Un musée Nicolas Bouvier ?

La jolie bibliothécaire me parlait dans son bureau, environnée de toutes les archives de Nicolas Bouvier. Dehors, Genève était grisâtre. Elle semblait heureuse de voir un passionné de Bouvier prendre la mesure de son énorme travail de recension, de conservation et de traitement des ressources.

Elle m’a montré des carnets très poignants : les premières versions, tapées à la machine, de narrations qui allaient devenir L’Usage du monde. Des carnets qui montrent la sédimentation de sa recherche littéraire.

Puis elle me dit que la maison où il habitait, à Coligny, a été vendue. Je demande : « N’aurait-ce pas été possible d’en faire un musée ? »

Un musée ? Elle ouvre de grands yeux. « Là, vous vous heurtez à la discrétion helvétique. » Il y aurait quelque chose de trop exhibitionniste, semble-t-il, à vouloir faire un musée Nicolas Bouvier. Pourtant les maisons d’écrivains sont des choses qui se visitent avec fruit. Et celle de Coligny serait significative car Bouvier a écrit à son propos, il a aussi écrit sur sa fameuse « chambre rouge », sur son jardin…

La plupart des écrivains voyageurs n’ont pas de maison à visiter (Cingria par exemple, à part sa bicyclette, des chambres d’hôtel et des chambres d’amis, on ne voit pas ce que l’on pourrait visiter). Mais il y a des écrivains voyageurs avec maison, comme Pierre Loti à Rochefort, et comme Nicolas Bouvier à Genève!

La bibliothécaire me montre les portraits d’écrivains, peints il y a un siècle, qui décorent la partie supérieure des murs de son bureau : « Tous ces gens étaient d’éminents écrivains, mais plus personne ne les connaît aujourd’hui. Comment savoir si Bouvier sera toujours connu dans cent ans ? »

J’aime quand les femmes sont prises d’un accès de mélancolie, et qu’elles méditent sur la déchéance de toute chose. J’ai donné la réplique à ma jolie bibliothécaire pour donner un tour léopardien à notre conversation. Le jour baissait dehors, et nous nous demandions où la beauté fuyait, et quand la rose fânerait, après que sa beauté fut éclose.

Elle me dit que Bouvier n’avait rien d’une statue inaccessible, qu’il était encore vivant, aux yeux de tout le monde ici, que l’idée de faire un musée Bouvier était aussi « farfelue » que celle d’embaumer mon grand-père.

Je n’aime pas beaucoup les démonstrations de modestie.

A la pause que je m’octroie, je vais boire un café dans Livresse, un café-libairie. je demande à la gérante du lieu s’il existe un lieu, muséal ou non, qui célèbre la mémoire de Nicolas Bouvier. Elle n’en connaît aucun, et ne semble pas trouver l’idée intéressante.

Ce n’est pas Bouvier le problème, et la question n’est certainement pas d’idôlatrer qui que ce soit. Ce qui me préoccupe, c’est plus généralement ce dont Bouvier est le nom : le nomadisme helvétique. Je vois ce musée comme un lieu de recherche pour tout ce qui concerne les écrivains suisses du voyage. Et ils sont nombreux : Rousseau, Töpffer, Cendrars, Cingria, Maillart, et j’en oublie. On pourrait visiter, mais aussi organiser des colloques sur le récit de voyage, proposer des résidences d’écrivains du voyage, présenter des projections et des conférences. J’imagine d’ici quelque chose de décontracté et de sérieux, à la suisse, avec beaucoup de jolies intellectuelles genevoises. Les grandes familles richissimes auraient financé ce centre-musée, pour la gloire.

Je m’en ouvre à la libraire-cafetière : elle s’en fout, elle n’aime pas « ce type de récit de voyage ». Ce qu’elle aime, à la rigueur, ce sont les anciens récits d’explorateurs, les découvreurs du Nouveau monde, des choses comme ça. Mais les récits trop modernes, non. « Parce que je voyage déjà beaucoup, jen’ai pas besoin qu’on me dise comment voyager ».

Je n’ose pas répondre que cette opinion serait un peu l’équivalente de celle d’une Emma Bovary qui refuserait de lire des romans d’amour sous prétexte qu’elle préfère tomber amoureuse par elle-même.

