Milan Kundera et son modèle de quadragénaire libertin

Quand j’ai lu La Vie est ailleurs la première fois, j’avais 19 ans et je m’étais identifié au personnage désigné comme « le quadragénaire ». J’avais l’âge du héros et nourrissais l’ambition d’être poète comme lui, mais c’est le vieux célibataire stérile qui m’inspirait, comme si je savais intimement, dès l’adolescence, que l’âge qui me conviendrait le plus était la quarantaine. Il incarnait la vie parfaite pour le petit sage précaire en devenir que j’étais.

Le quadragénaire vit seul, il a des maîtresses et des amis, il aime et est aimé sans attaches, sans lourdeur, sans devoir. Il est intellectuel, son appartement est plein de livres et d’œuvres d’art. Il travaille manuellement car le régime socialiste l’a obligé à retourner à l’usine. Il séduit des femmes de tous âges. Il est libre et jouisseur. La perfection pour moi qui n’avais pas de maîtresses mais qui rêvais d’en avoir.

Je relis ce roman en tant que quinquagénaire et je me rends compte que ce personnage est très faible sur le plan narratif.

D’abord il entre en opposition point par point avec Jaromil, le personnage du jeune poète. L’un est jaloux l’autre est libéral, l’un est adolescent l’autre mûr, l’un est amoureux sentimental, l’autre amant physique, l’un est lyrique l’autre rationaliste, l’un est dépendant de sa mère, l’autre vit seul. L’un représente le romantisme, l’autre l’esprit des Lumières. C’est donc un personnage qui remplit une fonction structurelle, mais qui a infiniment moins de vie que celui, plus détaillé et fouillé, du jeune poète.

Une question de masculinisme plus que de masculinité

Plus grave, je perçois trente ans après ma première lecture qu’à travers ce personnage, Kundera occulte les femmes, les traite en objets, en faire-valoir. Pire encore, le quadragénaire est plus qu’un macho, il incarne un rêve stérile de toute-puissance masculine. Cela commence par la scène de présentation :

Studio (solitude studieuse). Large divan devant un grand miroir (dispositif du libertin). Fenêtres donnant sur les toits et les cheminées (hauteur de vue). L’appartement du quadragénaire est en désordre mais la baignoire est « soigneusement recurrée ». L’homme lit dans son bain tandis que la sonnette retentit. Il n’aime pas être dérangé car sa solitude est seigneuriale. Il s’est arrangé avec « ses maîtresses et ses amis » pour que chacun utilise des codes avec la sonnette. Ainsi il impose à tous un emploi de temps auquel tous obéissent « docilement ».

J’avais gardé en mémoire que la même jeune fille fréquentait les deux hommes en même temps. Elle était amoureuse du jeune poète qui était d’une jalousie maladive. Du coup, sa liaison avec le quadragénaire était plus sereine car il n’est ni amoureux ni jaloux, il est à l’écoute.

Lire à ce sujet : Pornographie et Nouvel ordre amoureux

La Précarité du sage, 2009

Le quadragénaire ne trouve pas cette fille très avenante (« il a des maîtresses plus jolies ») mais il l’aime bien car elle avait « à peine 17 ans » quand il l’a rencontrée, qu’elle le divertit, lui fait des choses exactement comme il les veut, ne vient le voir qu’un jour par mois, et lui présente même d’autres filles pour ses « divertissements érotiques ». On est à la limite de la pédocriminalité et certaines phrases de ce chapitre pourraient se retrouver dans des livres de Gabriel Matzneff.

Kundera n’a pas froid aux yeux car il révèle là qu’il est un étroit masculiniste. Il va jusqu’à dire que le quadragénaire est « bon » avec ladite fille. Il essaie pourtant de la violer tandis qu’elle est en pleine détresse, mais cela n’a pas l’air de déranger Kundera qui, au contraire, voit dans cette concupiscence l’expression d’une vertu grandiose :

C’est peut-etre la pure bonté qui, par une mystérieuse transsubstantiation, se changeait en désir physique.

Milan Kundera, La Vie est ailleurs, Folio, p. 424.

Elle s’enfuit de ses bras et se blottit quelque part. Le quadragénaire la rassure, se rapproche d’elle, pose alors sa main sur son visage, et la fille pense que ce geste « exprime tant de bonté » qu’elle fond en larmes. Facile d’être bon quand la bonté consiste à faire si peu, à donner si peu de soi.

