Je souhaite à mes meilleurs amis, et même à mes pires ennemis, de vivre ce que je vis.
Faire une thèse, dix ans après avoir suspendu ses études, c’est un bonheur étrange, mais c’est un bonheur profond. Avoir le temps de lire de nombreux livres sur un sujet donné, des articles, et être payé pour écrire, pour construire des raisonnements, pour réfléchir, pour essayer de dire des choses intéressantes, il n’y a pas de privilège plus appréciable.
D’autres privilèges seraient délicieux, certes, être payé pour se balader à Venise, par exemple, ou pour se baigner dans un lagon. Mais dans le fait d’être en thèse, il existe une petite excitation qui ne lâche pas le sage précaire : dubitatif quant à ses capacités à être à la hauteur, il est constamment aiguillonné vers la lecture et l’écriture. Or ce sont les activités qui offrent les satisfactions les plus durables. A la différence de Venise, et de la baignade en lagon, dont on se lasse à la longue.
Alors j’imagine ma vie actuelle comme une jolie hibernation, j’entre dans une grotte et je me perds pour le monde des conventions sociales. Par moments, je partirai voyager, et puis je rentrerai dans ma grotte.
C’est assez mal vu, cela va sans dire. Le social a besoin de gens sains, qui respectent les codes de leur milieu, des gens qui ne soient ni trop identiques les uns aux autres, ni trop singuliers par rapport à leur milieu.
Mes camarades irlandais, dans le bureau des thésards, ne comprennent pas tous ce désir d’hibernation, et ce plaisir de s’investir dans la lecture et l’écriture. Ils me trouvent ternes, trop travailleur. C’est un comble, moi qui vois mes journées comme de longues vacances pluvieuses, où je suis libre de toute obligation, tellement libre que je laisse à leur virtualité la plupart des activités sociales et récréatives qui devraient équilibrer l’existence d’un homme équilibré.
Sans doute devrait-on proposer aux gens des carrières moins rectilignes : une adolescence dans l’éducation sentimentale, une jeunesse dans le voyage, la camaraderie ou l’amour, selon les personnalités, un âge mûr dans la recherche ou dans la production, selon les capacités des uns et des autres. Beaucoup d’universitaires ont fait leur thèse trop tôt, ils y ont retiré trop peu de plaisir. Ceux qui ne retirent aucun plaisir dans la thèse devrait quitter ce champ social : ils devraient se réorienter, devenir entrepreneurs, inventer des modèles économiques, créer de la richesse ou faire des enfants pour les guerres à venir, quitte à revenir dans la recherche plus tard, comme je le fais présentement. Mon grand modèle sur ce point est ma chère amie Huang Bei, qui est si émouvante lorsqu’elle parle de ses années de doctorat à Paris. Cette femme d’exception sait ce que c’est que la jouissance de l’érudition. Quand elle va en France, elle se sent chez elle, et moi, quand je parle avec elle, je me sens chez moi.
Pendant la période de noël, je reste à mon bureau, avec mes livres splendides et mes articles qui avancent trop lentement et pas assez sûrement.
Puis en janvier, quand tout le monde reviendra, la peau du ventre bien tendue, des remugles de ripailles brouillant la conscience, je risque bien de disparaître quelques semaines, découvrir des terres où l’histoire risque de se faire, et de se défaire. Et dans la bouche de quelques individus, le social dira de moi : « Cet homme n’est pas sur la bonne voie, il n’est pas bien dans sa peau, il fuit. Il travaille quand il devrait faire la fête, il se promène quand il devrait travailler. Il n’est pas bien dans sa tête, sa vie ne vaut pas d’être vécue. »
oui, mais attention a la valeur de prophetie auto-realisatrice de la parole sociale. Et peut etre que les gens dont tu parles pensent que, puisque tu ne sors pas et ne t’enivres pas la nuit, n’en eprouve pas meme le desir, c’est que tu ne travailles pas le jour. A la limite, ils te soupconnent qui sait de voir tes journées comme de longues vacances pluvieuses, où tu es libre de toute obligation. Et ils se demandent a la fois qui paye de tels conges payes et quel déséquilibré choisirait de venir les passer dans un bureau bordelique (semble-t-il) sis dans une ville pluvieuse, situee dans un pays froid de l’hemisphere nord.
Et puis quoi, c’est quand meme Noel.
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Bonjour sage précaire, ici il y a des terres où l’histoire risque de se faire ou de se défaire , moins que l’Afrique ou le Vietnam , mais quand même , si tu viens un jour ma maison te sera ouverte, je lis tes blogs depuis toujours, extra, des voeux ,souhaits de bonnes choses en tout genre, et puis un bon passage vers l’année nouvelle.
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Bon courage et bonnes fetes .
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« attention a la valeur de prophetie auto-realisatrice de la parole sociale ». Je veux bien faire attention, mais à quoi ? Je ne vois pas comment la parole sociale, celle que je traduis dans ce billet, pourrait être prophétique, en l’occurrence. Je vois encore moins le sens de sa portée « autoréalisatrice ». Si c’est une prophétie, c’est que cela va se réaliser, certes. Mais ici, ce dont je devrais me méfier semble déjà réalisé, puisque la parole sociale ne fait que poser un jugement moral, désapprobateur, sur quelque chose qui existe déjà.
