Lettre de motivation : l’art baroque d’un lettré précaire

Sigismond, dans son monde de signes et de déchiffrage, est sorti de sa réserve pour postuler à l’emploi de professeur étranger dans mon université. Il est précaire au point de ne pas savoir comment il gagnera sa vie à partir du mois de juin. Il a toutes les qualités requises, mais ne supporte pas d’écrire une lettre formatée. Quelque chose en lui le pousse à donner à son courrier une tournure inédite. Il prend un risque mais il mesure les risques, à sa façon et selon sa conception des choses. Extraits :

« Si, en effet, je suis venu enseigner le français en Chine, c’est pour un certain nombre de raisons qu’il serait un peu long d’ énumérer ici en détail, mais dont les principales sont et restent : l’envie d’abord d’appréhender de la façon la plus radicale qui soit une culture si souvent —et faussement sans doute— définie comme diamétralement opposée à la mienne, à la nôtre ; le devoir, ensuite, découlant selon moi tout naturellement de cette envie, d’y travailler de l’intérieur à ce qui depuis toujours constitue mon domaine d’élection, les langues, à commencer bien sûr par ma langue maternelle, la langue française. Car c’est toujours poussé par le souci de mieux connaître celle-ci que je me suis adressé à celles-là, espagnole, grecque, chinoise ou, plus récemment,—japonaise. »

 Quand il tombe là-dessus pour la première fois, le recruteur se dit qu’il a affaire à un original, un inadapté qui n’a aucune chance dans un contexte de grande concurrence. Le style littéraire de la lettre donne d’abord l’impression d’une incapacité à s’adresser à un recruteur qui n’a d’existence que codifiée. Sigismond ne veut pas de relation codifiée à l’avance, et donc, il se livre plus amplement.   

 « Ce même souci est plus que jamais à l’œuvre et puissamment s’agissant de la Chine et de la langue chinoise officielle. cette obsession de la langue bien parlée, écrite et pensée, quelle qu’elle soit, est certainement la meilleure garantie que je puisse vous offrir que, si par extraordinaire je venais un jour à pouvoir mettre en valeur la langue et la culture française dans votre établissement, je le ferais de tout mon cœur. »  

Sigismond pense que la lettre de motivation doit apporter un supplément d’âme. Soit. Il faudrait plutôt parler d’un supplément de coeur, car Sigismond ne veut parler que de cela, du coeur, car il sait l’importance que cet organe revêt dans la culture chinoise.  

« Un cœur appuyé et renforcé toutefois par certaines compétences, car seul il n’y suffirait pas, un cœur fortifié par un certain nombre d’expériences, étalées sur presque dix années et glanées ici et là en fonction des connaissances poursuivies, en Europe, puis ailleurs, et enfin en Asie, puisque l’Asie nous intéresse particulièrement ici. »  En réalité, il ne faut pas se moquer de Sigismond. Au contraire, cette lettre baroque et trop personnelle est la marque d’un samouraï qui a une trop haute opinion de sa mission et de son interlocuteur pour ne pas les situer d’entrée sur un terrain d’élite, hautain et classique. Mon ami considère le doyen de la faculté de français comme un lettré, quelqu’un qui aime la vraie prose. La stratégie de séduction de Sigismond est bizarre, mais elle est pleine de sens : il veut toucher le vieux fond d’homme assis qui sommeille en tout professeur d’université. Il cherche, par la seule force du style, par une sorte d’efficace à laquelle ne croient que les poètes, à ramener le doyen vers sa nature de savant ébloui par la beauté des mots. Lui faire quitter ses modalités habituelles de recrutement pour imposer un autre espace, espace de confidence, espace littéraire où d’autres règles peuvent prévaloir. Il croit possible de convaincre en transgressant les règles, et cette croyance témoigne finalement d’un bel optimisme et d’un immense respect pour son correspondant.

« « Une lettre de motivation ne doit pas s’écarter d’une forme consacrée par l’usage : elle doit notamment ne pas être trop longue, etc. », combien de fois n’ai-je pas enseigné avec une belle assurance ces préceptes à mes étudiants ?  Sans doute pense-t-on toujours que son propre cas, puisque unique, mérite en soi une forme particulière, et que dès lors qu’il s’agit de sa vie et de ses « mérites », une entorse aux règles est tolérable, sinon désirable. J’ai donc doublement enfreint la coutume établie dans cette longue lettre manquant de substance : je n’y ai pas fait acte de professeur ; je n’y ai pas caché mon cœur à l’ouvrage derrière un mur épais de faits tangibles. Ainsi, au lieu d’aller tout de suite à l’essentiel, lequel consisterait à vous dire sans détour que je ne fais pas autre chose ici, à la satisfaction du plus grand nombre, que ce que j’aurais mutatis mutandis à faire chez vous, savoir « Cours d’écriture, de littérature, de méthodologie (dissertation, synthèse, mémoires, initiation à la recherche…) ; cours de fle et cours orienté en sciences sociales pour une classe d’étudiants en sciences sociales », je semble préfèrer risquer, même dans le contexte crucial pour mon avenir d’une recherche d’emploi, de m’en passer et vous parler plutôt d’affinité, de sentiment, de cœur enfin, pour justifier ma candidature. Sans doute est-ce que je sais ne pas m’adresser à un lecteur ordinaire. »   

