordre ancien. Si le général de Gaulle n’avait pas existé, la France aurait regardé en face sa réalité de peuple dominé, dirigé par autrui, et n’aurait pas joué au grand dominateur.

Au contraire, si nous avions mis notre souveraineté entre les mains de l’empereur américain, ce qui fut fait après quelques décennies de déni, les diplomates yankees auraient fait comprendre aux Français des colonies que c’était fini, qu’ils pouvaient rester dans leur maison et sur leurs terres mais que dorénavant ils auraient la double nationalité, française/algérienne, française/indochinoise, etc. et qu’ils n’étaient plus les dirigeants. Les Américains auraient organisé les choses pour que les élites colonisées viennent se former en France et en Amérique, ils auraient fabriqué dès 1945 le néocolonialisme que nous connaissons aujourd’hui. Cela n’aurait pas été brillant à mon avis, mais surtout cela aurait évité les guerres d’indépendance qui ont été une calamité, une catastrophe pour tout le monde.

Du déclin des librairies

Faut-il acheter ses livres sur internet ou faut-il soutenir les librairies indépendantes ? Fréquemment, les amoureux du livre disent préférer les vraies boutiques, où de vrais libraires rencontrent de vrais lecteurs.

Il est vrai que ça a son charme, tous ces « vrais » mis bout à bout, ça donne l’impression de vivre dans la réalité, la vérité, la concrétude.

Or, cela me paraît un peu court comme argument. Loin de moi l’idée de nier l’importance qu’ont les librairies indépendantes dans nos villes, et d’amoindrir ce qu’elles apportent de dynamisme ou de culture à nos rues. Mais compte tenu qu’elles ne peuvent rivaliser avec les stocks infinis des librairies en  ligne, les vraies boutiques et les vrais commerçants doivent apporter quelque chose de plus à leur service, un supplément d’humanité, d’échanges et de rencontres. Si elles se limitent à poser des bouquins sur des tables et à attendre le client, nul doute qu’elles vont fermer les unes après les autres.

Dans la petite ville du Vigan, la librairie du Pouzadou est une petite institution qui résiste. Elle joue crânement son rôle de commerce de proximité. Elle jouit donc d’une position assez privilégiée par rapport à celles qui sont mal placées, mal connues, mal desservies. Et pourtant elle incarne à sa façon le déclin inévitable de la librairie indépendante.

On se souvient que l’employé du Pouzadou avait refusé de commander des exemplaires de mon livre sur les Travellers irlandais, au motif qu’ils ne se vendraient pas. Finalement, il en a commandé, mais longtemps après le moment où un certain buzz entourait mon livre. Si bien qu’une dizaine d’exemplaires ont été vendus sur la ville, mais indépendamment de la librairie indépendante. Plusieurs personnes l’ont même acheté sur internet…

L’autre jour, je fais un tour à la librairie pour renifler un peu la rentrée littéraire. Je vois une pile de mes Voyage au pays des Travellers, invendus, embarrassants et encombrants. Je m’adresse à la dame qui tient la caisse et lui exprime ma confusion. Pour écouler ce stock, je fais offre de service. « Si je peux être utile à quelque chose… » Elle propose une séance de signatures. Bonne idée. À mon avis, tout le monde doit un peu mouiller sa chemise pour vendre cette marchandise fragile qu’est le livre. Les auteurs aussi. Alors, aller au mastic, faire le bonimenteur, vendre mes livres à la criée pour aider une petite librairie, je suis d’accord.

Il se trouve qu’en plus, la semaine suivante, un festival de littérature de voyage se tiendra dans le centre-ville. Nous pensons que cela pourrait être l’occasion d’attirer l’attention du lectorat sur cet ouvrage de voyage ethnographique en Irlande.

Ce matin, je viens aux nouvelles. Les employés s’en sont parlé et ont pris la décision de ne pas organiser cette séance de signatures. Ils préfèrent renvoyer les quatre livres chez le diffuseur, au motif qu’ « on en vendra peut-être aucun ».

Ils ont des livres à vendre, et un auteur sous la main qui est prêt à s’investir et ils font le choix de ne même pas essayer. Ils avaient l’opportunité de proposer à leur clientèle une rencontre, un événement humain, ils préfèrent s’en passer. Il paraît que la librairie indépendante apporte un supplément d’âme que ne peut fournir la librairie en ligne. Encore faudrait-il que les libraires eux-mêmes aient envie de jouer ce jeux-là.