Maillart, Thesiger et Bouvier contre l’Europe

Dans un entretien radio-diffusé, Ella Maillart dit d’abord une chose scandaleuse : « En vieillissant on a le temps de réfléchir. »

D’un sens, c’est vrai : à partir du moment où l’on vieillit, on entre dans le domaine sublunaire des mouvements locaux et temporels, et c’est là-dedans qu’on prend le temps de réfléchir. Mais ce que veut dire la voyageuse, c’est qu’on ne réfléchit qu’en étant vieux. Elle continue:

« Réfléchir veut dire aussi fléchir un peu le genou. N’être plus très sûr de soi-même. En réfléchissant je pense que je voulais voir le contraire de l’Europe. En allant en Mongolie, en Asie centrale, au Tibet. »

C’est exactement l’impression que j’ai quand je lis Nicolas Bouvier. Les gens et les valeurs qu’il décrits sont le contraire des Suisses de son époque. Ils ne sont pas riches, savent vivre de peu, ont le sens du sacré, et plus il va vers l’est, plus les gens sont anti-suisses.

Thesiger, quand il évoque les marais d’Iraq avec l’émotion que connaissent les voyageurs quand ils ne peuvent plus se défaire des émerveillements d’un moment, précise : « peace and continuity, the stillness of a world that never knew an engine. »

Et alors, serait-on tenté de demander ? « Un monde qui n’a pas connu un moteur ». Dans l’esprit de cet explorateur, le moteur est donc la chose qui fait basculer l’humanité. De tous les progrès humains, de toutes les révolutions, les voyageurs en choisissent souvent une qui étonne le lecteur par sa superficialité. Que leurs barques soient munies d’un moteur, est-ce que cela aurait nécessairement fait mourir les Arabes en question ?

The stillness. Valeur et mystique de l’immobilité.

Typologie spatiale des récits de voyage

Certains disent qu’il est impossible de faire une typologie des récits de voyage. Que les récits de voyage sont trop divers, trop hybrides, trop ouverts, trop inclassables.

Il existe pourtant des différences schématiques qui distinguent les uns et les autres. Elles sont liées aux rapports à l’espace qu’ils entretiennent. Il semble y avoir une phénoménologie des déplacements que l’on peut réduire à une opposition binaire : le cercle et la ligne droite.

1- Le Cercle
Ce sont les voyage qui consistent à faire un tour. Non seulement les Grand Tours des aristocrates britanniques du XVIIIe, mais aussi les tours du monde, les circumnnavigations. Les célèbres « Voyage en Orient » de nos romantiques sont de bons exemples de cercle. Ils visitaient tous plus ou moins les mêmes lieux, et gardaient toujours en tête le retour au pays. Ces voyages, consistant en tours, ont donné le terme de « tourisme ». Une des particularités du touriste est qu’il revient invariablement chez lui, et donc que son voyage se structure mentalement sur une opposition « ailleurs/maison » qui détermine ce qu’il voit et perçoit.

De nos jours, on assiste aux récits qui longent les frontières d’un territoire, les voyages liminaires : Zones de Jean Rolin par exemple, qui fait le tour extérieur de Paris. Mais il ne s’agit pas de tourisme car il n’y a pas de retour chez soi envisagé, plutôt une « mise en orbite » (pour reprendre une expression de Rolin lui-même) à côté ou autour de chez soi. Et puis le tour de Paris n’est même pas complet, Rolin passe du cercle à une figure fractale et fragmentaire.

On assiste aussi aux récits cycliques, comme New York. Journal d’un cycle, de Catherine Cusset. Cette dernière connecte la bicyclette, les tours de la ville, avec les cycles menstruelles de la femme qui veut un enfant. Quand la narratrice va mal, elle dit que ça ne « tourne pas rond » dans sa vie, et elle essaie de remettre sa vie sur le bon chemin en tournant, en pédalant, en se fondant dans l’immensité cyclique des circulations et du trafic universel.

