De la passion amoureuse

C’est un gros problème linguistique. Comment nommer la passion amoureuse, la vraie, celle qui rend fou ?

Le mot « passion » s’est transformé en un sens positif, proche de « sentiment très fort », « désir intense », « bonheur extrême d’être ensemble ». On a perdu le sens de souffrance, de passivité, de maladie, de folie, qui avait toujours été dans le mot.

Quand on parle d’une « passion amoureuse » avec beaucoup de plaisir sexuel, c’est qu’on est tout à fait égaré. La passion amoureuse ne peut être sexuelle. Précisément, elle se repère en ce qu’elle ne l’est pas. Quand il y a du sexe, la relation devient plus saine et la passion disparaît. Reste alors ce que les gens appellent aujourd’hui la passion, c’est-à-dire une belle histoire pleine de désirs, de sentiments échevelés, de souffle, de râles et de plaisirs.

Denis de Rougemont a analysé cela en des termes définitifs, dans L’amour et l’Occident. Il montre bien la constitution de l’ « amour passion » comme modèle supérieur de représentation, dans les mythes constitutifs de l’établissement de la Courtoisie, et dans la littérature qui a suivi. Il s’interroge sur la manière dont le mot s’est galvaudé au fil des siècles, au point d’être servi constamment dans les romans à l’eau de rose et dans les magazines féminins.

Soit. Cela ne me dérange pas que les mots changent de sens, et que la désignation d’un événement physico-mental de grand danger serve aujourd’hui à désigner une vie amoureuse riche.
Ce qui est ennuyeux, c’est qu’aucun mot n’est venu prendre la place de celui de passion. Pour décrire ce que vivent Tristan et Iseult, la Princesse de Clèves, Phèdre, nous n’avons pas d’autre mot que « passion amoureuse », alors même que la plupart des gens l’utilisent comme un truc super à vivre. Mais personne ne voudrait vivre ce que ces personnages ont vécu.

Denis de Rougemont, en bon catholique, a d’ailleurs une position très ambiguë sur la question. Tantôt il admet que la passion n’est qu’une maladie, due aux égarements hérétiques des Cathares qui voulaient faire régner une pureté de mauvais alois ; tantôt il exprime son admiration pour ces grands récits passionnels, et déplore la décadence de la littérature, qui, en perdant graduellement sa noblesse, a en même temps perdu le sens de la passion véritable.

Le contraire est plus juste : en perdant le sens de la passion, la littérature européenne s’est vautrée dans la décadence. C’est la thèse de Rougemont.

En bon catholique, il montre le remède nécessaire à la perversion puriste que représente la passion : le mariage et la consommation sexuelle. Que Tristan et Iseult se marient, que leur amour devienne possible et accepté par tous, et la passion est guérie.

Vous me direz que la chose est simple, qu’il suffit de prendre un autre mot et de laisser « passion » à ceux qui veulent lui donner un sens positif. Malheureusement, je me demande s’il n’y a pas, inconsciemment, une volonté sourde de ne pas se détacher de ce vieux fond cathare, pur et pervers : le fin amor des troubadours, qui transforme la femme qu’on aime en un Dame digne de la Vierge Marie.

16 commentaires sur “De la passion amoureuse

  1. Je ne crois pas que ce soit le sexe qui dissout la passion, c’est l’acceptation mutuelle.
    Le sexe se nourrit très bien du conflit, du refus, de la souffrance, de l’impossibilité d’être ensemble, voire même de la vengeance et du désir de faire souffrir l’aimé qui a refusé son acceptation.
    C’est uniquement la version catholique de la passion qui est asexuée.
    Chez les non catholiques, le puritanisme propre à la passion catholique est remplacé par l’hystérie, qui est une sorte de boulimie/anorexie affectivo/sexuelle.
    Enfin, c’est ce que ma modeste expérience m’a appris.

