De la traduction d’un verset du Coran

Je vous ai entretenu récemment de ma rencontre avec une famille de Malaisie dans un train d’Arabie. Je voudrais m’arrêter quelques instants sur un point de notre conversation que je n’ai fait qu’effleurer dans mon dernier billet : le verset 255 de la deuxième sourate du Coran, le « verset du Trône ». Vous vous souvenez que mes amis malais n’avaient qu’une traduction autorisée du livre sacré et que, pour eux, la phrase « Ya ‘alamou ma baïna aïdihim wa ma khalfahum » devait être traduite par : « Il connaît ce qui est devant eux et ce qui est derrière eux ».

Dans la tradition, beaucoup de musulmans connaissent ce verset pour des raisons prophylactiques. Ils le récitent de manière un peu incantatoire pour faire fuir Satan et pour protéger les maisons ou les entreprises. Le prophète aurait dit que c’était le verset le plus important car tout y était résumé. Soit. Mais je voudrais revenir sur les traductions d’un segment très court de ce verset. On en a déjà parlé donc je résume les traductions dans un tableau.

Texte arabeيَعْلَمُ مَا بَيْنَ أَيْدِيهِمْ وَمَا خَلْفَهُمْ
Transcription phonétiqueYa ‘alamou ma baïna aïdihim wa ma khalfahum
Traduction littéraleIl sait ce qui est entre leurs mainset ce qui est derrière eux
Coran de MalaisieIl connaît ce qui est devant euxet ce qui est derrière eux
Traduction anonymeIl connaît leur passé et leur futur
Traduction de M. Chebel (2009)Il sait ce qu’ils tiennent entre leurs mains et ce qu’ils cachent
Traduction de J. Berque (1995)Lui qui sait l’imminent et le futur des hommes 
Traduction de D. Masson (1967) Il sait ce qui se trouve devant les hommes et derrière eux
Traductions comparées du Coran, II.255.

Je précise que la transcription littérale est donnée par Hajer, et vérifiée par mes soins dans un logiciel de traduction automatique. Je vous invite à faire de même, copiez et collez le texte arabe dans un traducteur automatique et voyez ce que vous obtenez.

Seul Malek Chebel a respecté l’image des mains et de ce qui est entre les mains. Toutes les autres traductions ont ignoré la lettre du coran pour donner directement la traduction de ce qui leur semblait être le sens des mots. D’après Hajer, « ce qui est entre les mains » signifie ce qui est présent, ou ce qui est presque présent (entre leurs mains, pas dans les mains), donc ce qui est « imminent » (raccord en cela avec la traduction de Jacques Berque). 

En revanche, « ce qui est derrière eux » signifierait plutôt le passé, alors que beaucoup traduisent par « le futur ». Quelle confusion. Les traducteurs commettent donc une sorte d’erreur d’appréciation à cause d’un biais cognitif qui nous fait privilégier la symétrie : si Dieu connaît le futur, il connaît aussi le passé.

De mon côté, je me permets de douter. Quelque chose ne me satisfait pas dans toutes ces traductions. En méditant sur le texte littéralement, je dégage une autre compréhension possible. Étant donné que la suite du verset parle de science, et du fait que Dieu décide du niveau de savoir des hommes, je me dis que « ce qui est entre leurs mains » veut plutôt dire : « ce que les hommes sont capables de (com)prendre » et « ce qui est derrière eux » signifie : « ce qui est dissimulé à leur regard, à leur capacité de connaissance ». 

En définitive, basé sur cette hypothèse, il apparaît que le verset du Trône est plutôt une réflexion philosophique sur « ce qui nous est permis de savoir », pour reprendre les mots d’Emmanuel Kant. À l’aide de ce petit changement de traduction, c’est la compréhension de tout le verset qui s’en trouve bouleversée.

3 commentaires sur “De la traduction d’un verset du Coran

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