2- La ligne droite
Ce sont les itinéraires. Les récits qui partent de A pour arriver à B, sans nécessairement revenir à A (ou du moins sans narrer le retour). Ces trajets ne sont pas en ligne droite, bien entendu, de la même façon que les tours décrits plus haut ne forment pas de vrais cercles. La ligne est la réduction phénoménologique de l’itinéraire. L’Usage du monde de Nicolas Bouvier en est un exemple célèbre en langue française, avec Chemin faisant de Jacques Lacarrière. Ce dernier parle même de diagonale, on ne peut pas être plus clair. Le voyage d’Ella Maillart qui traverse la Chine en 1937 tient aussi beaucoup de la ligne droite, en ceci qu’il était question d’entrer par effraction dans un territoire interdit aux étrangers, de se faire discret, d’être rapide, de jeter un coup d’oeil, de rencontrer quelques personnes et d’en sortir aussi vite que possible, après avoir traversé ce territoire, le Xinjiang, de part en part.

Une fois qu’on a établi cette opposition structurelle, il reste des types cruciaux de récit qui semblent résister à ce modèle.

La flânerie, en premier lieu. De Baudelaire (Le Spleen de Paris) à Régine Robin (Mégalopolis : Les derniers pas du flâneur 2009) , en passant par Léon-Paul Fargue (Le Piéton de Paris, 1939) , Jacques Réda (Les Ruines de Paris, 1970)  et Bruce Bégout (Lieu commun, 2001), c’est une vraie tradition qui se fait jour. Une tradition qui, si elle possède une forte branche française grâce à Paris qui est la ville au monde où l’on marche, est repérable dans le monde entier et dans l’histoire. Flâner, c’est aller ni en ligne, ni en cercle, mais c’est couvrir un territoire, d’une manière qui n’apparaisse pas comme méthodique.

Il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour que je vois dans les itinéraires de Ibn Battuta une forme ancienne de flânerie. De même pour Chroniques japonaises de Bouvier.

Le voyage immobile en second lieu. Les récits de séjour qui se consacrent à un seul territoire, sans insister sur les déplacements, les itinéraires et les étapes. Les récits où il n’y a pas vraiment d’étapes au sens voyageur du terme. Le Poisson-scorpion (1970) de Bouvier, immobile à Ceylan pendant des mois. Mais aussi Saisons japonaises (1999), de Nicole-Lise Bernheim, qui raconte une année passée dans une famille de Koyasan.

Je me demande s’il est possible de rabattre la flânerie et le voyage immobile sur l’une des deux formes géométriques citées plus haut, s’ils ne sont qu’une forme dérivée d’elles, ou s’ils forment un autre modèle, autonome, de récit de voyage. On pourrait par exemple penser que la flânerie à Paris, cela revient à la fois à un voyage immobile, à un ensemble de lignes droites, combinées à des tours. La flânerie serait alors moins une résistance aux structures des récits de voyage traditionnels qu’une prolifération de ces figures.

Le Xinjiang des années 1930 : Ella Maillart et Peter Fleming

Il faut relire les récits de voyage d’Ella Maillart et de Peter Fleming. Ils ont traversé ensemble la Chine en 1935 pour aller voir « ce qui se passait » dans le Xinjiang, sur quoi couraient toutes sortes de rumeurs. Un Anglais et une Helvète, bel attelage pour traverser les déserts et essayer d’approcher les seigneurs de la guerre turcophones.

Les deux livres sont disponibles en français sous les titres de Courrier de Tartarie pour Peter Fleming, et d’Oasis interdite pour Ella Maillart.

Oasis interdites d’Ella Maillart

Ce que je voudrais mettre en lumière aujourd’hui, c’est le chapitre qu’ils consacrent tous deux à la situation géopolitique de la région. Prenons-en de la graine, nous qui prétendons écrire de la littérature du voyage. Qui fait encore l’effort de comprendre, de chercher, de mettre en ordre, de mettre en perspective ? Chacun à sa manière, ils rappellent l’histoire ancienne et la présence de la Chine dans cette région depuis plus de deux mille ans. Ils rappellent rapidement les invasions, les révoltes, les empires, les républiques auto-proclamées, les intérêts des grandes puissances entourant la région.