Je n’insiste pas car j’avoue que cela me dispense de rester assis derrière un stand des heures durant. J’insiste d’autant moins que la libraire me dit d’un ton désolé que mon livre, désormais, « c’est de l’histoire ancienne ». Je déglutis comme je peux et tâche de garder le sourire. Un peu humilié, je réponds que même pour moi c’est de l’histoire ancienne, car je suis sur d’autres projets. Naturellement, je n’y crois pas une seconde. Pourquoi écrirait-on, et pourquoi lirait-on des livres, si nous pensions qu’ils se périmaient comme des yaourts ?

Savez-vous pour qui mon livre n’est pas de l’histoire ancienne ?

Amazon.

Mes conseils à mon frère entrepreneur pour qu’il développe des stages en Cévennes

Mon frère et sa compagne sont tous les deux à la croisée des chemins.

Quadragénaires, ils se sentent précaires dans leur activité salariée et se posent des questions quant à leur avenir. Ils projettent des idées sur le terrain, des idées de cultures spéciales et de maraîchage divers. Ils réfléchissent, ils avancent à leur manière, silencieusement et sourdement, sans que l’on sache ce qui va éclore.

Pour ma part, j’ai l’impression qu’une activité professionnelle leur tend les bras qui leur irait à merveille, autour de laquelle ils tournent sans se l’avouer tout à fait : faire du terrain un lieu d’accueil pour des stagiaires citadins en quête spirituelle de vie naturelle et de connaissance botanique. Ils formeraient un merveilleux couple d’hôtes, charismatiques et humbles. Ils se feraient adorer par leurs visiteurs, et le bouche à oreille serait fantastique dans la Francophonie entière.

Je vois d’ici quelques cabanes colorées, du type village Arc-en-ciel, et autres habitats alternatifs à la mode, roulottes, yourtes et huttes en paille. Ou mieux encore, des maisons faites à la manière des habitations du néolithique décrites dans le Musée cévenol du Vigan.

Des gens viendraient pour des stages de trois ou quatre jours. Les activités iraient de soi : découverte des victuailles sauvages sur le terrain d’abord, puis dans les montagnes environnantes. Comme les plantes sauvages sont « cultivées » sur le terrain – elles sont en tout cas encouragées à y demeurer, leurs graines étant sauvegardées et semées – les stagiaires ne pourraient pas être déçus, il y aurait au moins l’assurance de leur en montrer un certain nombre. Les balades autour du terrain sont magnifiques et elles sont historiques ; si la chance ne sourit pas et ne donne que peu de salades, elles ne peuvent pas décevoir sur le plan de leur beauté stupéfiante et leur intérêt anthropologique. Et les bons mois, ces randonnées sont pleines de cèpes !

Mon frère pourrait s’occuper d’une activité singulière, « apiculture sauvage », élevant un cheptel d’abeilles dans des ruches-troncs, comme il en a le désir. Tout cela pourrait être baigné de conversations charmantes et de cours de cuisine de toutes sortes pour consommer lesdites plantes sauvages. On agrémenterait, enfin, les connaissances botaniques de musique et de danse traditionnelles, de reconnaissance des chants d’oiseaux, d’explications concernant la géologie et les pierres de feldspath, de bains chauds nocturnes plus ou moins crapuleux et de lectures de la voûte céleste.

J’organiserais, si j’étais eux, des séjours de trois nuits et quatre jours, calés sur la spécialité française de la semaine de 35 heures, favorisant les longues fins de semaines propices à l’évasion et au tourisme vert. En comptant 50 euros par jour et par personne, chaque participant donnerait 200 euros pour le séjour (c’est donné !), qui ne serait viable qu’avec des groupes de quatre à six personnes, si bien que chaque stage génèrerait automatiquement un revenu allant de 800 à 1200 euros. Il suffirait donc de deux stages par mois pour rendre l’activité rentable, si l’on tient compte des investissements nécessaires.

