Le livre de voyage et le Livre-objet

Ce qui est extraordinaire, quand on se penche sur les récits de voyage d’après guerre, c’est que lorsque les écrivains déconstruisent le texte traditionnel, ils se rapprochent en réalité de la tradition. Plus ils sont expérimentaux, plus ils sont en lien avec les premiers livres de voyage de l’Europe médiévale.

L’exemple le plus beau est celui de Michel Butor, dont les livres de voyage forment le théâtre de ses recherches les plus audacieuses, dans les années 60. Pourtant, il savait très bien que dans une certaine mesure, il rejoignait d’anciennes traditions de collage, de fratras, et une tendance primitive de l’édition imprimée au mélange et à la corporéité du l’objet livre. Le livre est donc peut-être d’abord un « livre-objet ».

Or, l’histoire du livre est déterminant dans l’évolution du genre du récit de voyage.

François Moureau, qui est à la fois historien du livre et connaisseur de la littérature des voyages, a articulé les deux historicités pour démontrer que le livre-objet préexiste au genre, dans la mesure où les pratiques éditoriales de la Renaissance faisaient paraître dans le même volume de « Voyage » des histoires, des illustrations, des catalogues, des cartes, des réécritures, etc. ;  cela aurait constitué le terreau d’une forme littéraire en gestation : « Ces pratiques paratextuelles acheminèrent petit à petit le genre viatique vers sa conscience de lui-même », écrit Moureau.

La « conscience de soi » du genre, voilà le grand truc. On faisait des récits de voyage depuis des siècles, mais c’est à la Renaissance, et à travers la matérialité du processus d’édition, qu’on a pris conscience que le livre de voyage pouvait constituer un genre. Or, Michel Butor situe son œuvre de manière délibérée dans ces mêmes problématiques de l’imprimé et de la matérialité des livres.

Butor est connu pour faire des livres qui prennent en considération tous les aspects matériels de l’objet lui-même. Il pense au livre comme un objet, et pense donc aux mots, aux phrases, non comme des messages abstraits, mais aussi comme des corps noirs sur des surfaces blanches, les pages. C’est pour quoi son grand livre de voyage, Mobile, s’autorise des libertés avec la continuité de la lecture, et semble être composé de mots et de phrases fragmentaires.

Mobile, de Michel Butor

A la parution de Mobile en 1962, il a fallu un petit groupe de critiques militants pour défendre un livre aussi peu « lisible ». Roland Barthes a été de ceux-là, dans un très bel article intitulé « Littérature et Discontinu » (repris dans Essais critiques en 1964, et dans ses Oeuvres complètes, tome I, pp.1299-1308.)

Selon Barthes, Mobile n’a pas seulement agacé la critique régulière par son absence de continuité, mais, par le fait qu’il a contesté l’essence matérielle du littéraire, et a « blessé » quelque chose dans le champ de la critique. Quand le rejet d’un livre est presque unanime, suggère Barthes, c’est qu’il a heurté, froissé, ou menacé des états de choses, des ordres établis. Il faut donc chercher « ce qui a été blessé » : « Ce que Mobile a blessé, écrit Barthes, c’est l’idée même du Livre. »

Butor a en effet développé très tôt une réflexion qui dépasse la littérature comme forme symbolique, et qui prend en considération le support matériel de l’écriture, comme les peintres le font dès le début du XXe siècle, et comme Mallarmé a commencé à le faire dans la poésie avec Un coup de dés. L’optique de Butor est de faire émerger la conscience d’un travail sur le livre en tant qu’objet, impliquant le papier, la page comme surface blanche, la ligne, et même l’épaisseur du livre, l’entassement des pages. C’est pourquoi les critiques qui le défendent tendent à employer un vocabulaire associé au corps pour parler de Mobile. Barthes parle de blessure, Lyotard de « perversion du livre », et fait avec justesse référence à Prose du Transsibérien de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay (1913), livre de voyage en même temps que peinture, poème, véritable livre-objet.

On mesure par là combien le type de corporéité du récit de voyage importe pour la constitution d’un genre en tant que genre. Butor, lui, renoue avec le récit de voyage comme livre, et c’est l’aspect paradoxal de la « blessure » dont parle Barthes. L’idée du livre, ou le livre idéal, entendait que le lecteur oublie la matérialité du livre et fasse comme s’il était en présence d’une œuvre uniquement spirituelle. Mobile est, au contraire, un objet à manipuler.

Claude Reichler résume bien tout ce qui précède dans un article de 1994, qui montre que Butor ne doit pas seulement être classé comme un novateur, mais aussi comme un auteur soucieux d’une certaine continuité historique :

On a dit souvent que le genre avait été renouvelé par Butor, parce qu’il en avait bouleversé les conventions. Mais ce qui me frappe le plus, aujourd’hui, c’est de voir combien l’esprit des textes anciens est chez lui respecté, à quel point il comprend et intègre les usages traditionnels du récit de voyage, tout en les adaptant aux situations matérielles, sociologiques, culturelles contemporaines.

Si le livre est appréhendé dans sa dimension matérielle, alors la mobilité véritable de ce genre littéraire s’effectue peut-être entre le lecteur et l’objet, plus qu’entre le référent (le pays visité) et la conscience du lecteur. Le déplacement esthétique se fait à la surface de l’objet, et concerne un investissement libidinal de la même manière que les autres corps. C’est cette voie qu’emprunte J.-F. Lyotard pour décrire les éléments de souffrance et de jouissance qui parcourent le corps de Mobile :

Les opérations libidinales… s’effectuent sur les pages, sur la typographie, sur les blancs, la mise en page, l’organisation du volume. Tout cela va être déplacé, remué, mis en mouvement et presque en fuite, de façon à permettre des intensités étranges, extrêmement raffinées, qui procèdent des rencontres de marques (lettres et leurs corps, espacements, justifications typographiques, phrases, mots) sur la peau du livre.