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bon te revoila qui te remets a refaire le pignouf , et moi trop bonne pomme, serais cense passer des plombes a t’expliquer la difference entre une prophetie (qui n’existe pas vraiment, meme pour un mage) et une prophetie qui commence a se realiser d’elle meme, une fois qu’elle a ete enoncee, parceque les gens commencent a se comporter en fonction d’elle . Mais cette fois, mon bon, ce sera tintin, et bonsoir
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Ah, j’ai compris. La parole sociale dit de moi : “Cet homme n’est pas sur la bonne voie, il n’est pas bien dans sa peau, il fuit. Il travaille quand il devrait faire la fête, il se promène quand il devrait travailler. Il n’est pas bien dans sa tête, sa vie ne vaut pas d’être vécue.” Ceci est donc une prophétie qui « commence à se réaliser ».
Mais pourtant, sans vouloir faire le pignouf, cette « prophétie » était déjà réalisée avant que d’être énoncée. (C’est en fait plus une description d’un état présent qu’une prophétie, mais passons.) Le seul aspect sujet à caution dans la parole sociale est l’interprétation moralisatrice qui est propre à tout ce qu’elle touche : il va mal, il fuit, etc. C’est juste une façon, pour le social, de se dire à soi-même, de dire aux gens, « n’imitez pas cet homme, non pas parce qu’il est inutile à la collectivité, mais parce que son mode de vie ne vous rendra pas heureux. »
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non, mais non ; elle ne se realisera, la parole sociale, et ne deviendra donc prophetie que si toi, bon ( mais obstine) Guillaume, tu commences a te comporter comme tu sens qu’on te percoit : t’assombrissant, t’ensauvageant plus et plus, t’isolant de plus en plus longtemps loin du groupe, et derivant ainsi peu a peu, jusqu’a delaisser ton travail en plus de tes relations sociales et finissant par echouer sur tous les tableaux, repartant dans trois ans sans these, sans ami et sans joie, et justifiant ainsi a posteriori une desapprobation qui pour l’heure, si tant est qu’ elle existe ailleurs que dans ton imagination, n’a rien de concret sur quoi se fixer.
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Ah, maintenant j’ai compris tout à fait.
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D’accord avec dominique : tout dépendra de la capacité de Guillaume à assumer son cap.
Mais il y a un autre aspect du problème, qui est d’ordre énergétique : plus on s’éloigne de la norme, et plus on doit dépenser d’énergie à justifier sa déviance par rapport à la norme. Alors que dans la norme, il suffit de se laisser porter. Je ne sais plus quel grand écrivain (pourrait être Conrad), pourtant pas conformiste, qui a mis comme préface à un de ses romans quelque chose comme (en substance) : « j’en ai un peu honte, mais je me rends compte que je suis plus sûr de mes opinions quand un grand nombre de personnes en est sûr avec moi ».
Il y a donc une plus grande dépense d’énergie quand on doit être sûr tout seul. Et comme l’énergie n’est pas illimitée, il y a un coût, un endroit où ça se paye, où l’énergie manque.
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Théoriquement, je suis d’accord avec vous deux, mais vous faites prendre à mon billet une direction qu’il n’y avait pas lieu de lui faire prendre.
Il faut aller chercher loin l’idée que je finirais par tout délaisser. Il faut aller la chercher non pas dans mon billet, où il n’y a pas en germe l’idée que je m’assombrirais, mais dans les stéréotypes sociologiques, cette fameuse parole sociale qui prévoit les pires catastrophes pour tous ceux qui s’écarteraient du groupe.
Vous oubliez que des groupes, il y en a d’autres que ceux qui vous entourent directement (on peut se socialiser de différentes manières, il y a une pluralité de territoires, etc.) et que les conventions sociales peuvent être dédaignées sans être tout seul, et donc, sans déperdition d’énergie.
Vous oubliez enfin que les individus qui s’en sortent le mieux – qui sont le moins sujets à la dépression – sont aussi ceux qui savent ne pas trop être affectés par le regard des autres.
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Mais foutez lui la paix enfin ! vous voyez pas qu’il perd son temps en justifiactions inutiles sur ce blog et que trois de ces posts de palabres brillantes mais finalment inutiles a expliquer le pourquoi du comment le chercheur est toujours un peu grosso modo coupé des « réalités socailes » (toujours trés relatives ces réalités…) c’est trois pages de théses de perdues…bof…
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Guillaume, parfois, tu es trop sur la défensive, tu ne comprends plus ce qu’on dit.
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J’éviterai de répondre à cela, Mart, car quoi que je dise, ce sera la preuve que j’ai pris la mouche. Ce serait dommage, sur un blog que je me flatte de voir urbain.