Quand on sait que des touristes sont prêts à payer entre 50 et 100 euros pour le logement uniquement, du moment que le lieu est un peu insolite, on imagine aisément que les prix que j’ai avancés ci-dessus sont de strict minimum et sont appelés à augmenter avec le succès de l’entreprise. La potentialité économique de ce projet ne fait simplement aucun doute, et l’on connaît aujourd’hui des systèmes de crédit participatif et solidaire qui rendrait le financement de l’entreprise très facilement jouable.

Selon moi, un stage de base pourrait suivre ce planning de départ :

Jour 1 : accueil, familiarisation du logement et du terrain, jardinage et première conférence en plein air sur les salades sauvages du terrain.

Jour 2 : Randonnée depuis le terrain, boucle Puech Sigal, col de l’Asclier, col de l’Homme mort et retour. Cinq heures de marche sans véritable pause, donc compter la journée entière avec diverses pause casse-croûtes cueillis en partie sur place (possibilité de cueillir des cèpes, je le répète.)

Jour 3 : Penser à reposer les membres après la randonnée d’hier. Apiculture sauvage. Dégustation et vente des produits de la ruche. Préparation de plats cuisinés avec toutes les plantes sauvages récoltées depuis le Jour 1.

Jour 4 : À la carte, en fonction des désirs des participants. Option « cool Raoul » : quartiers libres au terrain pour lire, discuter, faire l’amour ou pratiquer la collecte de plantes sauvages (je l’ai dit, il est nécessaire de s’y reprendre à plusieurs reprises pour les identifier).

Ou alors, option « tropisme cévenol » : promenade jusqu’au village de Notre-Dame de la Rouvière par le « vieux chemin », pour y boire un verre de l’amitié ou y faire des courses (penser à établir un partenariat avec la famille du maire, dont les membres sont si aimables, si commerçants et si ouverts.)

Ou alors : escalade des « 4 000 marches » jusqu’au mont Aigoual. Visite du musée météorologique de l’Observatoire.

Ou alors : stage de danse et de musique traditionnelle. Mon frère à la cornemuse, sa compagne à la danse, ils peuvent très facilement faire faire des cercles circassiens et des bourrées à n’importe quels stagiaires, même ceux qui n’ont jamais dansé de leur vie. Mon frère peut leur montrer différents instruments, datant du Moyen-âge, et leur en parler de manière passionnante.

Ou alors : visite du village Arc-en-ciel (si et seulement si un partenariat a été trouvé, car sinon, l’aspect village de Schtroumpf et parc d’attraction alternatif serait considéré comme insultant pour les Guerriers de l’Arc-en-ciel).

Ou alors : visite du Jardin des Sambucs (partenariat possible mais pas obligatoire, car c’est un lieu public).

Ou encore : ivrognerie décroissante, à coup de vin de sureau et de cidre à l’ortie.

Ou encore : baignade dans la rivière, descente en canoë et repérage de plantes comestibles aquatiques.

Ou bien : chasse au sanglier, braconnage en tout genre, avec des arbalètes pour faire moins de bruit, et pour s’assurer de rentrer bredouille.

Ou alors : steak-frites, bières et football pour décompresser vraiment. (Personnellement, je choisirais une fois sur deux cette option, surtout si le match implique l’Olympique lyonnais, les Verts de Saint-Etienne ou la Premier League anglaise.)

Ou enfin : sexualité champêtre, dans le cadre d’une prostitution naturelle, biologique et végétarienne (concept à creuser.)

Et emballé c’est pesé.

Ma semaine parisienne : bilan et perspectives

Ce fut une semaine très riche, je n’en dirai que ce qui est publiquement acceptable, donc ce qui est le moins important. Malgré tout, ce qui s’est passé aura une certaine incidence sur l’avenir pour la sagesse précaire. Je résume.

Rendez-vous au Presses de l’université Paris-Sorbonne, rue Danton dans le 6ème arrondissement. La cause est entendue: ma thèse sera publiée dans la très bonne collection « Imago Mundi », dirigée par François Moureau, spécialisée dans la critique de la littérature des voyages. Je ne pouvais pas espérer un meilleur débouché pour les recherches qui m’ont coûté trois ans et demi de travail. Publication prévue fin 2013.

Rendez-vous avec un éditeur parisien, dans le 2ème arrondissement. La cause est entendue : je suis sous contrat pour un récit situé à Paris, un voyage à travers les classes sociales. Pas de date prévue pour la publication, mais remise du manuscrit prévue pour fin 2013.

