Je relis L’Usage du monde de Nicolas Bouvier avec délice. Je ne compte plus le nombre de mes lectures. L’Usage du monde fait partie de moi depuis que je l’ai découvert lors d’un voyage en Thaïlande et au Cambodge en 2005.
Aujourd’hui, printemps 2023, je le relis à l’occasion d’un article que je rédige sur la réception de Bouvier sur les îles britanniques, mais aussi pour aider une de mes élèves qui a choisi de traiter de la peur pour son Grand Oral du baccalauréat. La peur. Beau sujet de réflexion, et étrange intérêt. Pourquoi une jeune fille de 17 ans veut plancher sur la peur ? Je lui ai parlé de ce passage dans L’Usage du monde où Bouvier sent qu’il ne doit pas rester là. Il est pris par une panique inexplicable. Il dit que le lieu lui-même nous intime l’ordre de partir. Il dessine, ce faisant, une petite théorie de la peur comme instinct de conservation.
Mais où ce passage se trouve-t-il dans le récit du voyageur ? Je le recherche depuis quelques jours, en refusant d’aller voir les notes que j’ai prises quand je faisais ma thèse. Je tiens à relire le livre car j’en découvre à chaque fois de nouveaux passages oubliés, des couleurs inattendues, des tournures inouïes.
Je me retrouve dans le dernier quart du récit, en Afghanistan, et n’ai toujours pas retrouvé mon passage sur la peur. C’est troublant car j’étais persuadé qu’il se situait dans les Balkans. Mais je crois avoir relu très précisément tout le chapitre sur la Yougoslavie et être resté bredouille.
Alors j’en appelle à la sagacité et la générosité des lecteurs fidèles de La Précarité du sage. Avez-vous une idée ?
“Il est temps de faire ici un peu de place à la peur. En voyage, il y a ainsi des moments où elle survient, et le pain que l’on mâchait reste en travers de la gorge. Lorsqu’on est trop fatigué, ou seul depuis trop longtemps, ou dans l’instant de dispersion qui succède à une poussée de lyrisme, elle vous tombe dessus au détour d’un chemin comme une douche glacée. Peur du mois qui va suivre, des chiens qui rôdent la nuit autour des villages en harcelant tout ce qui bouge, des nomades qui descendent à votre rencontrer en ramassant des cailloux, ou même, peur du cheval qu’on a loué à l’étape précédente, une brute vicieuse peut-être et qui a simplement caché son jeu.
On se défend de son mieux, surtout si le travail est en cause. L’humour, par exemple, est un excellent antidote, mais il faut être deux pour s’y livrer. Souvent aussi, il suffit de respirer à fond et d’avaler une gorgée de salive. Quand cela demeure, on renonce alors à entre dans cette rue, dans cette mosquée, ou à prendre cette photo. Le lendemain, on se le reproche romantiquement et bien à tort. La moitié au moins de ces malaises sont – on le comprend plus tard – une levée de l’instinct contre un danger sérieux. Il ne faut pas se moquer de ces avertissements. Avec les histoires de bandits et de loups, bien sûr, on exagère; cependant, entre l’Anatolie et le Khyber Pass il y a plusieurs endroits où de grands braillards lyriques, le coeur sur la main, ignorants comme des bornes, ont voulu à toute force se risquer, et ont cessé de donner de leurs nouvelles. Pas besoin de brigands pour cela; il suffit d’un hameau de montagne misérable et isolé, d’une de ces discussions irritées à propos d’un pain ou d’un poulet où, faute de se comprendre, on gesticule de plus en plus fort, avec des regards de plus en plus inquiets jusqu’à l’instant où six bâtons se lèvent au-dessus d’une tête. Et tout ce qu’on a pu penser de la fraternité des peuples ne les empêche pas de retomber“
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Merci Ben, j’ai retrouvé le passage en question. C’est en Turquie, au passage dit « Col d’Ordu ». Dans le chapitre intitulé « La route d’Anatolie ».
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Je trouve ça dans un blog mais il n’y a malheureusement pas de référence. https://pled.fr/?p=2009
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Chouette blog.
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Un autre passage, magnifique, à Ispahan : « Hier soir promenade le long du fleuve. […] Et dans la nature, exactement cette même intimité molle et dangereuse qu’on trouve parfois, les nuits d’été, aux abords d’Arles ou d’Avignon. Mais une Provence sans vin, ni vantardises ni voix de femmes ; en somme, sans ces obstacles ou ce fracas qui d’ordinaire nous isole de la mort. Je ne m’étais pas plutôt dit cela que j’ai commencé à la sentir partout, la mort : les regards qu’on croisait, l’odeur sombre d’un troupeau de buffles, les chambres éclairées béant sur la rivière, les hautes colonnes de moustiques. Elle gagnait sur moi à toute allure. Ce voyage ? un gâchis… un échec. On voyage, on est libre, on va vers l’Inde… et après ? J’avais beau me répéter : Ispahan; pas d’Ispahan qui tienne. Cette ville impalpable, ce fleuve qui n’aboutit nulle part étaient d’ailleurs peu propres à vous asseoir dans le sentiment du réel. Tout n’était plus qu’effondrement, refus, absence. A un tournant de la berge, le malaise est devenu si fort qu’il a fallu faire demi-tour. Thierry non plus n’en menait pas large – pris à partie lui aussi. Je ne lui avais pourtant rien dit. Nous sommes rentrés au pas de course.
Curieux, comme d’un coup le monde s’abîme et se défile. Peut-être le manque de sommeil ? ou l’effet des vaccins que nous avions refaits la veille ? ou les Djinns qui – dit-on – vous attaquent, le soir, lorsqu’on longe un cours d’eau sans prononcer le nom d’Allah ? Moi, je mis plutôt ceci : des paysages qui vous en veulent et qu’il faut quitter immédiatement sous peine de conséquences incalculables, il n’en existe pas beaucoup, mais il en existe. Il y en a bien sur cette terre cinq ou six pour chacun de nous. » (même source).
Des paysages qui vous en veulent…
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Oui, superbe. C’est bien ce passage que je cherchais en fait. Je ne sais pourquoi je l’avais imaginé dans les Balkans, dans le premier chapitre du récit.
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