Cela me paraît à des années lumière de ce que nous lisons depuis, dans les récits de voyage et dans les reportages de journalistes. Aujourd’hui, la tendance est à la simplification pour raison humanitaire. On veut défendre les droits des Ouïghours, et on décrit une situation claire comme de l’eau de roche, comme sur le blog de Sylvie Lasserre, consacré à l’Asie centrale :

« Depuis 1949, date de l’occupation de leurs terres par la Chine communiste, les Ouïgours assistent impuissants à la colonisation han. »

 L’image est simple et fausse : autrefois les turcophones vivaient libres sur « leurs terres », et soudain, en 1949, la vermine communiste est venue envahir tout cela.

Tous les récits de voyage dans la région que j’ai lus vont dans ce sens. Ce n’est pas la dénonciation de la politique de Pékin qui me choque, mais l’alliance étrange qui y est déployée entre l’absence de toute description historique et le rejet pur et simple des Chinois, comme s’ils étaient définitivement des étrangers.

Ella Maillart et Peter Fleming, quand ils parlent de la Chine, ne voient pas d’horribles colons. Et quand ils appréhendent le Xinjiang, ils voient une terre stratégique qui attire l’attention des grandes puissances que sont la Chine, l’Angleterre, l’URSS et même le Japon. Ils voient aussi des chefs de guerre Ouïghours ou Hui, dont les armées et les révoltes sont aussi romanesques que dangereuses. On est loin des images d’Epinal.

Il faut relire Maillart et Fleming pour nous nettoyer l’esprit de l’atmosphère humanitaire et larmoyante qui envahit l’écriture du voyage et du reportage.

Cartes et écriture

Un récit de voyage, traditionnellement, cela commence avec une carte. Le lecteur ouvre le livre et la carte le fait déjà rêver.

Moi, je suis peut-être un mauvais exemple, mais vous me montrez une carte, et je plane. Au début d’un récit de voyage, la carte fonctionne un peu comme un deuxième sommaire. Une pré-table des matières.

Du point de vue poétique, c’est une image qui provoque une tension, une excitation muette en attente d’un texte qui devrait normalement faire vivre, faire respirer ce réseau de lignes. Le lecteur est pris dans un double mouvement contradictoire : il commence à imaginer les paysages, et il s’interdit de le faire. Il ne veut pas trop dévoiler le mystère que propose toute carte, même les cartes des lieux dont nous sommes familiers.

Généralement, sur la carte, figure une ligne repérable : c’est l’itinéraire de l’écrivain voyageur. Là encore, excitation, tension. Une pauvre ligne qui indique le trajet d’un voyageur, ou d’un convoi, dans un pays, un continent : comment ne pas y voir le symbole du fil de la vie d’un individu, mortel, dans l’immensité du monde ? Et se demander : pourquoi par là plutôt que par là ? Pourquoi cette ligne droite, alors qu’il aurait été si enrichissant d’aller en zig-zag ? Et nous voilà dans le roman, dans l’intrigue littéraire, dans les dernières pages de L’éducation sentimentale de Flaubert. Les deux amis qui font le bilan ; toi et ta vie en zig-zag, moi et ma ligne droite, nous avons péché par excès ou par manque de rectitude.

La carte des récit de voyage mérite donc qu’on en fasse des analyses. On en parle beaucoup trop peu, beaucoup trop peu. C’est bien simple, on en parle presque jamais! Demandez-vous, quand avez-vous parlé la dernière fois des cartes figurant dans les récits de voyage ?

En voici quelques unes pour réparer ce manque d’attention.

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Ella Maillart, Oasis interdites (Payot, 2002 (1937)). Carte officielle de la Chine des années trente, les noms y sont écrits en transcription phonétique de l’époque. Les lignes de l’itinéraire sont des traits identiques aux lignes des frontières. Tracer sa route, dit Derrida, c’est équivalent à l’acte d’écriture, c’est tracer une frontière. On y voit encore la Mandchourie, on voit la date, on pense à l’histoire, aux Japonais, aux nationalistes, aux communistes, aux seigneurs de la guerre, à l’immense merdier qui régnait en Chine à cet époque. Elle va traverser ce territoire avec Peter Fleming.

« Qu’on soit historien, écrit Nicolas Bouvier, philologue, mystique ou voleur de chevaux, cette lente traversée de la côte chinoise à l’Inde moghole est sans doute le plus beau trajet de pleine terre qu’on puisse faire sur cette planète. Prenez la mappemonde et trouvez-moi mieux! »

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Le grand trajet de Bouvier lui-même. Beaucoup moins de ligne, tout d’un coup. Peu de noms, beaucoup de blanc.