Rendez-vous à Vitry-sur-Seine, dans le 9.4, pour le festival « Livres en liberté ». Deux surprises m’attendaient : d’abord, j’étais un des rares auteurs à avoir le privilège de parler en public, à bénéficier d’une telle tribune en compagnie d’un journaliste qui m’interviewait. Cette tribune a permis de vendre quelques exemplaires. Deuxième surprise : j’ai vu débouler le célèbre Cochonfucius lors de ma causerie.

Pour ceux qui ne le connaissent pas, Cochonfucius est un des grands commentateurs de ce blog, et nous ne nous étions jamais rencontrés. Il produit un fabuleux travail sur le net, sous forme de sites tentaculaires et rhizomatiques. Par ailleurs, il a un vrai boulot dans la vraie vie, il est linguiste au C.N.R.S., dans la région parisienne. Il a dû apprendre sur La Précarité du sage que je serais à Vitry ce jour là et il a pris le RER pour me serrer la pince. Preuve s’il en est que mon blog est un repaire de gentlemen.

Après mon intervention, Cochonfucius s’est assis près de moi à mon stand, et il n’a pas ménagé ses efforts pour vendre mon livre. Il m’assistait pour converser avec les lectrices et les promeneurs. Il développait des arguments de vente basés sur une lecture consciencieuse du texte. A nous deux, nous avons décroché quelques signatures (de chèques). Cela valait bien une bière, dans un bistrot de Vitry, non loin de la magnifique église médiévale que nous avons visitée de conserve.

Cinéma : j’ai vu un film qui m’a bouleversé, mais je préfère ne pas en parler ici.

Exposition :  « Les Bohèmes » au Grand palais, mais j’en ai déjà parlé ici.

Perspective d’emploi : toujours à Paris, je reçois des courriels qui m’informent qu’un institut de recherche, basé à Galway en Irlande, cherche un postdoctorant pour  mener des recherches aux librairies nationales d’Irlande sur des récits de voyage illustrés depuis le XVIIIe siècle. En lisant la description du poste, j’avais l’impression qu’ils parlaient de moi. Jamais je n’ai eu cette impression de convenir aussi parfaitement à une offre d’emploi.

Le sage précaire repart donc à l’assaut de l’Irlande, comme il l’a déjà fait, en vain, à plusieurs reprises. C’mon, precarious wisemen, get up for the fight! Date limite des dépôts de candidature : demain lundi, à 17h00.

Biennale de Lyon, bilan et perspectives

Qu’est-ce que ça devient, l’art contemporain ? Qu’y connaît-on, qu’y comprend-on ? Je suis content d’être allé visiter les quatre lieux où la Biennale de Lyon prenait place, juste avant qu’elle ferme ses portes. Cela m’a permis de me rendre compte que ce monde de l’art avait évolué plus vite que celui de la sagesse précaire (lui qui, mutatis mutandis, ne bouge presque pas).

L’intérieur des usines, où se déroulaient les expositions de la biennale, était assez difficile à circonscrire. Moi qui ai travaillé dans la médiation de l’art contemporain de 1997 à 2000, je dois avouer que je me suis senti un peu largué. La plupart du temps, je ne trouvais pas cela déplaisant, mais j’étais incapable d’évaluer ce que je voyais.

De nombreuses œuvres d’artistes d’Amérique du sud. Non pas, comme on pourrait le penser, parce que ce sont de grands pays émergents, mais parce que la commissaire (invitée par Thierry Raspail) vient d’Argentine, et a fait venir celles et ceux qu’elle connaît le mieux. Dans l’esprit de Thierry Raspail, le conservateur du Musée d’art contemporain, l’idée de s’ouvrir à l’Amérique du sud était important après la prégnance de l’Asie il y a deux ans, il y a quatre ans…

J’imagine que les Lyonnais se sont dit qu’il y en avait un peu assez des Chinois, qu’il fallait s’ouvrir à l’Amérique du sud. Il a alors contacté la charmante Victoria Noorthoorn, et ils se sont entendus pour une exposition qui oscille entre folle ambition et classicisme convenu.

