
Quand on vit dans une oasis d’Oman, on ne manque de rien mais on aime passer des soirées et des matins en ville. Hajer et moi nous sommes mariés en 2016 alors nous sommes un jeune couple, quel que soit notre âge. Nous ne nous refusons rien car nous vivons avec la même insouciance que lorsque nous avions vingt ans, à la grande différence près qu’aujourd’hui nous pouvons nous offrir les petits plaisirs de la vie que je voyais comme un luxe inaccessible quand j’avais vingt ans.
Ce soir, nous couplons les deux péchés mignons de ma vie dispendieuse en passant la nuit à l’hôtel Chedi après avoir assisté à La Flûte enchantée à l’opéra de Mascate. Nous arrivons donc en début d’après-midi au palace pour jouir de notre chambre. Nous nous baignons et sirotons diverses boissons avant de nous préparer pour sortir. Ayant peu d’options vestimentaires, je suis prêt en quelques minutes et regarde la télévision pendant qu’Hajer entre dans la phase propédeutique de son apprêtement.

Dans la voiture, Hajer respire calmement et se laisse habiter par sa fonction temporaire de princesse arabe. Elle sera perçue comme une personne venue du Liban ou de Syrie, elle parlera un arabe difficile à localiser. Elle ne va pas à l’opéra pour nouer des contacts ni pour élargir son cercle d’amis. De toute façon, c’est très simple : personne ne lui parlera tant qu’elle restera près de moi. Elle se servira de mon corps cravaté comme d’un bouclier mondain.
Nous voyons apparaître le grandiose opéra : une impressionnante construction en pierre blanche, agrégation de volumes cubiques qui se déplient dans l’espace. Éclairé dans la nuit, ce monument est puissant et s’intègre parfaitement à l’urbanisme volontariste de la capitale. Basse de taille, proche du sol et du niveau de la mer, blanche ou crème, élégante et ondulante aux affleurements des collines, la ville tient à garder sa sérénité. Elle ne veut pas imiter ses voisines Dubaï et Abu Dhabi. Plutôt que des gratte-ciel, Mascate voudrait se recouvrir de perles et de diamants qui s’étaleraient sur son corps voluptueux le long de la façade océanique.
La volonté d’éducation du pouvoir en place est évidente sur bien des points, mais la construction de l’opéra est sans doute la plus éclatante des démonstrations. Quand les pétrodollars ont permis au pays de sortir de la pauvreté, le sultan a décidé de laisser sa marque dans de grands travaux comme la Grande Mosquée. Il a eu aussi la sagesse de vouloir une grande maison dédiée à la musique et aux arts, en plus des inévitables temples administratifs et autres palais offerts à la police et à l’armée.
Diamant dont les Omanais peuvent être fiers, l’opéra est par essence élitiste mais pas à cause de ses tarifs. Ce soir, par exemple, les billets ont coûté moins de vingt euros. Une politique de subventions publiques assure l’accès à la grande musique pour tous. La programmation est relativement bonne : une alternance de musique arabe et de musique occidentale. De grandes voix du monde lyrique se déplacent, des productions de qualité viennent d’Europe. Des stars de la musique populaire aussi, ainsi que des soirées à thème plus ou moins pédagogiques.
De tous les spectacles auxquels nous avons assisté, Hajer a longtemps préféré La Fille du régiment de Donizetti, chanté en français par une troupe de Milan, tandis que mon cœur battait pour un concert du musicien saoudien dont j’ai parlé dès le début de ce récit, le chanteur et joueur de oud Abadi al Johar. Les opéras de Wagner ne nous ont pas enchantés malgré quelques voix impressionnantes, à cause de décors et de costumes kitsch. Ce palmarès a tenu jusqu’à la performance de Don Giovanni donnée par la troupe de l’Opéra de Lyon qui a mis notre couple d’accord pour l’élire comme notre meilleure soirée.
Cette nuit, nous sommes particulièrement excités car nous allons découvrir la nouvelle salle de musique. Les travaux sont terminés depuis peu. Il s’agit d’une salle de musique plus intimiste, pouvant accueillir des orchestres de chambre. De plus, la production de La Flûte enchantée est mixte, paraît-il, comprenant des Omanais et des Allemands.
Dans la salle de concert, les Omanais ne sont pas plus nombreux que les expatriés. Il faudra encore du temps pour l’opéra remplisse totalement son rôle de Maison de la culture pour la petite bourgeoisie omanaise.
Retour au Chedi Hotel. Nous marchons la tête haute, comme si nous étions à notre place. Nous jouerons à ce jeu encore toute la journée de demain.