Une carte, d’ailleurs, qui n’est certainement pas de Bouvier lui-même. C’est un des problèmes intéressants de ce sujet d’études : certaines cartes sont conçues par l’écrivain, d’autres le sont par l’éditeur. Comme Bouvier n’a pas écrit un seul livre sur l’ensemble de cet itinéraire, mais trois, plus des émissions de radio, cette carte est une reprise a posteriori, une synthèse générale du grand voyage des années 1950 qui allait l’inspirer pour le restant de sa vie.

The End of French Travel Writers

J’envie les Anglais pour leur fameuse lignée de travel writers qui font de la littérature de voyage un genre aussi respecté que le roman, l’autobiographie ou la poésie. Nous avons, nous aussi, des écrivains voyageurs, mais pas de lignée aussi repérable et célèbre que Wilfred Thesiger, Jonathan Raban, Bruce Chatwin, Freya Stark, P. Leigh Fermor.

Quand le Nouvel Observateur interroge des témoins de notre monde dans ses pages « Débats », il choisit, pour l’Angleterre, l’écrivain voyageur Colin Thubron, en août 2008. C’est une tradition anglaise que personne ne conteste, mais pourquoi personne ne s’étonne qu’on n’en ait pas une aussi, nous ? Je m’en étonne car historiquement, la France et l’Angleterre connaissent les mêmes mouvements, les mêmes grands événements concernant les déplacements, les explorations, les découvertes et leurs relations.

Au temps des Lumières, mêmes voyages autour de la terre (Cook chez eux, La Pérouse chez nous), les mêmes voyages fictifs et philosophiques (Swift et Sterne chez eux, Montesquieu, Voltaire et Diderot chez nous).

Le cas Stendhal

Mêmes voyages romantiques, Byron, Shelley, Chateaubriand, Nerval. J’oublie le principal : Stendhal.

La différence est que, lorsque l’on pense à Byron, on pense à ses voyages, alors que lorsque l’on dit le nom de Stendhal, qui y pense ? Il a pourtant connu la célébrité avec ses Promenades dans Rome, et n’est devenu romancier que sur le tard. D’ailleurs, en général, ses récits de voyages lui ont valu plus de succès de son vivant que Le Rouge et le Noir et toute son œuvre de fiction réunie.

Quand on pense à Flaubert, on pense à l’ « ermite de Croisset » et on occulte ses voyages et récits (Bretagne et Normandie, Orient, Egypte). Il faut savoir que les Anglo-irlandais, quand ils connaissent Flaubert, c’est plutôt par rapport à ses voyages (ce qui est peut-être dû aux analyses d’Edward Saïd dans Orientalism, 1978) même si c’est pour lui reprocher son rapport colonialiste aux étrangers. N’y a-t-il pas ici un tropisme français qui veut voir l’écrivain en moine reclus, voyageant uniquement dans le langage ? N’aime-t-on pas, plus que tout, l’auteur génial qui s’enfonce dans la nuit et le silence et creuse l’immobilité pour gratter sa névrose solitaire ? Flaubert, Proust, Claudel, Michaux, Beckett, Gracq, Quignard, tous voyageurs mais tous bénéficiant d’une image d’écrivains monastiques. En France, la représentation qu’on se fait de l’écrivain n’enveloppe pas le voyage. C’est ainsi.

Nous avons des écrivains de qualité qui, s’ils étaient anglais, seraient vus comme travel writers, mais Georges Perec, Le Clézio, Jean Rolin, ne voudraient même pas qu’on les désigne ainsi.

Le cas Maillart/Flemming

Quelque chose d’autre s’est passé, dans l’histoire de nos deux pays, qui a fait s’éloigner nos traditions littéraires l’une de l’autre. Quelque chose a eu lieu, quelque part dans le XXe siècle.

Dans la première moitié du XXe siècle, on connaît encore une vraie proximité entre les voyageurs français et les voyageurs anglais. Pensez à Alexandra David-Néel, on la prend tellement pour une Anglaise qu’on prononce souvent son nom comme si c’était David-Neil, on dit « Dayved-Nil ». Or, elle est Française, et nullement isolée. La langue française a connu de nombreux livres aventuriers écrits par des femmes, dont les plus célèbres sont David-Néels et Ella Maillart.