La biennale avait commencé dans les années 90 avec une grande exposition sur les monochromes. Au milieu des années 90, il y en avait eu une sur les « nouvelles technologies ». En 1997, le grand Harald Szeemann avait été invité pour concevoir une exposition qui fasse écho aux grandes expériences anarchistes et révolutionnaires des années 70.

Tout cela, donc, était très européen, américain, occidental. En 2000, Jean-Hubert Martin (qui s’était fait un nom avec Les Magiciens de la terre) a fait une exposition critique sur l’exotisme, qui était censé s’ouvrir sur l’Afrique et l’Océanie. Ce fut la dernière exposition pour laquelle je travaillais…

On note donc bien un déplacement géographique chez les responsables lyonnais de l’art conemporain. D’une conception de l’histoire de l’art linéaire, liée à l’idée d’avant-garde et d’historicisme, ils se sont progressivement ouverts à l’idée de créativité artistique venue de n’importe où et n’appartenant plus à un progrès de l’art.

D’où la présence de la peinture, du dessin, de projets qui me rendaient dubitatifs : des choses dont j’aurais dit, dans les années 90, que cela n’avait aucune chance de figurer dans un musée d’art contemporain.

Autrefois, on privilégiait les installations, les créations d’espace, d’où pouvait surgir une poésie renversante. Le travail de l’Américaine Ann Hamilton est pour moi le meilleur exemple de cette forme d’art

Vivre et travailler vieux

Il y a deux autres raisons au fait que je soutiens la retraite à 65 ans (ou même 67, comme les Allemands) : je déteste le jeunisme et je compte vivre très vieux.

Il paraît que dans les pays où la retraite est plus tardive, on licencie moins les seniors, et on embauche plus facilement les gens de plus de cinquante ans. Moi, cela m’arrangerait car je voudrais qu’on m’emploie encore de longues années. Mais pour cela, il faut que la société cesse de voir des vieux chaque fois qu’elle voit quelques cheveux blancs.

Je me souviens d’un copain qui, en regardant des épisodes de Dallas, série télé des années 80, était choqué de voir des acteurs aussi vieux. Paméla et Bobby, les deux demi-Dieux de nos samedi soir, juste avant Téléfoot, sont aujourd’hui dénigrés par un public qui est lui-même vieillissant.

Je me souviens aussi d’une fille qui se croyait infiniment plus jeune que moi, alors qu’elle n’était que trois ans ma cadette. Comme beaucoup de gens aujourd’hui, elle se voyait comme une fille de 17 ans, même à l’approche de la trentaine. Il faudrait une révolution intime, et parvenir à percevoir, comme image idéale de soi, un individu dans la force de l’âge, et non dans une immaturité informe. 

La vérité est que j’ai changé. J’ai pris la décision de vivre très vieux. Après mûres réflexions, je trouve la longueur de temps passionnante. J’espère pouvoir vivre très longtemps et voir les changements du monde. Je suis très curieux de savoir ce que va devenir le monde, et pour cela, il me serait plus agréable de vivre dans une société où l’on perçoit les vieux comme des gens qui sont en plein forme.

Et pour voir quelqu’un comme étant en pleine forme, il faut le voir actif.

Alors, les baby-boomers, au boulot, et pas seulement ceux qui ont un emploi gratifiant. Tous au turbin! Qu’on ne soit pas obligé de vous payer votre retraite, à vous qui avez noyauté et rendu inaccessibles tous les lieux de pouvoir, de savoir et de créativité.

Je sais, on va me taxer de contradiction, mais on me pardonnera plus que cela, quand j’aurai cent ans.

La Saint-Patrick en Irlande du nord : un avenir très incertain

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Hier, c’était la saint Patrick, un jour où les Irlandais célèbrent je ne sais trop quoi. Ils se célèbrent eux-mêmes peut-être. Dans la république d’Irlande, c’est la grosse bringue, la fête nationale, l’occasion rêvée d’aller boire des bières, comme s’il n’y avait pas assez d’occasions pour cela.

En Irlande du nord, c’est aussi un jour à peu près chômé, et une parade est organisée dans certaines villes, dont je ne ferai pas le reportage car j’ai raté le carnaval qui eut lieu dans le centre de Belfast, de midi à 13h30. J’eus le tort de ne pas me précipiter, pensant bêtement que les festivités dureraient une bonne partie de la journée.