Kundera, plein de son fantasme libertin, réifie son personnage féminin au point de faire d’elle une innocente

Infiniment heureuse que le quadragénaire lui accorde un entracte.

Ibid., p. 418.

Dans l’imaginaire de Kundera, c’est si facile de rendre une femme heureuse. Il suffit d’être là, d’imposer sa volonté, la vie est simple.

Tout cela renvoie à un personnage qui est dans la toute-puissance, donc très loin de la morale sentimentale du sage précaire. S’il m’est arrivé, à moi aussi, de traiter certaines petites amies avec froideur et pour mon confort, je n’en suis pas fier et ne prendrais jamais cette attitude discutable pour de la bonté.

Bref, ayant tourné autour de l’âge du quadragénaire, j’ai procédé à retournement à 180 degrés, si l’on peut dire. Le roman dans son ensemble me paraît encore plus beau qu’à l’époque de ma première lecture, mais le personnage qui m’avait le plus impressionné est celui que je désapprouve le plus aujourd’hui, et qui représente le point faible romanesque de La Vie est ailleurs.

6 commentaires sur “Milan Kundera et son modèle de quadragénaire libertin

  1. C’est difficile de parler de livres qu’on n’a pas sous les yeux, mais ta description du personnage en question qui fait le contrepoint au personnage de Jaromil dans « La vie est ailleurs » ne correspond pas vraiment au souvenir que j’en ai. C’est un personnage qui ressemble beaucoup au Tomas de « L’insoutenable légèreté de l’être » et surtout au personnage de la première nouvelle de « Risibles amours », « Personne ne va rire », qui est écrite en même temps que « La vie est ailleurs ».
    Ce dernier est aussi une espèce de beau gosse quadragénaire, mais qui est détruit par une de ses copines jalouse au nom de l’amour qu’elle lui porte, si je ne me trompe pas. Dans mon souvenir, il y a un élément déterminant commun à tous ces personnages masculins, c’est qu’ils sont des espèces de « résistants », ou de « combattants », qui résistent à leur manière, d’abord dans un contexte politique de totalitarisme, mais aussi qui résistent au modèle du couple « engagé », partageant son intimité, où chacun se « sacrifie » plus ou moins pour l’autre. Un des ressorts de la pensée de Kundera, me semble-t-il, c’est de dénoncer ce soi-disant « sacrifice de soi » qui cache des motifs plus honteux comme un désir de pouvoir sur l’autre par la culpabilisation, ou de ressentiment face à la possibilité de l’épanouissement personnel et qui conduit à détruire l’autre au nom de l’amour qu’on lui porte (valable aussi pour le socialisme).
    Le refus par Kundera de cette morale conduit ses personnages à une posture qui peut bien sûr paraître égoïste, et dans laquelle il y a une certaine méfiance dans la relation avec l’autre, d’où ce besoin de « hauteur de vue », la sacralisation de la solitude, mais un peu comme un veilleur qui assure depuis sa tour de guet la défense et la préservation de la possibilité d’une sorte de liberté. Et donc ce que tu appelles « masculinisme » n’est-il pas juste l’effet de cette répulsion pour l’hypocrisie du modèle sacrificiel ? Pour un homme, mais j’imagine que c’est pareil pour une femme, préserver sa liberté, c’est peut-être toujours, dans une certaine mesure, combattre pour maintenir à distance ceux ou celles qui exigent que tu y renonces au nom de leurs propres sacrifices en ton nom. D’ailleurs, il me semble que le personnage de la fille (Sophie?) dans « l’Insoutenable… » , si je me souviens bien, relève bien de la même « éthique » ou de la même posture, le refus de se soumettre à la morale disons judéo-chrétienne, même si à la fin du roman Tomas comme elle finissent par non pas s’y soumettre, mais, je dirais, s’en accommoder.
    D’ailleurs, je pense qu’on peut trouver le même genre de personnage dans « la tache » de Roth ou « Disgrace » de Coetzee, c’est peut-être ce qui a privé de Nobel Kundera et Roth, alors que Coetzee, autre époque, l’a eu.

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    1. Merci de ce commentaire Ben. Avant de lire la totalité, je souscris à l’idée que ce personnage ressemble au héros de l’insoutenable, évidemment. Et oui, c’est un personnage type et typique de l’art narratif de Kundera. C’est clairement un alter ego de Kundera. Dans L’immortalité, il fait jouer le même rôle à une femme mais les réflexes et les goûts sont les mêmes.

