Le sage précaire embauche

Mon départ approchant, et n’ayant pas de remplaçant pour septembre, mon département a publié une offre d’emploi sur le site des profs de français langue étrangère. En trois jours, j’ai reçu trente candidatures du monde entier. De tous âges, presque, les professeurs qui veulent venir à Shanghai ont entre 22 et 62 ans. Certains d’entre eux ont des cv et des attestations vertigineuses. Ils ont des qualifications à faire pâlir, des doctorats, des agrégations, des félicitations de toutes sortes de jury. Tout indique qu’ils sont géniaux, que tout le monde les aime, qu’ils sont aimés des dieux. Plusieurs d’entre eux ont publié plusieurs livres, ont réalisé des films, ont des compétences et des savoir-faire à côté desquels le sage précaire se sent inévitablement nul.

Il se venge, le sage précaire, en jouant au DRH et en sélectionnant sans pitié. Les profils sont si bons et si nombreux qu’à la moindre tête qui dépasse, je sabre, je « delete ». Je ne garde qu’une liste réduite pour faire circuler les cv à qui de droit et pour qu’une décision se prenne avec clarté. Or, c’est impressionnant comme certains ont su se présenter en pointant exactement ce dont nous avons besoin, et ce dans plusieurs domaines. Ces gens-là m’impressionnent, c’est indubitable.

Mais le plus troublant, ce sont les réactions que j’ai, au fond de mon coeur, avant même d’avoir eu le temps de réfléchir : celui-là est trop jeune, celui-ci trop vieux, celle-là n’a pas l’air sympa, celui-là semble être célibataire, à son âge c’est louche. Je me surprends à être aussi con, c’est-à-dire aussi influencé par le social, que n’importe qui, et surtout, je me surprends à me regarder de l’extérieur. Si un type comme moi avait envoyé son cv et une lettre, attendu que c’est un poste que je remplis actuellement et que donc je suis capable d’occuper, aurais-je gardé son cv ou l’aurais-je effacé sans vergogne ? Impossible de savoir. Tout dépend de la lettre de motivation. Je m’en rends compte enfin, c’est inouï comme la lettre peut changer les choses, renverser un jugement.

A quoi cela tient, un emploi ? Et tous ces gens, là, tous ces enfants de 22 à 62 ans, qu’est-ce qui les pousse à s’expatrier à tous les coins du monde ?

5 commentaires sur “Le sage précaire embauche

  1. Si je puis me permettre un conseil, essaie dans la mesure du possible d’avoir une interview orale avec eux, téléphonique ou avec Skype. Une batterie de questions, les plus ouvertes possibles, tu peux piocher des idées sur le net et hop, ça roule… tu apprends à faire du recrutement, enrichissant !

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  2. Ce post a un petit côté déprimant qui explique sans doute qu’il ne suscite pas des tonnes de commentaires.
    C’est la vérité : les filtres à l’embauche, c’est comme ça. Une faute d’ortographe, un détail dérisoire, une photo pas assez avantageuse, et hop à la poubelle.
    Il en va de même des rencontres entre les hommes et les femmes : je me souviens d’une histoire d’amour passionnée que j’ai vécu et qui s’est brutalement terminée parce qu’à un de nos rendez-vous, je suis arrivé juste après m’être lavé les cheveux et avec le vent ça me faisait comme un brushing.
    Et il en va également de même, bien sûr, pour les manuscrits envoyés aux éditeurs : une phrase mal tournée sur laquelle tombe le lecteur fatigué et distrait, un mauvais choix de mot, et hop à la poubelle.
    Les choses les plus importantes, les boulots les plus convoités, les labeurs les plus arides, les amours les plus flamboyants, les oeuvres d’art les plus subtiles échouent parfois, souvent, pour des broutilles ridicules.

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  3. Et ce d’autant plus que les emails de candidature de tarissent pas. Tous les jours, j’en reçois des dizaines. Je ne peux décemment pas les examiner toutes avec sérieux. Je guette celles qui correspondent exactement à ce qu’on recherche et j’efface à tour de bras.
    Je m’interroge sur ceux qui, en plus, envoie des candidatures spontanées. Ca marche encore, ça ? A les lire, je les trouve profondément décalées par rapport au monde de l’emploi et à ses modes d’emploi.

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