Célébrer la Saint-Patrick en terre britannique, cela pose la question de l’appartenance de l’Irlande du nord. Elle appartient aujourd’hui officiellement à la couronne de la reine d’Angleterre, mais qu’en est-il dans les consciences ? Et qu’en sera-t-il demain ?

Ce sont les questions qu’a posées le journal Belfast Telegraph, daté du lundi 15 mars 2010. Il a publié les résultats d’un sondage intéressant à cet égard, en différenciant les réponses selon l’appartenance communautaire des personnes interrogées. A la question de savoir ce qu’ils voteraient à un référendum sur l’Irlande réunifiée, 85% des protestants disent « non » et 69% des catholiques « oui ». Il y a quand même 26% de catholiques qui voteraient « non », ce qui n’est pas négligeable.

La question suivante est piquante : « L’Irlande du nord ayant été établie en 1921, quel sera d’après vous son statut en 2021 ? » Deux possibilités sont données par les sondeurs :

« L’irlande du nord sera toujours britannique » (Protestants : 57%. Catholiques : 28%)

« Elle fera partie de l’Irlande unie » (Protestants : 24%. Catholiques : 64%)

Le fait même que ces questions soient posées, dans un journal modéré à tendance unioniste, est un signe que les divisions communautaires sont loin d’être dépassées, et qu’elles auront plutôt tendance à augmenter avec le temps. En tout cas, c’est cette question qui a fait la une du journal ce jour-là :

Un protestant sur quatre pense que l’Irlande sera unie en 2021

J’ai posé cette question autour de moi, mais j’ai reçu trop de réponses variées pour pouvoir me faire une idée générale. Un ami d’origine catholique regrette qu’on ne propose que ces deux options, car lui verrait bien l’option d’une espèce d’indépendance de l’Irlande du nord dans une Europe des régions. C’est une idée que j’ai déjà entendue chez des catholiques non républicains.

Une autre question m’a paru très éclairante, à moi qui suis un simple touriste et qui entends constamment des sons de cloches différents : « Comment décririez-vous votre nationalité ? » Trois possibilités :

« I am British » (Protestants : 71%. Catholiques : 8%)

« I am Irish » (Protestants : 4%. Catholiques : 83%)

« I am Northern Irish » (Protestants : 24%. Catholiques : 9%)

On voit dans la question elle-même le souci d’identifier une culture qui prenne son autonomie vis-à-vis de l’Irlande et du Royaume-Uni. Contrairement à ce que disent les chiffres ci-dessus, le voyageur a parfois le sentiment que les gens d’ici ont développé une culture qui leur est commune, et qu’un catholique de Belfast se sentira peut-être plus de points communs avec un protestant de Belfast qu’avec un Irlandais du sud.

Mais enfin les chiffres sont là, la plupart des catholiques se sentent irlandais et rien d’autre. Comme l’écrit David Gordon dans son analyse des résultats, l’impression générale est celle « d’une Irlande du nord qui n’est pas en paix avec elle-même ».

L’espagnol est-il en train de supplanter le français ?

On le dit souvent. Dans mon université de Belfast, on parle de rivalités entre faculté de français et faculté d’espagnol ; on voit que l’une est en déclin et l’autre en croissance, et l’on voit dans ces deux courbes un mouvement qui n’a pas lieu de s’inverser. Moi, je crois que l’espagnol est une mode, et que le français est une tradition. Il n’y a donc pas lieu de s’inquiéter, ni d’être surpris.

Le français n’est pas une langue comme une autre, pour les anglophones. C’est leur langue d’origine, et la culture française est celle qu’ils aiment le plus haïr, qu’ils comprennent le moins, qu’ils cherchent le plus à humilier. Les Anglo-saxons ne peuvent se passer du français.