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  2. Rougemont n’était qu’un hélvète a-demi hérétique, qui voulait forcer les adeptes du fin amor à coucher ensemble pour qu’ils finissent par se lasser l’un de l’autre. Il y a chez lui une espèce de hargne moralisatrice et vaine. On voit bien que son idéal, c’est l’honnêteté bourgeoise, le respect, ce qu’il appelle « agapé ». Mais c’est vain car que peut la médisance contre l’évidence du bonheur qui traverse la Courtoisie ? C’est le XIXe qui a recouvert tout ça et qui a remplacé l’évidence du désir par la frustration puritaine.
    Il y avait un rituel curieux, c’était l' »assag » : l’amant et sa dame devaient coucher « nue à nue » sans se toucher, sans se « donner » l’un à l’autre pour se prouver la finesse de leur passion. Nolli me tangere, comme disaient les Anciens. On peut y voir une sorte de puritanisme, mais en réalité, c’est évidemment le contraire, un rituel entièrement sexuel. C’est une pratique sexuelle qui privilégiait le désir sur le plaisir et qui tendait à en remplir le corps. La fille qui acceptera de coucher avec un inférieur, plus jeune, de se mettre nue face à lui et lui face à elle, alors que ses enfants dorment dans la chambre à côté et que son mari est en bas en train de picoler avec ses potes, tout en convenant avec lui qu’ils ne se toucheront pas, cette fille est d’une liberté de moeurs qu’on ne peut même plus imaginer.
    Bien sûr, c’etait une maniere expérimentale de pousser la passion à sa limite, mais je pense que c’est un peu le principe de base : on peut se toucher, mais pas de possession, pas de choséification, le sentiment à sa plus haute puissance, sans appropriation, ni don, ni propriété. ce n’est pas une opposition cathares/catholiques, c’est une opposition aristocratie/bourgeoisie.
    Je crois que la « passion » au sens du fin amor a toujours été un truc complètement positif, avec toute la folie, la morbidité et la passivité que ça peut contenir, parce que rien ne peut rivaliser.

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  3. « C’est uniquement la version catholique de la passion qui est asexuée. » Mart, tu confonds le catholicisme et le christianisme dans son ensemble.
    Ce qui différentie le catholicisme de toutes les hérésies qui se sont succédé (des cathares aux protestants, aux évangélistes, aux born-again, etc.), c’est qu’il accepte une grande part d’impureté dans les rites et les moeurs. Il revendique donc complètement la sexualité, mais tout en la condamnant en principe ; il promeut le mariage, la procréation, encourage tout le monde à copuler à qui mieux mieux pour donner au Chist tout plein de créatures, qui seront tout aussi impures, pécheresses et confessables à loisir que l’étaient leurs parents, génétiques et/ou légaux.
    La seule passion (au sens de la souffrance, de la passivité) que les catholiques connaissent et tolèrent, c’est donc la Passion du Christ. Il a souffert pour nous, il a souffert une fois pour toute. Les fidèles peuvent maintenant vivre leur vie, satisfaire leurs désirs en se confessant chaque fois qu’ils veulent effacer leur ardoise de péchés.

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  4. Je ne vois pas très bien ce que je confonds : tu le dis toi-même, la sexualité catholique n’a rien de passionné, et la passion du Christ n’a rien de très sexué – c’est donc bien que le catho sépare le sexe et la passion – alors que le mécréant les entremêlent avec plaisir.
    Encore une fois, chez les mécrants, l’angoisse et la névrose remplacent très bien l’interdit religieux du sexe fusionnel.

    L’assag, je suis fan. Plus jeune, quand la sexualité me terrifiait, j’étais un adepte spontané de l’assag. Je le voyais comme un sas, une préparation, un pèlerinage avant d’entrer dans l’église si désirée.

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  5. « le mécréant les entremêlent avec plaisir. »
    Si tu peux entremêler sexe et passion, ce n’est plus la passion du tout, mais du plaisir amoureux, avec toute l’intensité que tu veux. Et il n’y a aucune différence sur ce point entre catholique et mécréant. Les deux, grâce à leur pratique du sexe, évitent heureusement la passion.
    Ce n’est pas le catholique qui sépare passion et sexe, alors que d’autres pourraient les lier. C’est la passion qui est conditionnée par l’absence sexuelle.

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  6. Mais tout cela nous ramène à l’objection que Mart a déjà soulevée : l’activité sexuelle peut s’accommoder de la passion amoureuse, même comprise comme passivité maladive.
    De mon côté, je pense que c’est impossible.
    L’activité sexuelle peut s’accommoder d’autres types de passions (par exemple la passion dévorante et cruelle de la philathélie, ou du hippisme) mais pas de la passion amoureuse pour la personne avec qui on entretient des rapports sexuels fréquents.
    Mais c’est une opposition de principe, et on peut toujours m’objecter à nouveau : si, moi j’ai vécu les deux en même temps, auquel cas je répondrai oui mais ce n’était pas la vraie passion qui rend fou, etc.