Tout est dit. Peut-être n’a-t-il pas tort de procéder ainsi. Moi, quand je bois un verre avec lui, je lui dis qu’il déconne, qu’il ferait mieux de montrer qu’il sait s’adapter aux règles, mais qui suis-je pour donner des leçons ? Si mes collègues sont touchés par sa sincérité, son coeur et sa personnalité, il aura montré une voie possible aux sages précaires : la voie tortueuse de l’intransigeance et du classicisme sculptural, celle de la morgue des sages antiques qui, dans leur tonneau, ne s’adressent qu’à des égaux. 

  

6 commentaires sur “Lettre de motivation : l’art baroque d’un lettré précaire

  1. Tiens, juste au moment où j’écris moi même une lettre de motivation…

    Vois petit etudiant en lettres (précaire évidemment) qui étudie sur les blogs (ou la CHINE) : tu constateras
    1)quà chaque fois que Sigismond intervient les billets sont de loin les meilleurs. Personellement, c’est mon avis, vous deviez écrire à deux ce blog les gars.
    2) que le style du sage précaire s’en trouve plus brillant, lumineux, comme renforcé : »la voie tortueuse de l’intransigeance et du classicisme sculptural, celle de la morgue des sages antiques qui, dans leur tonneau, ne s’adressent qu’à des égaux. », chapeau, il faut le faire.Je suis jaloux d »une telle phrase.
    3) je soupconne – et mes souvenirs me le confirment, moi qui ai eu la chance de le croiser – à propos de Sigismond, que derriére sa « radicalité » linguistique se dessine une radicalité sans doute un peu politique qui ne dit pas son nom – je me souviens de son mini mémoire sur l’apprentissage des langues à des étudiants chinois ou on retrouve en filigrane cette ironie subtile qui caractérise son style , comme le prouve cette lettre, et qu’il reconnaissaitd’ailleurs avoir inséré au passage entre deux brochettes et deux pidjiu dans so mémoire…
    Si j’étais chef révolutionnaire (tendance groucho marx), FARC, Pongiste (ca je le suis un peu) , sub commandante Marcos ou membre d’une toute autre secte, j’apprendrai à mes dispciples à rédiger des lettres de ce type, qui prouve une chose : la formidable force du style et surtout, surtout, le pouvoir du Littéraire (avec un grand L oui monsieur).Des lettres comme çà, je pense qu’un SARKOZY ou plutot un GUAINO ne pourrait pas en saisir la véritable valeur, ce serait du « chinois » pour lui (mais la on retombe dans de la politique franco-française , désolé de plomber l’atmosphére)… »Bizarre et pleine de sens. » c’est cela effectivement…maintenant petit étudiant en lettres , tu peux revenir en 1) et m’aider a soutenir ces deux compéres , sortes de nouveaux couples à la Marx-Engels, Deleuze-Guetarri, à poursuivre leurs si belles collaborations.

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  2. C’est bien petit étudiant en lettres , c’est trés bien même, tu peux prendre une pause maintenant et regarder la Nouvelle Star…Je reviens sur ma comparaison : en fait c’est à Nietszche et Lou Andréa Salomé auquel ce couple de redoutables stylistes me fait penser et j’espére qu’ils ne m’en voudront pas de cette image.

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  3. Merci maître François, je vote Amandine pour la Nouvelle Star et trouve trés bien votre comparaison avec Nietzsche…mais je ne suis pas petit…

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  4. Merci pour ces commentaires. Le résultat des courses, puisqu’il est connu, est que Sigismond n’a pas été embauché par l’université Fudan. Le charme de la lettre aurait pu fonctionner, mais voilà, Sigismond n’est pas français et les Chinois ont parfois besoin d’être rassurés sur la provenance de leurs employés, même si on leur dit que les Wallons sont aussi français que nous, et même le sont, et parlent un français proche de celui de l’île de France, depuis plus longtemps que les Bretons, les Marseillais et les Toulousains.
    Sigismond restera donc à Nankin l’an prochain, pour un an encore, avant de tenter sa chance au Japon.

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