On dit que c’est un poète délicieux, mais qu’il a raté sa vie.
On se demande un peu… Il aurait passé trop d’années à ne rien faire, jouer aux boules, à se promener, à dilapider son pécul. C’est vrai qu’il a dû vivre la bohême, et qu’il est mort sans le sou, il y a bientôt cent ans. Mais à mes yeux, sa vie vaut plus d’être vécue, si l’on peut dire, que bien d’autres vies. Si on a fait un seul poème qui vaut quelque chose, ce n’est déjà pas mal. Ecoutez celui-ci :
Dans Arle, où sont les Aliscams,
Quand l’ombre est rouge, sous les roses,
Et clair le temps,
Prends garde à la douceur des choses.
Lorsque tu sens battre sans cause
Ton cœur trop lourd ;
Et que se taisent les colombes :
Parle tout bas, si c’est d’amour,
Au bord des tombes.
Le dernier conseil est magnifique. Il faut déjà avoir une vie qui vous amène à imaginer un jour qu’on puisse parler d’amour au bord des tombes.
Le sage précaire se demande souvent comment exprimer des émotions qui viennent de scènes vécues et disparues. Il y a mille façons d’exprimer le bonheur présent d’une vie passée, sans que cela soit teinté de malheur. Toulet en propose quelques une particulièrement jolies, et tellement incorrectes qu’on ne peut plus faire cela : c’est estampillé Belle époque et doit le rester:
Longtemps si j’ai demeuré seul,
Ah ! qu’une nuit je te revoie.
Perce l’oubli, fille de joie,
Sors du linceul.
D’une figure trop aimée,
Est-ce toi, spectre gracieux,
Et ton éclat, cette fumée
Devant mes yeux ?
Ta pâleur, tes sombres dentelles,
Le bal qui berçait nos pieds las,
Un corps qui plie entre mes bras :
Je me rappelle…
Oui, parce qu’il s’agit de Paul-Jean Toulet, né en 1867, mort en 1920. Il n’a pas le talent de Rimbaud ou de Verlaine, pas la modernité d’Apollinaire. C’est un sorte de glorieux raté, une icône de la sagesse précaire.
Il y a cette ironie de gros dur, qui explique comment et pourquoi il rudoie sa blonde. La poésie du malfrat, du mauvais garçon:
Quelquefois, après des ébats polis,
J’agitai si bien, sur la couche en déroute,
Le crincrin de la blague et le sistre du doute
Que les bras t’en tombaient du lit.
Après ça, tu marchais, tu marchais quand même,
Et ces airs, hélas, de doux chien battu,
C’est à vous dégoûter d’être tendre, vois-tu,
De taper sur les gens qu’on aime.
Enfin cette suite de poèmes paresseux et sublimes. On y sent l’odeur enivrante de l’orientalisme de ces salauds d’Européens. Toulet à vécu à l’île Maurice (île de France), il a voyagé en Afrique et jusqu’en Indochine. Il n’a pas la perinence d’un Segalen, pas la pugnacité et la lourdeur d’un Claudel, il est un merveilleux débris de la littérature française:
Jardin qu’un dieu sans doute a posé sur les eaux,
Maurice, où la mer chante, et dorment les oiseaux.
Alger, ville d’amour, où tant de nuits passées
M’ont fait voir le henné de tes roses talons,
Tu nourrissais pour moi, d’une vierge aux doigts longs,
L’orgueil, et l’esclavage, et les fureurs glacées.
Salut, Côte-Rotie, et toi, rouget trilibre,
Qui remplissez le ventre, en laissant le cœur libre.
Mais pour ma part, ce qe je vais garder par devers moi, ce que je vais me tatouer sur le biceps, ou à la place du coeur (il y aura plus de place) pour charmer les dernières aventurières qui s’approcheront de mon corps finissant, ce sont ces vers qui semblent interrompus et qu’il a écrit peu avant sa mort:
Ce n’est pas drôle de mourir
et d’aimer tant de choses
La nuit bleue et les matins roses
Les fruits lents à mûrir…
bof, un peu tristoune ce vieux débris de Toulet…
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Non, dans certains contextes, il peut nous égayer.
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