L’espagnol, pour eux, comme pour un peu tout le monde, c’est plus sexy, plus sympa, plus cool, plus ensoleillé, mais c’est comme un amour de vacances, cela ne dure pas. L’espagnol, c’est la langue du pays où ils ont envie d’aller en vacances. Mais les lieux de vacances, c’est bien connu, et l’Irlande en sait quelque chose, cela tombe en désuétude. Très bientôt, si ce n’est déjà le cas, de nombreux Européens se diront que les vacances en Espagne sont devenues banales et d’autres lieux, moins chers et tout aussi ensoleillés, prendront le dessus : déjà les plages de Croatie font fureur. La Grèce et l’Italie redeviendront à la mode, et leur langue sera à nouveau enseignée. Le Guardian d’aujourd’hui annonce que 59% de Britanniques trouvent que l’Espagne n’est plus « assez étrangère » pour être un hotspot touristique, et qu’ils lui préfèrent le Maroc, l’Egypte et la Turquie : moins chères, ces destinations présentent l’avantage d’être plus exotiques. Tout cela, plus les difficultés économiques de l’Espagne (pour une théorie portative relative à l’influence de l’économie d’un pays sur son attractivité inconsciente, cliquer ici), plaide pour l’idée que nous sommes au début du déclin de l’espagnol comme langue étrangère. Un déclin très léger, car l’Amérique latine attirera durablement l’attention des riches Européens (mais peut-être pas tant les voyageurs asiatiques, australiens, africains et américains… A vérifier.)

Le français, au contraire, est mal vu : langue compliquée, très irrégulière, à l’écriture encombrée de lettres qu’on ne prononce pas, porteuse d’une culture élitiste et d’un comportement arrogant. Le français a tout pour déplaire, et c’est aussi pour cela qu’il est irremplaçable. Partout dans le monde, des alliances et des instituts français ouvrent pour occuper le terrain. Ce volontarisme politique énerve, agace, fait rire, fait soupirer, mais il est efficace sur le long terme. Au moment de choisir une langue étrangère, on peut difficilement imaginer ne pas avoir le français comme option. Au pire, c’est la langue que l’on choisit pour incarner le vice, la saloperie, la perversité et le mal. Au mieux, mais c’est lié, c’est la langue de la séduction irrésistible.  

Pour ce qui est du tourisme, Paris reste l’incontournable ville européenne pour les voyageurs du monde entier. Plus influente politiquement et économiquement que Barcelone et Rome ou Venise, plus belle et riche culturellement que Londres et Berlin, Paris n’a et n’aura aucune rivale européenne. Elle peut compter sur ce statut pour le plus clair du siècle dans lequel nous sommes entrés. Et avec l’attraction croissante des pays d’Afrique du nord, puis d’Afrique noire quand ceux-ci se développeront, la langue française a encore beaucoup de réserve pour résister à je ne sais quelle rivalité entre les langues. Elle restera, j’en suis convaincu, la deuxième langue européenne après l’anglo-américain.

Cherchons un abri

Il y a des catastrophes qui ne manquent pas d’arriver.

Sur internet, par exemple, il est certain que bientôt, des millions de sites disparaîtront, à la faveur de je ne sais quel bug. Tout le monde a tressailli lors du passage à l’an 2000, et rien ne s’est passé. Mais, par définition, internet ne peut continuer sur ce rythme, et héberger chaque année des millions de nouveaux sites sans qu’à un moment ou à un autre, il y ait des équivalents de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. Avec mon pessimisme habituel, je vois des bugs en cascade, dont on ne peut pas évaluer les conséquences pour les gens comme nous. Sans parler des conséquences économiques, comment savoir à quel point nous sommes attachés à ces sites que nous visitons et que nous produisons ?

Si mes blogs chinois venaient à disparaître, là, d’un claquement de doigt, je serai embêté c’est certain, mais dans quelle mesure le serai-je ? L’automne dernier, on m’a posé la question de la conservation de tous ces écrits, et à l’époque, j’avoue que je n’en voyais pas l’intérêt. Mais ce matin, je me dis que des blogs qui sont « terminés », comme Nankin en douce, ils font partie de ma mémoire et d’une mémoire un peu collective.

Alors je pose la question : y a-t-il des moyens de mettre à l’abri les sites qui nous sont chers ? Y a-t-il des sortes de banques de données personnelles, individuelles ou collectives, protégées des virus et des flux d’internet, où l’on pourrait mettre nos blogs, ceux de nos amis, et nos principales ressources ?

Inversement, internet est-il comme la banque, et est-ce un non-sens de retirer les sites des flux d’informations ? Un blog rangé des voitures, retiré de la circulation, c’est peut-être aussi absurde qu’un gros sac de billets d’anciens francs que l’on retrouve dans un matelas.

