Je n’avais pas eu de rage de dents depuis une quinzaine d’années. Pour moi, les problèmes de dents, c’était un peu comme les problèmes de jointures douloureuses, de boutons d’acné ou de coupe de cheveux, ça ne concernait que le monde des adolescents et des gens coquets.
J’ai commencé à avoir mal à Liverpool. Le mal a empiré et, à Belfast, j’achetai pour la première fois de ma vie, un médicament contre la douleur. En anglais, on dit Pain killer, cela dit bien ce que cela veut dire. Tuer la peine, casser la souffrance, voilà qui me séduisait : je pris une pilule de « cuprofen » et, dix minutes plus tard, je n’avais plus mal.
Magie absolue.
Je continuais de sentir mes membres, notez bien. Si je me pinçais, je sentais que je me pinçais, mes perceptions n’étaient pas annulées, mais simplement, je n’avais plus mal aux dents. C’est un médicament qui tue la douleur là où elle est, sans annihiler les autres sensations, croyez-le ou non. J’ai dû recommencer l’opération trois ou quatre fois par jour.
Au bout de trois jours de ce traitement, le soir, j’avais encore mal et la rage perçait, chaque jour un peu plus fort.
Un vendredi, j’eus l’impression que les pain killers ne faisaient plus d’effet. Samedi soir, je passai un très mauvais quart d’heure (trente bonnes minutes, plutôt). Pourquoi la pilule du soir ne marche-t-elle pas ?
A 21h45, la douleur était vraiment très forte, m’empêchait de rien faire, de rien écrire, de rien lire, de rien regarder et rien écouter. La douleur se répercutait sur tout le visage, toute la partie gauche de la tête. Comment se fait-il que les dents fassent irradier leur douleur à ce point sur le reste d’un corps ? Quand j’ai mal aux yeux, je n’ai mal qu’aux yeux. Même chose pour les genoux ou les pieds.
Je souffrais de tout mon corps, j’écris cela sans vraiment y croire. Notre corps oublie ce qui lui fait mal à une vitesse étourdissante. Ce doit être un mécanisme de défense : dès qu’une douleur est passée, elle est oubliée. Et plus elle est grande, plus on l’oublie vite et radicalement. Voyez comment il était difficile pour Claude Lanzmann de faire parler les rescapés des camps de concentration pour réaliser Shoah. Ils étaient passés à autre chose, aussi incroyable que cela paraisse. Une amie qui venait d’accoucher ne comprenait pas qu’une de ses amies lui propose d’aller boire un verre si peu de temps après l’accouchement. L’amie avait pourtant subi la même épreuve. Ce n’était pas de la cruauté de sa part, elle avait simplement oublié l’épuisement par lequel elle était elle-même passée.
Maintenant que je n’ai plus mal, j’en viens même à douter que j’ai eu mal, et à douter même de la possibilité d’avoir mal de nouveau.
J’ai fait appel à un dentiste, finalement, malgré mon absence de sécurité sociale. Elle m’a charcuté la dent comme il fallait, et après une demie heure de travail, elle avait résolu mon problème. Il n’empêche, je n’oublierai pas l’aubaine des Pain killers.
Tuer la peine, casser la souffrance, étouffer la haine, assécher la tristesse, annihiler l’angoisse et réduire le malheur à néant. Voilà, pourrait dire le sceptique, l’idéal des civilisations qui veulent occulter leur destin tragique.
tu as tué ton signal d’alarme, résultat, tu as souffert la mort…
pas bien malin mon frère.
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« la vie c’est comme une dent » dirait le Boris Vian…
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La vie, c’est comme une dent
D’abord on y a pas pensé
On s’est contenté de mâcher
Et puis ça se gâte soudain
Ça vous fait mal, et on y tient
Et on la soigne et les soucis
Et pour qu’on soit vraiment guéri
Il faut vous l’arracher, la vie
Boris Vian
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Joli, François.
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merci Mart, mais a joli billet, joli commentaire…d’ailleurs j’ai décidé de ne mettre que des citations en commentaires, j’ai l’impression de dire trop de bétises parfois.
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je ne l’ai pas remarqué, françois.
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« La langue bute toujours sur la dent qui fait mal » (proverbe chinois)
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Il y a aussi ma chanson préfèrée de Johnny Cash : Hurt ( America V )
« I’ve hurt myself today
To see if i still feel
Concentrate on the pain
The only thing it’s real »
La douleur est-elle la seule chose réelle ?
Et un autre proverbe chinois : si on t’arrache les joues, tu auras froid aux dents.
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Je me souviens d’une époque de ma vie marquée par l’angoisse où je lisais Heidegger. La conviction centrale qui structure toute sa pensée, c’est que c’est dans l’angoisse qu’on est le plus lucide. Pour lui, l’angoisse est le vecteur principal de la clairvoyance. Aujourd’hui où je ne suis plus angoissé et où je ne lis plus Heidegger, mais l’Equipe, je pense que c’est complètement con.
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Alors ça, Mart, si ce n’est pas de la sagesse précaire, je ne sais pas ce que c’est.
Il y a aussi « Bleed » de Ben Harper :
Please bleed / So I know that you are real / So I know that you can feel / The damage that you’ve done / What I have become / To myself I have none.
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Et pourtant, c’était pas mal, cette idée. Pas de joue, pas de chaleur interne de la bouche, cette rassurante tièdeur qui nous isole et nous protège du monde. Moi, j’aime bien l’idée d’un contact direct de la dureté des dents avec la froideurb extérieure. L’angoisse, il ne faut pas voir ça comme une débilité adolescente, mais comme un m
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comme une maniere d’être en prise directe sans retrait avec le Grand Truc.
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Je ne la vois pas du tout comme une débilité adolescente, loin de là, d’autant que je ne m’en suis libéré que vers les 35 ans, bien après l’adolescence.
L’angoisse, on est d’accord, c’est le signal d’un mauvais chemin : « tu te trompes, tu vas dans la mauvaise direction ». Et souvent, ce signal sonne juste fiable, on est d’acccord.
Mais 1) Ce que je reproche à Heiddi, c’est d’étendre outrageusement la proposition jusqu’à « seule l’angoisse indique la bonne direction » 2) parfois le signal de l’angoisse sonne on ne peut plus faux. En effet, ce que la métaphysique allemande n’a jamais compris, c’est, par exemple, l’hypoclycémie et le manque de sommeil. Je ne dis pas que TOUTE angoisse est solvable dans le repos ou le repas, mais que beaucoup le sont.
Moi, par exemple, il suffit que je dorme mal deux jours pour que tous mes projets s’effondrent, tout juste si l’idée du suicide ne se remet pas à rôder. Après une bonne nuit de sommeil, je redeviens cet être conquérant et souriant, fonçant droit vers la lumière, le sourire aux lèvres. J’exagère à peine. J’ai d’ailleurs remarqué la même instabilité chez Ben Arfa.
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Ah oui, Ben Arfa manquait de sommeil ? C’est pourquoi il n’était pas si performant à Lyon qu’à Marseille ? Hypothèse intéressante.
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Ben Arfa, dès qu’il est moins bien physiquement, il cogite trop, tergiverse et perd le geste juste.
Mauvais physique –> perte de lucidité, perte de confiance, perte d’intelligence.
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Mais pour répondre plus précisemment à ta remarque, s’il était moins bon à Lyon c’est surtout parce qu’il restait assis sur le banc.
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Les gars, si vous lisiez moins l’Equipe, vous seriez plus sensibles à la subtilité des réalités de l’existence. Jeûnez et veillez, car vous ne savez pas quand viendra l’Heure.
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