La « peau » du livre de voyage renvoie à un domaine de l’édition qui se développera dans les années 1990 et qui déborde le champ de cette étude, celle des « carnets de voyage » qui connaît aujourd’hui assez de succès pour être l’objet de festivals et de prix.

La correspondance de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet montre aussi qu’avant la rédaction de l’Usage du monde, les deux amis avaient l’intention d’élaborer un livre-objet, qu’ils auraient intitulé Le Livre du monde, et qui auraient contenu du texte, des images et du son.

Cette dimension matérielle, corporelle, du livre de voyage, est sans doute aussi relativement à l’oeuvre dans les blogs, la cyber-écriture, toutes ces choses, mais c’est vraiment une autre histoire.

12 commentaires sur “Le livre de voyage et le Livre-objet

  1. Un autre exemple de « livre-objet-récit-de-voyage », plus simple et peut-être plus convaincant, c’est celui du manuscrit de Sur la route de Kérouac, qui était constitué d’un long rouleau de 50 mètres de feuilles collées les unes aux autres, un rouleau aussi long que la route que décrivait Kerouac, sans pauses et sans pages à tourner, et que devait parcourir à son tour le lecteur à la suite de l’auteur, comme le narrateur suit Cassady. La route, le rouleau, c’est vraiment du pur archétype.
    Ca se trouve dans la préface du traducteur de la nouvelle édition de « Sur la route (le rouleau original) », nouvelle traduction par Josée Kamoun. Malheureusement, et bien entendu, l’éditeur (Gallimard) n’a pas repris la forme matérielle du rouleau. Mais la nouvelle traduction vaut quand même la peine d’être lue, elle est bien plus forte que la version précédente.

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  2. Très juste Ben, mais la question est : Kerouac a-t-il projeté que son livre ressemble à un rouleau ? A-t-il voulu que le lecteur le reçoive de cette manière ?
    Quelle que soit la réponse à cette question, le fait même qu’il l’ait écrit de cette manière devrait encourager des éditeur à publier Sur la route sous forme de rouleau.
    Après quoi, ce sera la porte ouverte à de nombreux autres rouleaux, à commencer par les oeuvres asiatiques et antiques qui furent diffusées et lues sous ce format pendant des siècles.

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  3. Bien sûr, c’était tout à fait conscient, pour lui le livre était la route (et la route un livre) et ce, dès 1952, donc bien avant les butor et compagnie. La forme du rouleau paraît tout à fait adéquate au contenu, il y a isomorphie, si je peux me permettre. Ca paraît plus clair que dans le cas du butor que tu cites, mais je peux me tromper, je n’ai jamais lu ce Butor, et la réference à Butor est peut-être plus « bankable » dans une thèse que celle à Kerouac, qui fait un peu adolescent attardé voire étudiant branleur fumeur de tarpés. Alors que Butor, là, ça fait vraiment Butor.

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  4. Ah, Butor, il faut s’y intéresser, vivement.
    S’il est plus « bankable » dans une thèse, c’est surtout parce que cette thèse cherche à saisir ce qu’est le récit de voyage français après la guerre. Kerouac, ça nous éloigne de cette problématique.

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  5. Il y a aussi, plus dans le registre des « ouvrages de dames », objets-cousus, des livres objets qui racontent des vies, non pas comme les imagiers que l’on donne aux bébés qui ne peuvent pas déchirer le tissu (moins fragile que tout papier), mais objets d’artistes créés avec des assemblages textiles, par exemple ceux de Léa Stansal, les mots mêmes sont écrits en fil et à l’aiguille. Carnets brodés et mots cousus, c’est le titre de son dernier livre. Elle a initié un style et beaucoup de personnes y trouvent de l’inspiration. Sa recherche émeut parce qu’elle taille dans le tissu comme dans le vif de la vie ou de son histoire/mémoire. En février, un nouveau livre va sortir (chez Aubanel)

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  6. Le livre-accumulateur des débuts de l’imprimerie est ressuscité, ou plutôt il devrait, avec les sites web qu’un particulier quelconque constitue avec un projet de départ, raconter un voyage ou se promener dans un problème. Prenons par exemple http://sivanataraja.free.fr/ , promenade dans la langue chinoise et tout ce qu’il y a autour, du thé à l’alphabet phonétique international. Le choix de ce site n’est pas un hasard. J’ai été pris pour son auteur par une adoratrice qui croyait le lire en lisant mon blog (le vrai est professeur à Lansargues, en Camargue). Chaque partie a besoin des autres, un tableau éclaire l’argumentation d’un texte, on a le savoir et les circonstances qui l’ont amené là.

    Et aussi, le rouleau des siècles passés et de Kerouac, c’est la page web, qu’on fait naturellement de plus en plus longue. Ou le texte numérique sur une liseuse (e-book reader en langue commune). Même si l’éditeur a mis une table des matières qui permet de bondir au chapitre désiré, on déroule un texte en perdant de vue ce qui précède et sans pouvoir jeter un coup d’oeil à ce qui va suivre. Je suis en train de lire la Bible comme ça, libéré du nuage de notes et de renvois qui empêchent de se concentrer quand on la lit dans une bonne édition en codex (en langue commune, livre avec des pages, à ne pas confondre avec le volume en rouleau) qui justement permet d’accumuler le contenu sans obliger le lecteur à aller du début à la fin et pas autrement

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