Donc, mettons que je n’ai pas compris ce que vous avez dit, et que toi, par exemple, tu voulais vraiment dire que tout dépendra de ma capacité à assumer mon cap (j’imaginais, mais j’étais sur la défensive, que par « Guillaume » tu entendais la personne théorique qui était en question, et qui, par hypothèse, déciderait de se couper de toute communauté.)
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En fait, seule le première ligne de mon commentaire te concernait directement. La suite était déjà une généralisation.
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Tout à fait, Mart, c’est ce que j’ai cru comprendre, et c’est pourquoi j’ai écrit : « Théoriquement, je suis d’accord ».
Mais comme mon prénom était impliqué, associé à l’idée que je pourrais me retrouver sans amis et sans joie (là, nous étions, grâce à Dominique, dans une théorie qui avait lâché prise avec ce que l’on peut prédiquer de moi), que même mon billet parlait de moi, il me semblait utile de rappeler qu’au niveau de la pratique, les risques évoqués étaient inexistants.
Ce que je garde toujours en tête, quels que soient les commentaires, c’est le contenu du billet. C’est ma façon d’être à côté de la plaque.
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Il y a un conte africain (Fang) là-dessus. Celui qui s’éloigne trop du village (de la norme et du troupeau), dans la forêt sombre, il finit par rencontrer l’Evus qui tombe d’un arbre sous l’aspect d’un petit enfant ou d’une affreuse grenouille. Sous prétexte de lui parler, l’Evus lui demande de s’approcher, lui rentre dans le cul par surprise, s’installe dans son ventre et tue à distance puis mange tout ce qui l’entoure : sa famille, ses amis, son blog et ses commentateurs. Ainsi la mort et le désespoir touchent la communauté des hommes. Lorsque le dieu revient, il ne reconnaît plus ses fils les abandonne à leur sort. Comme ça, au moins, c’est règlé.
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Il me semble que je restais dans le thème du billet, pourtant.
Guillaume, je ne m’inquiète pas plus que ça pour ton équilibre affectivo-mental des années à venir, tu me sembles avoir de la ressource. Ce que je voulais dire, et que j’ai mal dit, concerne une, comment dire, potentialité pesant sur ton type de trajectoire.
Pour sortir de la théorie pure, je vais, une fois n’est pas coutume, me prendre comme exemple.
Il se trouve que je suis un peu plus âgé que toi, puisque j’ai 43 ans depuis qq jours, et que j’ai donc quelques années de recul supplémentaire. Or, personnellement, je ne me suis jamais soucié des conséquences de mes choix de vie zigzaguant et peu conventionnels jusqu’à la quarantaine environ. Non pas que j’ai vécu de l’intérieur la fameuse « crise de la quarantaine », mais parce que je me suis rendu compte que le regard des autres sur mon parcours changeait considérablement – soit parce qu’ils connaissaient mon âge, soit parce qu’ils remarquaient mes premiers cheveux blancs, soit ceci ou cela. Dans l’absolu, le regard des autres, j’ai appris à m’en foutre considérablement : là n’est pas le problème. Le problème qui m’est soudain apparu était d’ordre purement PRATIQUE. En effet, mon mode de vie instable reposait sur ma capacité à trouver très vite des sources de revenu – comme auteur, comme consultant économique, comme secrétaire de rédaction, comme traducteur, comme ceci ou cela. Or, cette capacité reposait sur l’image positive que je dégageais : le type sûr de sa force, débrouillard, sur qui on peut compter. Cette image positive était partie de mon capital, et c’est elle qui a commencé à s’effriter avec les cheveux blancs. J’ai senti que, dans les années à venir, à cause de mon vieillissement physique, il allait me devenir progressivement plus difficile de trouver du travail. C’est pourquoi j’ai essayé de me mettre à mon compte pour ne plus dépendre de cette image de « type débrouillard et sûr de sa force » qui était en train de se dégrader en « looser inadapté social qu’a pas vu le temps passer ».
Le regard des autres, c’est pas sur le plan psychologique qu’il compte le plus, c’est sur le plan pragmatique. Mais ça, on ne le mesure vraiment qu’en vieillissant.
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Très intéressant, Mart. La différence avec moi, c’est que j’ai un business déjà, je suis professeur free lance. Cela fait bien dix ans que je gagne ma vie dans la transmission du savoir sous tous ses aspects, dans les musées, les lycées, les centres de langues et les facs. Mon capital ne repose pas seulement sur l’image que je donne, mais, selon les employeurs, sur mon réseau de connaissances, mon expérience, mes diplômes, ma flexibilité, ma mobilité. Rien ne m’oblige à voyager. Si j’étais resté prof de philo à Dublin, je serais peut-être comme mon successeur là-bas, qui n’a pas plus d’agrégation que de beurre en broche, mais qui a acheté une maison avec sa femme irlandaise pour y faire pousser son gamin. Si j’avais voulu m’intaller en Chine, j’aurais pu, etc.
Mon billet voulait insister sur le bonheur que c’est de faire de la recherche quand on n’est plus étudiant depuis longtemps.
Mais j’écrirai sur le vieillissement, c’et un sujet capital de la sagesse précaire.
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