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  7. « mais pas de la passion amoureuse pour la personne avec qui on entretient des rapports sexuels fréquents » : Si tu ajoutes « fréquent », alors en effet je suis d’accord avec toi, la passion se dissout dans le sexe régulier. Moi, je parlais de sexe rare, arraché de haute lutte, hors de toute routine, de toute habitude, de tout confort. La différence est radicale.

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  8. Vous commentez tous trop vite, on n’a plus le temps de rêvasser.
    Sur le catholicisme, on peut discuter longtemps. Moi, je dirais, comme Anatole France dans Vie et opinions de Jacques Tournebroche, je crois, que le mariage est le seul des sacrements de notre Sainte Mère l’Eglise qui ne soit pas entièrement respectable. En bonne doctrine, le mariage n’est qu’un pis-aller. En réalité, c’est surtout Saint Paul qui en fait un truc superimportant.
    Sur le fond, le problème me paraît moins être l’alternative sexe ou pas sexe, que (hypothèse) l’alternative désir/plaisir. Vous pouvez faire du sexe avec recherche de plaisir ou du sexe avec recherche du désir. Et vous pouvez ne pas faire de sexe par peur du plaisir ou par désir du désir, amour de l’amour, disait Saint Augustin. Et je dirais que la passion, au sens du « fin amor », l’amour des spécialistes de l’amour, est toujours (théorème) du côté du désir et jamais de celui du plaisir.

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  9. Parlez de Passion à un catho et… il vous parle de mariage ! Ben !

    « Vous pouvez faire du sexe avec recherche de plaisir ou du sexe avec recherche du désir. » Là, on peut voir un peu de sens quand même. Dans la passion, ce qui importe le plus, je crois, c’est moins le plaisir que le désir. Or, le rapport sexuel comble le désir, qui s’éteint. En frustrant l’amant de sexualité, en revanche, on exacerbe son désir, on le rend fou. C’est le non-sexe pour le désir de désir.

    C’est pourquoi on en arrive à cet espèce de consensus Marto-guillaumien (ou Guillo-martinesque) ayant valeur de postulat mathématique :

    « la Passion est compatible avec une sexualité rare et conflictuelle, incompatible avec une sexualité confiante et régulière ».

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  10. « En frustrant l’amant de sexualité, en revanche, on exacerbe son désir, on le rend fou. C’est le non-sexe pour le désir de désir.  »
    C’est un postulat complètement erronné qui manque à la fois de pratique et de subtilité théorique, de pratique parce que ça écrase le désir sur la frustration alors qu’il y a des tas d’expérimentations sexuelles possibles, et de théorie parce que c’est une logique binaire simpliste. Parlez de désir à un bourgeois, il entendra frustration et répondra consommation.
    Vous n’avez pas besoin de frustration pour avoir la passion, vous avez besoin de perte et de désappropriation. Vous vivrez la désappropriation comme une frustration si et seulement si vous subordonnez le désir à l’appropriation de son objet. Libèrez vos désirs de cette subordination et vous aurez la passion sans la frustration.
    C’est si vieux que ça, mai 68 ?

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  11. Ce n’est pas du tout sur le plan doctrinal que Ben est un heretique, c’est sur celui des representations, comme dans sa requalification, subtilement saphique, de l’asag (« nue a nue »).

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  12. Si par malheur la passion me saisit un jour et que je suis pris d’une furieuse et douloureuse envie de baiser l’inaccessible objet de mon désir, alors je souviendrais que pour refroidir la machine il convient de se rappeler que si « Vous vivez la désappropriation comme une frustration si et seulement si vous subordonnez le désir à l’appropriation de son objet. Libèrez vos désirs de cette subordination et vous aurez la passion sans la frustration. »
    Ben, j’espère que c’est efficace, sinon tu auras de mes nouvelles.

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  13. Je reconnais en un seul commentaire mon vieux Ben et le philosophe Gilles Deleuze.
    Le commentaire daté du 6 décembre 2008, à 12:22 est un modèle de schizo-analyse appliqué à la question de la sexualité. Deleuze n’a jamais écrit ces mots mais il ne les désavouerait pas. Et Ben ne se rend même pas compte qu’il pense à l’intérieur du système de Deleuze Il ne reprend pas ses concepts, il ne répète aucun maître à penser. Ses paroles viennent de son expérience et de ses rêveries, preuves pour moi que Deleuze était dans le vrai, et non dans des élucubrations post-structuralistes uniquement dirigées vers d’autres philosophes.

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