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    2. Sur le fond, tu as raison et ce que tu écris est très beau à mon avis.
      Je décèle seulement ce problème de masculinisme dans La Vie est ailleurs car dans les autres romans on trouve la même solitude et la même lutte pour vivre sa vie, mais sans cette soumission des femmes à leurs règles. Tomas, par exemple, accepte de se mettre en ménage avec la jeune serveuse.
      Le problème n’est pas le personnage mais l’écrivain : tu ne peux pas en même temps dire que le quadra prend la rouquine comme sex friend un jour par mois, pas un jour de plus, et qu’il fait preuve de bonté avec elle. Il faut choisir à mon avis. Soit tu essaie d’être bon et ça demande des efforts, soit tu décides d’etre cruel pour pouvoir être libre.

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  2. Moi je trouve que « prendre la rouquine comme sex friend une fois par mois » peut être une forme de bonté, dans le sens où il n’y a pas de mensonge ni de capitulation honteuse, il ne veut pas qu’elle se fasse des idées sur la nature de leur relation, etc. Seule la vérité libère. Mais surtout je ne trouve pas que ce soit une forme de domination, il y a dans cette relation un côté contractuel, on peut toujours refuser les termes d’un contrat ou le rompre. Par contre, s’il y a de la domination, c’est plus souvent dans le couple légitime et institué dans lequel il y a souvent une inégalité économique et une emprise affective. J’ai l’impression que d’après toi, ce personnage de « libertin » est « masculiniste » parce qu’il refuse de se « mettre en ménage », comme si l’ordre marital traditionnel était une libération féminine, ou d’ailleurs une libération masculine… Ce serait une position très conservatrice. Moi j’ai rien contre le conservatisme, mais il ne faut pas confondre féminisme et conservatisme.

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    1. Oui, mais quand il y a contrat, il convient que les deux contractants aient un intérêt. Dans le chapitre en question on voit mal l’intérêt de la fille de n’avoir qu’un jour par mois, d’être à chaque fois gaie, fraîche et « divertissante », et en plus de présenter au quadragénaire d’autres filles pour son plaisir à lui, quitte à l’avoir un peu moins pour elle-même. Elle devient même « l’organisatrice » de ses « divertissements érotiques ». Je lis cela et je me dis : fantasme de mec. Or un roman devrait nous affranchir du simple fantasme de toute-puissance que peut avoir n’importe quel mec. Pour qu’il y ait roman, il faut que le personnage féminin ait aussi son désir, que le lecteur puisse le comprendre et qu’il y ait une sorte de débat physique et psychologique des désirs. Quand il y a toute-puissance et obéissance, c’est qu’il y a une sorte d’impensé de la part du romancier. Ce qui n’est pris en charge, ce sont les désirs de la fille, d’où mon accusation de masculinisme.

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  3. C’est peut-être une faiblesse du roman, je comprends ce que tu veux dire, mais d’un point de vue littéraire le roman de Kundera est vraiment centré sur le poète, qui est obnubilé par ses propres turpitudes, les personnages secondaires sont vraiment secondaires, autant que je me souvienne, autant le quadragénaire que la rousse. C’est cohérent avec le projet du roman qui est me semble-t-il de dénoncer le mythe du Poète.
    Sur le fond de la relation entre le quadragénaire et la rousse, dès lors que le lien est contractuel, rien ne dit que la fille n’y trouve pas son intérêt. Quant au fantasme de la toute-puissance masculine, est-ce qu’il faut dénoncer le fait que le personnage réussisse à vivre (de façon probablement précaire) selon la vérité de ses propres désirs ?On peut penser qu’il y a plus de « sagesse » à vivre selon ses propres désirs plutôt que d’y renoncer au nom d’une morale plus ou moins hypocrite ou produite par le ressentiment. Si c’est du « masculinisme », alors tout le monde devrait pouvoir être masculiniste. Que personne ne le fasse vraiment, c’est bien ce que montre « l’insoutenable légèreté de l’être », qui approfondit la question, mais encore une fois ce n’est pas le projet de « la vie est ailleurs », qui éclaire l' »auto-centrement » délétère du poète par opposition auquel l’égoïsme du quadragénaire paraît relativement plus sain.

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