L’avenir de Neige et la cyber-littérature

Je ne suis pas peu fier de ce qui se passe autour de Neige, la blogueuse chinoise dont le Pays de Neige est de plus en plus apprécié par des lecteurs choisis et fidèles.

Au début, si on peut parler de début, elle était mon étudiante à Nankin. Elle me voyait un jour par semaine et, parallèlement, elle avait découvert mon blog Nankin en douce, qu’elle lisait tous les jours sans me le dire. Pendant un an, j’ai donc écrit sans savoir que deux yeux noirs me regardaient. Comme elle avait une bonne petite plume, elle gagnait des concours d’écriture à l’université, elle écrivait des nouvelles, parfois, qu’elle me donnait pour le plaisir. Quand je suis parti de Nankin, elle s’est mise au blog dans un but quasiment privé : me faire comprendre la Chine de l’intérieur. Parce qu’elle trouvait que je ne disais que de grosses bêtises sur son pays, sans aucun doute. Elle était touchée que je m’y intéresse mais j’avais vraiment besoin d’un guide.

Elle fut un guide merveilleux, ses billets me touchaient en plein coeur. Je ne sais si cela venait du fait qu’elle s’était imprégnée de ma façon d’écrire – elle avait tout de même lu plus de trois cents pages en français, en plus des lectures imposées par les cours -, mais son style et son point de vue me touchaient intimement. Un mélange d’ironie, d’humour, de sentiment pudique, de sensualité, de critique et d’allégories, créait une « oeuvre en cours » qui m’enchantait. C’était pour moi le sentiment d’un miracle. Une jeune Chinoise écrivait comme j’aurais voulu écrire. Comme si elle avait compris ce que je désirais obscurément, ce qui me faisait vibrer. C’est évidemment la seule fois qu’une telle expérience s’est présentée à moi.

Petit à petit, d’autres lecteurs se sont greffés, des lecteurs séduits, souvent professeurs de philosophie, que Neige a su fidéliser par la seule grâce de son style. Je crois que c’est très rare.

Tellement rare que Pays de Neige a attiré l’attention de Philippe Lejeune, le grand spécialiste de l’ « écriture du moi ». Il lui a demandé d’écrire un témoignage pour sa revue La faute à Rousseau. Elle s’est exécutée avec la modestie et la précision, la franchise qui caractérisent ces billets de blog. Elle a mis en ligne cet article sous le titre de « Pays de Neige : ma vie et mon ailleurs ». Lejeune ne s’est pas limité à l’accueillir dans sa revue : son association a aussi veillé à archiver le blog de Neige à la BNF. Sage décision car Neige elle-même n’est pas une fille très fiable. Elle peut tout à fait, sur un geste de colère, écraser son blog et faire disparaître de la surface de la terre des années de travail. Elle est comme ça, Neige, elle l’a déjà fait avec son premier blog, Le papillon ou la neige, dont je suis le seul à posséder une copie, pour le bien de l’humanité. Elle est comme ça, colérique, capricieuse, insupportable, et c’est comme ça qu’on l’aime, car elle le reconnaît dans des billets d’un humour renversant. L’humour est renversant car elle sait donner l’impression de ne pas faire exprès d’être drôle (mais je le lui dis depuis trois ans, donc elle ne peut plus l’ignorer). D’ailleurs, elle donne très bien l’impression de ne rien faire exprès, d’être naïve, de ne pas y toucher, alors qu’elle est conduite par une très grande intelligence, un orgueil immense et un désir de vie irrésistible.

J’en parle ici car je crois que son blog fera date. Et que si elle continue à travailler, elle deviendra un écrivain plus intéressant que les Shan Sa et autres Dai Sijie. Ses deux blogs sont déjà des choses qui valent bien mieux que les romans de ces derniers. Je prends les paris : pour beaucoup de raisons que je ne peux pas détailler ici, on étudiera Neige plus que Dai Sijie dans 20 ou 30 ans. Mais il ne faut pas lui dire cela, à elle, car elle prétend mépriser toutes ces choses, les livres, les carrières d’écrivains, les écrivains eux-mêmes, tout cela la dégoûte.

Elle, elle prétend vouloir, plus que tout, un mari, une maison et un enfant. Et c’est de cette image d’Epinal fictionnalisée qu’elle s’élance dans une cyber-littérature qui va conquérir le monde francophone.