Cette dernière est d’autant plus intéressante, du point de vue de ce billet, qu’elle a voyagé avec un grand reporter anglais, Peter Flemming, et que tous deux publièrent, l’un à part de l’autre, un récit du même voyage à travers la Chine des années trente.

La simultanéité d’ Oasis interdites d’Ella Maillart, et de Journal de Tartarie de Flemming est un événement considérable, car il signale une sorte d’union tranquille entre nos deux traditions et que, dans le même temps, c’en est la fin. La désunion sera totale.

La fin des voyages

Bientôt, l’édition française va tourner le dos au récit de voyage. Tandis que les Anglais continuent sur leur lancée, le plus grand récit de voyage français du siècle commencera ainsi : « Je hais les voyages et les explorateurs », et fera la prédiction de « la fin des voyages ». Dans sa fameuse dernière page, on lira : « – adieu sauvage, adieu voyage – » (Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, 1955). On entendra Beckett nous dire : « On ne voyage pas pour le plaisir. On est cons, mais pas à ce point. »

Les récits de voyage continuent d’être écrits en France, mais ils sont publiés dans des collections à part, ils sont rangés dans des rayonnages de librairie sans prestige. Ils sont collés avec les témoignages de braves gars ayant fait toutes sortes d’exploits, ils n’ont plus rien de littéraires, ils sont sectorisés pour toucher le public qui aime la mer, celui qui est fada de montagne, celui qui veut aller en Afrique.

Alors que les Anglais lisent des Travel Writers dans le « Times » et le « Guardian » toutes les semaines, les Français ont oublié qu’on pouvait passer sa vie à écrire et voyager.   Mais alors, que s’est-il donc passé ?  

Peut-on être randonneur et écrivain ? « Longue marche » de Bernard Ollivier

 

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Le livre de Bernard Ollivier se présente comme celui d’un marcheur, d’un voyageur solitaire qui n’est pas un écrivain. Après Nicolas Bouvier qui avait mentionné cette lacune (pour montrer que c’était en fait une qualité) chez Ella Maillart, cela interpelle le lecteur moyen. Cette fois, pour La longue marche de Bernard Ollivier, on dirait que l’éditeur – Phébus Libretto – en a fait un argument de marketing : ne vous inquiétez pas, ce livre n’est pas une affaire d’écrivain. Comme s’il fallait tourner le dos à la littérature pour vendre des bouquins.

En quatrième de couverture, Pierre Lepape, du Monde, écrit : « B. Ollivier est un voyageur, il ne se prend pas pour un écrivain. Le résultat est qu’il écrit souvent mieux que les écrivains patentés. » Tout est dans « ne se prend pas pour ». Il n’a pas de prétention, il a le coeur pur, sa langue est celle de la sincérité. Il n’y a pas d’effet de style, pas d’effet de manche…

Bien. Mais moi qui lis ce récit de voyage, je peux dire sans hésiter qu’Ollivier est un écrivain, ni plus ni moins qu’un autre. Que pour atteindre cette sobriété, cette simplicité, il faut avoir une solide pratique de l’écriture derrière soi. Sa façon de raconter son arrivée dans le village de Pakhtakor, à l’est de Samarcande, est le fait d’un auteur expérimenté, au sens où il a acquis des techniques de narration et d’expression pour que le lecteur ressente la fatigue du voyageur, la faiblesse qui l’empêche de refuser les invitations répétitives, le besoin de sommeil qui tourne à la torture. Avec des raccourcis qui font que le récit ne quitte jamais un ton plaisant, presque comique.

C’est donc du marketing, et je ne sais si on doit s’en inquiéter : il est plus vendeur de dire que l’écrivain voyageur n’est que voyageur. Que l’écriture n’est qu’un détail pour raconter, mais surtout pas un obstacle entre le lecteur et le paysage. Par là, on définit en creux une image de l’écrivain comme celui qui fait enfler le langage, qui l’encombre, qui fait des phrases. Le voyageur « non écrivain » utiliserait la langue de manière transparente, invisible. Cela est impossible naturellement, tous ceux qui ont essayé d’écrire un carnet de route, un blog ou une histoire quelconque le diront.